Vue d'ensemble

Selon nos calculs, Rigaud aurait eu 1 324 modèles différents sur l'ensemble de sa carrière. Ce chiffre ne tient pas compte de la clientèle lyonnaise antérieure à l'année 1681, dans la mesure où nous ne disposons pour l'instant d'aucune information à son sujet. L'autre incertitude porte sur le nombre de tableaux offerts par l'artiste à des membres de sa famille, à des amis ou à des protecteurs, que ses registres passent en règle générale sous silence. A ces 1 324 modèles correspondent au moins 1 358 portraits originaux, puisque certains commanditaires posèrent à deux (Bossuet, Bignon, Sparre, Chauvelin, Fléchier, Fleury, Pâris, Liechtenstein, etc.), voire à trois reprises (Gueidan, Breteuil, etc.).

 

Hyacinthe Rigaud
Jean-François-De-Paule De Créquy De Bonne
duc de Lesdiguières (1687)
Paris, Musée du Louvre


Hyacinthe Rigaud
Jacques Bénigne Bossuet
évêque de Meaux (1698)
Florence, musée des Offices

Hyacinthe Rigaud
Jacques Bénigne Bossuet, évêque de Meaux
en habit gris d'hiver (1701-1705)
Paris, musée du Louvre

En appliquant une moyenne basse de deux répliques par original, on peut estimer le nombre total de toiles produites de 1681 à 1743 à environ 4 000.

REPARTITION PAR ETAT DES CLIENTS FRANÇAIS MASCULINS DE HYACINTHE RIGAUD
D'APRES SES LIVRES DE COMPTES

La clientèle masculine arrive largement en tête : les livres de comptes fournissent une proportion d'un portrait de femme (254 modèles, soit 19,18 %) pour cinq portraits d'hommes (1 070 modèles, soit 80,82 %), alors que dans le même temps, Nicolas de Largillierre peint un nombre équivalent de portraits des deux sexes. Hommes et femmes posent en moyenne entre 40 et 48 ans, dans la force de l'âge, une fois leur position bien assise dans la société. Les portraits d'enfants (le duc de Lesdiguières, Mlle Léonard, Mlle Le Juge, le duc de Chevreuse) ou de vieillards (la duchesse de Nemours) sont l'exception. On se fait représenter le plus souvent seul, quitte, lorsqu'on est un couple, à commander deux toiles en pendant. Les portraits de famille à plusieurs figures sont rares - moins d'une douzaine - et se concentrent sur les vingt premières années, entre 1684 et 1699.

LES AGES AU MOMENT DU PORTRAIT D'APRES LES LIVRES DE COMPTES

par périodeéchantillonâge moyen
1681-168938 âges connus46,36
1690-169372 âges connus41,19
1694-169766 âges connus40,78
1698-170180 âges connus43,57
1701-1709132 âges connus48,23
1710-172079 âges connus45,37
1721-174382 âges connus47,91


Pertinence de l'échantillon
Sur la période 1681-1689 : 22 %
Sur la période 1690-1709 : 40 %
Sur la période 1710-1743 : 46 %

Les raisons qui poussent un client à franchir le seuil de l'atelier peuvent être d'ordre intime : célébrer une union (Cardin Le Bret et ses trois épouses successives, Marie Thérèse de Lubert, Marguerite Charlotte Geneviève Le Ferron et Marguerite Henriette de La Briffe), combler le vide d'une séparation (M. de Monginot tenant le médaillon de sa fiancée défunte), entretenir le souvenir malgré l'éloignement (Bonne de Barillon demandant un buste de sa fille, avant que celle-ci ne la quitte pour rejoindre son mari à Aix-en-Provence).

Le portrait sert aussi à marquer l'accession à une dignité (maréchal, cardinal, etc.), à un ordre (Saint-Esprit, Saint-Louis, Saint-Michel) ou à une fonction prestigieuse (secrétaire d'Etat, intendant, président de cour souveraine, archevêque, etc.) ; il consacre les victoires militaires (le Grand Dauphin, le duc de Bourgogne, etc.) et les ambassades (les Brignole-Sale, les comte Harrach et Kaunitz, etc.) ; il donne plus communément un visage à la réussite de certains (les Pâris, les Rousseau, les Mazade, Samuel Bernard, etc.) et à la gloire des plus illustres (La Fontaine, Bossuet, Boileau, Fontenelle, etc.) ; il peut enfin être l'hommage d'un obligé envers un puissant (M. Foucault priant la Palatine de bien vouloir poser, le baron de Sparre faisant reproduire les traits de son souverain Charles XII de Suède, etc.).

En dépit de leurs insuffisances, oublis, déformations phonétiques de certains noms, nombreuses homonymies, les livres de comptes permettent de nuancer l'opposition désormais traditionnelle depuis Dezallier d'Argenville entre Rigaud et Largillierre : le premier n'eut pas plus l'exclusivité des Grands et de Versailles que le second n'eut celle de la bourgeoisie et de la Ville. Tout au plus exista-t-il des dominantes dans la clientèle de chacun : la famille royale avait une préférence pour Rigaud, tandis que les femmes et les échevins de Paris fréquentaient davantage Largillierre. Mais cela n'empêcha pas notre artiste d'avoir les faveurs de la capitale, à travers parlementaires et affairistes, maltôtiers et banquiers des faubourgs Saint-Germain et Saint-Honoré. Ainsi partagea-t-il avec Largillierre la même clientèle, issue des mêmes groupes sociaux : princes français (le duc de Berry pour Largillierre, son frère le duc d'Anjou pour Rigaud) ou étrangers (l'électeur saxon Frédéric-Auguste II pour les deux), prélats, ministres (les comtes de Dehn et de Sinzendorff pour les deux), nobles d'épée ou de robe (Maximilien Titon pour Rigaud, sa femme pour Largillierre), de cour ou de province (Gaspard de Gueidan pour Rigaud, Mme de Gueidan pour Largillierre), financiers (Isaac Thélusson pour Rigaud, sa femme pour Largillierre, Pierre Vincent Bertin pour les deux), artistes (Nicolas Coustou pour les deux) enfin. L'idée, trop souvent répandue, selon laquelle un modèle choisirait un portraitiste en fonction de sa propre appartenance à un milieu socio-professionnel doit être abandonnée.

Entraient en revanche en ligne de compte des considérations telles que la renommée d'un artiste - Louis XIV lui-même y fut très sensible, autant si ce n'est plus que ses courtisans -, les tarifs qu'il pratiquait - Rigaud était réputé plus cher que Largillierre -, la proximité du domicile - de nombreux clients des livres de comptes habitaient comme leur peintre aux abords de la place des Victoires, puis de la place Vendôme -, la fidélité à un exemple familial antérieur. Dans ce dernier cas, on peut dire de Rigaud qu'il fut le portraitiste attitré de certaines familles (les Colbert, les Dodun-Gayardon, les Germain-Lallemant, les Hénault-Surirey, Les Langlois-Lemercier, les Lebret-La Briffe-Bossuet, les Desvieux, les Molé, les d'Argenson, les Noailles, les Phélyppeaux-La Feuillade, les Thiroux, les Villeroy), comme il y eut des notaires ou des médecins de famille. Chez les Béthune-Charost, le premier à commander son portrait fut Hippolyte, évêque de Verdun (1693), suivi deux ans après par son cousin germain Armand Ier et le fils de celui-ci, Armand II, duc de Charost. Puis vinrent le petit-fils d'Armand Ier, Paul François, marquis d'Ancenis (1711), sa femme Julie d'Entraigues (1714) et ses beaux-parents, Pierre Gorge et Julie d'Etampes (1711). Ailleurs, chez les Boucher, six membres d'une même famille posèrent en l'espace d'à peine trois ans : Paul Louis (1736), marchand drapier de la paroisse Saint-Eustache, son fils Etienne Paul (1738), ses filles Marie-Catherine (1737) et N... (1737) ainsi que leurs époux, René François Grimaudet (1737) et Antoine Rousseau (1737).

Enfin, il arrivait que le bouche à oreille se transformât en recommandation plus explicite.


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