Chapitre 5 - Les nones de Décembre
I
Le 5 décembre, ou, comme disaient les Romains, le
jour des nones de décembre de l'année 691, a
été une des plus grandes journées
parlementaires de Rome. La question qu'on allait
débattre ce jour-là devant le Sénat, le
droit de punir, est peut-être la plus grave que puisse
agiter une assemblée délibérante. Ce fut
aussi une journée révolutionnaire ; elle
rappelle certaines séances de notre Convention
nationale, celles où les sections en armes, et venant
demander quelques têtes, remplissaient la place du
Carrousel, où les cris de la foule
pénétraient jusque dans la salle
enflammée par les déclamations des orateurs et
venaient épouvanter les députés sur
leurs bancs. On va voir se produire à Rome quelque
chose de ces scènes violentes.
L'animation était grande depuis qu'on avait
découvert la conjuration ; mais elle dut redoubler
quand on sut qu'on allait décider du sort des
conjurés. De tous les quartiers de la ville on se
rendit au Forum, qui était le centre de la vie
politique. Cicéron affirme que cette foule
était favorable au Sénat et prête
à le défendre, et sur ce point Salluste est
d'accord avec lui (1) ; il prétend
que depuis deux jours il s'était produit un revirement
complet dans l'opinion publique, et tous les deux
l'attribuent à la même cause. Une
révolution n'était pas pour effrayer la
populace de Rome tant qu'elle put croire qu'elle n'avait rien
à y perdre, et même qu'elle pouvait y gagner.
Elle prit peur lorsqu'elle sut qu'au pillage on se proposait
de joindre l'incendie. Le pillage menace surtout les palais
des grands seigneurs, mais l'incendie atteint aussi la maison
du pauvre, et il tient d'autant plus à sa maison
qu'elle contient toute sa fortune. «Tout ce petit monde
des artisans, dit Cicéron, est par sa situation
même ami de la tranquillité. La paix alimente
leur industrie. Ils ont besoin pour vivre qu'il leur vienne
des acheteurs en grand nombre. Si leurs profits diminuent les
jours d'émeute, quand ils sont forcés de fermer
leurs boutiques, que sera-ce lorsqu'elles seront
brûlées (2) ?» Voilà
pourquoi il pense que la classe des affranchis, aux mains
desquels se trouve le commerce de détail, est
entièrement dévouée au gouvernement et
que même il n'y a pas un esclave, pour peu que sa
condition soit tolérable, qui ne fasse des voeux pour
son succès. Il faut bien croire pourtant que si les
partisans du Sénat étaient les plus nombreux,
il se trouvait aussi, dans la foule, des gens d'une opinion
contraire ; quelques-uns, qui peut-être le
dissimulaient, étaient préoccupés du
sort des prisonniers ; d'autres, plus ouvertement,
s'intéressaient à César et craignaient
qu'il ne courût quelque danger, si bien que, dans un
moment d'émotion, il fut obligé de se faire
voir pour les rassurer.
Cicéron, quoi qu'il
dise, ne l'ignore pas. Il sait que le parti vaincu s'agite et
craint qu'il ne tente un coup de main. Ce qui le prouve, ce
sont les précautions qu'il prend pour lui
résister. D'abord il a convoqué le Sénat
dans le temple de la Concorde, et ce temple, comme celui de
Jupiter Stator, où se tint la séance du 7
novembre, est dans une situation excellente qui le met
à l'abri d'une surprise. On peut être
étonné que le Sénat se soit si souvent
assemblé ailleurs que dans la curie, qui lui
était spécialement affectée ; mais c'est
précisément qu'on avait l'habitude d'accommoder
aux circonstances le lieu où il devait se
réunir. Les préparatifs étaient
bientôt faits, et l'on pouvait sans inconvénient
se décider à la dernière heure. Comme
chacun parlait de sa place, il n'y avait pas de tribune
à installer. Il suffisait qu'on disposât d'une
salle spacieuse et vide, ce qui arrivait dans presque tous
les édifices sacrés. Quand on avait
placé au fond la chaise curule du président,
préparé des sièges, des deux
côtés, avec un passage au milieu, l'installation
était terminée. Le temple de la Concorde avait
cet avantage d'être adossé au rocher, en sorte
qu'il ne pouvait pas être pris par les
derrières. Pour en défendre les abords des
autres côtés, Cicéron disposait des
chevaliers romains, ses auxiliaires dévoués,
des fonctionnaires du trésor (tribuni aerarii),
des commis aux écritures (scribae), qui
formaient un ordre (nous dirions aujourd'hui un syndicat) que
Cicéron appelle «un ordre honorable». Ces
employés inférieurs, probablement en relations
d'affaires avec les chevaliers, et situés, comme eux,
entre le peuple et l'aristocratie, subissaient aussi
l'influence du consul et s'étaient rangés dans
son parti. Ils furent placés dans cet endroit de la
Voie Sacrée qu'on appelait la montée du
Capitule (clivus capitolinus). C'était une
rampe escarpée, qui commandait le Forum, une sorte de
position stratégique qu'il était difficile de
forcer (3). Il
n'est pas douteux qu'on n'ait su gré ce jour-là
au consul de tout cet appareil de guerre qui maintint la paix
publique. On le lui reprocha plus tard, et, vingt ans
après, dans les Philippiques, il était
encore obligé de s'en défendre. Les jeunes
chevaliers, animés par la lutte, ne durent pas
s'abstenir de provocations et de menaces : on vient de voir
comment ils traitèrent César à sa sortie
de la séance. Il est naturel que des conflits se
soient souvent élevés entre ces groupes
d'opinions contraires. Le bruit en arrivait jusqu'au
Sénat, dont la porte devait toujours rester ouverte.
Quoique les sénateurs les plus peureux ne se fussent
pas hasardés à venir, il restait pourtant
«dans cette assemblée de rois» beaucoup de
vieillards timides, et, à un moment, la frayeur y fut
si forte que le consul, qui parlait, interrompit son discours
pour démontrer qu'on n'avait rien à craindre.
Ajoutons que, de temps en temps, on recevait des nouvelles
alarmantes des divers quartiers de la ville. On racontait que
des tentatives étaient faites pour délivrer les
prisonniers, et il fallut que le consul donnât l'ordre
de renforcer les postes dans les maisons où ils
étaient détenus. C'est au milieu de ces
agitations extérieures que se tint la séance du
5 décembre ; elle ne fut pas moins animée
à l'intérieur. Nous avons cette chance de
savoir exactement tout ce qui s'y passa. Cicéron ne se
trompait pas quand il disait «que le souvenir s'en
conserverait toujours dans la mémoire et dans les
discours des hommes» (4). Les historiens nous
en ont raconté tous les détails, et il n'y en a
pas d'autre qui nous soit aussi parfaitement connue. Si nous
voulons nous donner le spectacle d'une séance du
Sénat romain, nous n'avons qu'à relire le
récit qu'ils nous en ont laissé.
II
Mais, auparavant, quelques explications ne seront pas
inutiles. Nous ne pouvons bien comprendre les incidents de
cette journée mémorable qu'à la
condition de ne pas oublier quel était le rôle
particulier du Sénat, la place qu'il tenait dans la
constitution et la manière dont les débats y
étaient conduits. Quelques mots suffiront pour le
rappeler. Seulement, il faut consentir d'abord à
remonter un peu haut dans l'histoire.
On ne se rend compte du caractère véritable des
institutions romaines qu'en les prenant à leur origine
; elles en ont toujours gardé la marque malgré
les modifications qu'elles ont reçues, et c'est ce qui
nous frappe d'abord chez elles. Nous avons peine à
nous figurer, nous qui avons tant de fois changé de
régime en un siècle, que, pour le fond et
l'essentiel, la constitution des Romains se soit
conservée sans trop de dommage pendant six ou sept
cents ans. Mais ce qui nous cause encore plus de surprise,
c'est que dès cette époque lointaine
d'où elle date, et que l'on appelle «le temps
des Rois», il y ait eu des sages, capables de faire des
lois si durables, de résoudre des problèmes
qui, chez nous, n'ont pas encore trouvé de solution,
d'accorder des intérêts contraires, de concilier
la souveraineté de l'état avec le respect des
droits de l'individu, de maintenir l'autorité de la
tradition sans rendre le progrès impossible. Ce
n'étaient assurément pas des barbares, des gens
nés du tronc d'un chêne, comme Virgile nous les
représente, des bandits enfermés dans leur
burg, et guettant du haut des murailles les passants pour les
détrousser, comme les imagine Niebuhr. Où donc
ont-ils pu prendre cette connaissance, ou, si l'on veut,
cette divination des principes les plus délicats de la
politique ? Puisque ce n'était pas dans les
écoles ou dans les livres, il faut bien croire qu'ils
la tenaient d'une longue expérience. Cette race
sensée, sérieuse, opiniâtre, devait avoir
derrière elle tout un passé de
révolutions dont elle avait profité. Il ne faut
donc pas croire que Rome ait commencé le jour
où les Sabins du Quirinal et les Latins descendus du
Palatin se rencontrèrent et s'unirent dans cette
plaine marécageuse qui devint le Forum. Il a dû
y avoir sur le même sol des villes antérieures
dont la dernière a effacé le souvenir. Elles
n'ont pas cependant tout à fait disparu, puisque, dans
des fouilles récentes, M. Roni en a retrouvé
quelques débris. Il n'en reste guère que des
pierres noircies et quelques lettres qu'on a peine à
déchiffrer ; et pourtant, ce sont des ruines
respectables, car c'est là que la race romaine s'est
lentement formée, c'est là qu'elle a dû
faire l'apprentissage de l'art difficile d'accommoder
ensemble l'ordre et la liberté. L'institution du
Sénat remonte à cette antiquité
lointaine; il avait été créé pour
être le conseil du Roi. A Rome, il est de règle
que celui qui possède l'autorité souveraine, le
Roi dans l'Etat, le père dans la famille, la
possède entière ; mais ce pouvoir, absolu dans
son essence, est limité par l'usage. Le chef de
l'état, s'il ne le partage avec personne, ne doit pas
l'exercer à sa fantaisie. Il faut qu'avant d'agir il
prenne l'avis des anciens (Patres), qui peuvent
l'éclairer. Ce principe posé, tout en
découle; le conseil des anciens (Senatus) n'a
d'autre mission que de répondre au chef de
l'état qui le consulte; il ne possède donc
aucune initiative par lui-même. Il se réunit
quand on le convoque, il parle quand on l'interroge; il ne
fait pas des lois, comme l'assemblée du peuple dans
ses comices, il donne des avis (senatusconsulta), et
ces avis n'imposent pas une rigoureuse obéissance; ils
ont seulement l'importance que leur donnent l'âge et la
situation de ceux à qui on les a demandés
(auctoritas) ; mais cette importance est très
grande et grandira de plus en plus, car le chef de
l'état n'est pas tout à fait libre de les
choisir comme il lui plaît. Il est tenu de prendre
d'abord ceux que le peuple a nommés à quelque
magistrature, en sorte que l'élection populaire en est
la première origine. Quand il les a réunis pour
les consulter, il demande successivement l'opinion de chacun
d'eux, mais il ne le fait pas au hasard ; il suit l'ordre
dans lequel ils sont rangés sur la liste qui contient
tous leurs noms, et cet ordre est celui des fonctions qu'ils
ont occupées. Comme chacun parle à son tour,
quand on lui a demandé de parler, et qu'il ne parle
qu'une fois, les discussions où l'on s'attaque et l'on
se répond ne sont pas possibles. Le Sénat
romain est donc uniquement, au moins dans son principe, une
assemblée consultative, et ne ressemble en rien
à celles qui, de nos jours, en France et en
Amérique, portent le même nom.
Avec le temps, des
modifications importantes furent introduites dans la vieille
institution. Le président de l'assemblée, au
début de la séance, quand les circonstances
étaient graves, se permit d'exposer la situation, ou
d'interpeller directement un des membres du Sénat,
comme le fit Cicéron le 7 novembre, ou même
d'indiquer par avance son sentiment, pour influencer celui
des autres, comme il allait le faire le 5 décembre. On
admit aussi que celui qui présidait pourrait user plus
fréquemment du droit de prendre la parole quand il le
voulait, ce qui introduisait plus d'imprévu et plus de
vie dans les délibérations. En même
temps, les membres de l'assemblée trouvèrent un
moyen détourné de sortir du rôle passif
où on les avait enfermés. Ils conquirent en
quelque façon ce que nous appelons l'initiative
parlementaire. Seulement, ils ne l'exerçaient pas
franchement, comme on fait de nos jours ; ils n'adressaient
pas une demande au président pour introduire une
question nouvelle. Quand leur tour de parler était
venu, ils pouvaient ne pas s'en tenir à l'ordre du
jour (egredi relationem), et traiter un sujet
différent. Comme ils parlaient aussi longuement qu'ils
le voulaient et que personne n'avait le droit de les
interrompre (5),
ils pouvaient développer leur opinion à leur
aise. Mais, le plus souvent, ce n'était qu'une
manifestation isolée qui n'avait pas de suite, et
l'ordre du jour était repris, après cet
incident de séance. Ce qui fut plus grave, c'est qu'on
permit aux orateurs, en certaines circonstances, lorsqu'il
leur semblait que leur opinion n'avait pas été
bien comprise, ou qu'on l'altérait en la
réfutant, de reprendre la parole pour l'expliquer.
Cette concession en amena d'autres ; comme il était
difficile de refuser à celui qu'on venait de combattre
le droit de répondre, il arriva que l'ancienne
manière de délibérer,
régulière et calme, où chacun ne parlait
qu'à son tour et une seule fois, devint par moments
une discussion véritable, où l'on se
répondait l'un à l'autre. C'est ainsi que
l'altercatio, qui triomphait devant les tribunaux
judiciaires, pendant les interrogatoires des témoins,
pénétra dans le Sénat. Mais ce
n'étaient que des exceptions, et, malgré tout,
le caractère primitif de l'institution persista
jusqu'à la fin. A la façon dont tout s'y
passait ordinairement, on pouvait croire qu'il était
encore le Sénat de la royauté et des premiers
temps de la république. Ce qui complétait
l'illusion, c'est que même les vieilles formules s'y
étaient religieusement conservées. Après
les prières adressées aux dieux de la patrie
par lesquelles s'ouvrent à Rome toutes les
réunions politiques, quand le président a
indiqué brièvement l'ordre du jour, il demande
successivement dans le même ordre, et dans les
mêmes termes, à chacun des sénateurs de
dire son opinion : die, quid censes ? Lorsque la liste
de ceux qui ont le droit de parler est épuisée,
on procède au vole. Le président l'annonce en
disant : « Que ceux qui sont de cette opinion passent
de ce côté ; que ceux qui sont d'une opinion
différente passent de l'autre : qui hoc censetis
illic transite ; qui alia omnia, in hanc partent»,
et en même temps il doit montrer l'endroit avec la main
(6). Le vote fini,
il en proclame le résultat en ces termes : haec
pars major videtur, puis il leur dit pour les
congédier : nihil vos teneo, Quirites, et la
séance est levée.
Après ces explications très sommaires, il nous
sera, je crois, plus facile de comprendre ce que les
historiens nous racontent de la séance du 5
décembre.
III
Au début, le consul, selon l'usage, fit
connaître l'ordre du jour.
Il aurait pu n'y être
question que de la peine à infliger aux
conjurés. Le Sénat, l'avant-veille, en les
retenant en prison, en obligeant Lenlulus d'abdiquer la
préture, en votant des remerciements et des
félicitations à ceux qui venaient de les
arrêter, avait suffisamment montré qu'il les
trouvait coupables ; il semble qu'il n'y avait pas à y
revenir. Cependant Cicéron voulut que la question
fût posée tout entière afin qu'il ne
restât aucune obscurité dans une affaire aussi
grave. Il nous a conservé le texte de son ordre du
jour. Il y demandait à l'assemblée de se
prononcer à la fois sur le crime et sur le
châtiment : de facto quid judicetis et de poena quid
censeatis. Il ajouta, pour bien préciser la
situation, quelques paroles dans lesquelles il laissait voir
ce qu'il y avait à faire. Il est très probable
que ce sont à peu près celles dont nous
retrouvons le sens, sinon les mots eux-mêmes, dans la
quatrième Catilinaire, et qu'il est important de
reproduire. «Avant de prendre vos suffrages, disait-il,
je veux vous parler comme doit le faire un consul. Je
m'étais bien aperçu depuis longtemps des
passions furieuses qui s'agitaient au coeur de la
république ; je pressentais les troubles et les
malheurs qui la menaçaient; mais qu'il pût
naître parmi les citoyens une conjuration si vaste, si
effroyable, je ne l'aurais jamais imaginé. Maintenant
que tout est découvert, quels que soient vos
sentiments, quelque parti que vous deviez prendre, il faut
vous prononcer avant la nuit. Vous voyez la gravité du
crime qu'on vous dénonce ; si vous pensez n'avoir
devant vous que peu de coupables, vous vous trompez. Le mal
est plus étendu qu'on ne croit. Non seulement il a
envahi toute l'Italie, mais il a passé les Alpes et se
glisse dans les provinces. N'espérez pas
l'étouffer en le ménageant. Quel que soit le
remède qu'on y apporte, il ne réussira que s'il
est appliqué sans retard» (7). Ces paroles dites, il
demanda l'opinion de Decimus Silanus, qui, en sa
qualité de consul désigné, devait opiner
le premier. Silanus, après quelques mots pour
flétrir la grandeur du crime et rappeler l'exemple des
aïeux, conclut que les inculpés devaient
être punis «du dernier supplice».
évidemment c'est de la mort qu'il voulait parler, et
tout le monde l'entendit ainsi ; mais il ne dut pas prononcer
ce mot, qui causait une certaine répugnance aux gens
superstitieux (8),
ce qui lui permit plus tard, comme on le verra, de se
rétracter. Ceux qui volèrent après lui
furent tous de son opinion, jusqu'à César, qui
prit la parole à son rang comme préteur
désigné.
La situation de César était fort
délicate. On le soupçonnait d'être du
complot et il en avait été formellement
accusé la veille. Il n'ignorait pas qu'il avait
beaucoup d'ennemis qui ne cherchaient qu'une occasion de le
perdre. Un autre n'aurait pas couru le risque de ranimer des
soupçons dont il avait eu tant de peine à se
défendre. Il aurait fait comme Crassus, qui resta chez
lui pour ne pas se compromettre, ou, au moins, il aurait
voté en silence, sans attirer l'attention. Mais il
n'était pas de ceux qui se dérobent au moment
du danger. Il savait que le parti populaire avait les yeux
sur lui ; il voulait lui donner l'exemple du courage et
n'hésita pas à combattre, quoi qu'il pût
arriver, l'opinion de Silanus.
Salluste nous donne son discours, et c'est un des plus beaux
que nous ayons conservés de l'antiquité. Mais
peut-on croire que ce soit vraiment le discours de
César, celui que Cicéron avait fait recueillir
par ses sténographes et qui était transcrit
dans les procès-verbaux du Sénat ?
Mérimée l'a soutenu après beaucoup
d'autres, sans que les raisons qu'il a données aient
convaincu les lettrés et les savants ; l'opinion
générale continue à croire que Salluste
a fait ici ce qu'il faisait partout, ce que faisaient sans
aucun scrupule tous les historiens anciens. Sans doute il
avait sous les yeux le discours véritable et nous
pouvons affirmer qu'il s'en est servi pour composer le sien,
puisque nous y retrouvons ce que Cicéron rapporte de
l'original. Il en a conserve les principales idées,
mais la disposition et le style lui appartiennent ; il l'a
refait à sa manière, comme il refaisait tous
les autres, et je ne crois pas qu'il lui fût possible
d'agir autrement. Souvenons-nous que le livre de Salluste est
avant tout une oeuvre de littérateur, destinée
aux délicats : auraient-ils souffert un mélange
de tons qui pouvait nuire à l'unité de
l'ouvrage ? Passe pour une lettre de quelques lignes, qu'on
reproduit exactement comme une curiosité ; mais le
discours d'un personnage célèbre, dans une
circonstance importante, c'est autre chose. Les
lettrés l'attendent au passage et s'apprêtent
à juger le talent de l'auteur sur la manière
dont il exécutera son travail. Soyons sûrs qu'un
homme d'esprit comme Salluste, et qui tenait à sa
renommée, n'aura pas laissé échapper
cette occasion de montrer ce qu'il savait faire.
Salluste avait
approché César, et, comme il le connaissait
bien, il pouvait le faire bien parler. Le discours qu'il lui
prête est peut-être ce qui a le plus servi
à fixer pour nous sa figure. On y trouve de grandes
pensées exprimées simplement, des vues
nouvelles et profondes, et point de pédantisme
politique, de la finesse sans aucun étalage d'esprit.
Celui qui parle est à la fois un homme d'état
et un homme du monde. Il connaît parfaitement les gens
qui l'écoutent, et sait le moyen de les prendre; mais
son adresse n'a pas le caractère de ces petites
habiletés de rhéteur qui aiment à se
faire voir et dont on tire vanité. Au contraire, elle
se dissimule pour être accueillie sans méfiance.
Il profite à merveille de la situation qui le fait,
cette fois, le défenseur des vieilles lois et des
anciennes traditions. Contre ses adversaires, qui sont les
partisans obstinés du passé, il invoque les
exemples des aïeux, et les désarme ainsi par
avance de leurs arguments ordinaires. Est-ce bien lui, est-ce
Caton qui dit : «Certainement la vertu et la sagesse
étaient plus grandes chez nos pères, qui avec
de si faibles ressources ont créé un si grand
empire, que chez nous qui avons tant de peine à
conserver ce bel héritage» ? Le début de
son discours est surtout d'une adresse remarquable. Il
n'ignore pas qu'il parle à des gens passionnés,
furieux, qui ne sont plus maîtres d'eux-mêmes. Il
se garde bien de les exciter encore davantage en les
contredisant ouvertement. Il commence par des paroles graves
et calmes, pour les ramener à la raison. Il semble que
ces anecdotes historiques longuement rappelées, ces
vérités générales, qui sont
presque des banalités, sur la nécessité
pour ceux qui gouvernent les états de se
posséder, de se contenir, de ne pas céder
à leurs emportements, conviennent aussi peu que
possible à un auditoire aussi enflammé ; mais
il compte qu'elles produiront le résultat qu'il
souhaite par l'opposition même et le contraste. On voit
bien qu'il veut refroidir ses auditeurs ; et il n'entame son
discours véritable que quand il croit les avoir mis en
état de l'écouter (9).
Il n'y a guère de
doute que Salluste n'ait conservé les arguments dont
César s'était servi ; ils avaient produit tant
d'effet, ils étaient si connus, qu'on n'y pouvait rien
changer. César avait résolu ce problème
d'être indulgent aux conjurés en paraissant
sévère. Il se garde bien de justifier leur
crime. Au contraire, il part de cette idée qu'aucun
supplice n'est assez cruel pour eux, et s'il contredit
Silanus, qui les condamne à mourir, c'est qu'il veut
aller plus loin que lui. «La mort, dit-il, n'est pas un
châtiment ; c'est le repos après les peines de
la vie, le terme de nos travaux et de nos misères. Au
delà, il n'y a plus ni souci, ni joie». Il nous
semble un peu étrange d'entendre un grand pontife, le
chef de la religion romaine, nier si résolument
l'autre vie ; mais alors on n'en parut pas fort surpris, et
tout ce que Cicéron, qui était augure, trouve
à lui répondre, c'est qu'il est peut-être
dangereux de renoncer aux enfers et au Tartare «que les
anciens ont imaginés pour faire peur aux
méchants» (10). Puisque la mort, au
lieu d'être le plus rigoureux des supplices, est
souvent une délivrance, César propose de
condamner les coupables à la détention
perpétuelle. N'oublions pas que la prison faisait
horreur aux Romains, et que l'adoucissement des moeurs
publiques a consisté chez eux à la remplacer
par l'exil. Ils seront donc rigoureusement
emprisonnés, non pas à Rome, où ils
pourraient être dangereux, mais dans les municipes
importants, qui seront tenus, sous les peines les plus
sévères, de ne pas les laisser
s'échapper. De plus, leurs biens seront
confisqués, et pour qu'on soit sûr qu'ils ne
seront pas remis en liberté, on défendra de
faire jamais aucune proposition au Sénat ou au peuple
de réviser leur procès. «Quiconque
contreviendra à cette défense sera
déclaré ennemi de l'état et du repos
public».
César
n'était pas assez naïf pour croire que toutes ces
précautions serviraient à quelque chose. Il
n'espérait pas non plus convaincre le Sénat de
leur efficacité. Tout le monde était certain
que cette détention à laquelle on allait les
condamner pour toujours ne durerait guère. On savait
bien que, s'ils n'arrivaient pas à se sauver
dès les premiers jours pour aller rejoindre Catilina,
il se trouverait au bout de peu de temps quelque agitateur
populaire qui, malgré toutes les défenses,
obtiendrait qu'on les remît en liberté, et
qu'ils reviendraient tranquillement à Rome reprendre
leurs anciennes pratiques. Mais César avait un moyen
infaillible d'amener à son opinion ceux que n'auraient
pas convaincus ses arguments ; c'était de leur faire
peur. Aussi cherche-t-il à les effrayer sur les suites
de la résolution qu'ils vont prendre. Lentulus et ses
complices, leur dit-il, sont certainement de grands
coupables. Mais les hommes sont ainsi faits que la
dernière impression est chez eux la seule qui reste.
On oubliera leurs crimes pour ne se souvenir que de leur
supplice, et, pour peu qu'il paraisse avoir
dépassé la mesure, on voudra le venger.
«On se trouve toujours mal à sortir de la
légalité. Il est dangereux qu'on prenne
l'habitude des mesures d'exception. Elles paraissent
légitimes lorsqu'on les applique aux criminels, mais,
quand les circonstances changent, elles finissent par
atteindre les innocents. Ceux qui en ont usé les
premiers en deviennent souvent victimes, et il est d'autant
plus facile de les frapper qu'on n'a qu'à se servir du
précédent qu'ils ont créé
eux-mêmes». Tous ces raisonnements, qui sont fort
justes, César les appuie sur des exemples tirés
de l'histoire, et il n'a pas à chercher bien loin pour
les trouver. Vingt ans à peine séparent
l'époque où il parle de la dictature de Sylla.
Tous ceux qui l'écoutent ont vu ces temps affreux; et
aucun ne les a oubliés. Cicéron dit bien
«qu'on en a gardé une telle horreur que
personne, pas même les bêtes, n'en pourrait
souffrir le retour» (11). Mais c'est
l'éternelle illusion des honnêtes gens, avec
leur optimisme tenace, de croire à chaque fois que ces
crises violentes sont finies pour jamais et pourtant de
craindre toujours qu'elles reviennent. César le savait
bien, et voilà pourquoi froidement, sans phrases, avec
des faits, il rappelle ces souvenirs effrayants, il les
raconte avec complaisance, il les montre à l'horizon
comme une menace, et l'on comprend bien que cette annonce de
proscriptions nouvelles, devant des gens qui les redoutent,
sans le dire, et dont plusieurs devaient en être les
victimes, ait fait courir un frisson dans toute
l'assemblée.
Nous aurions peine
à nous figurer, si on ne nous l'avait pas dit, l'effet
que produisit le discours de César. Tout le parti, qui
jusque-là votait avec un si bel ensemble, en fut
déconcerté. On eut tout d'un coup le sentiment
de responsabilités qu'on ne paraissait pas
soupçonner, et même il sembla que le
péril lointain que dénonçait
César s'était subitement rapproché et
qu'il allait éclater. Les amis, les parents du consul,
quittant leurs sièges, se groupèrent autour de
lui, comme pour le défendre. Cicéron nous dit
qu'ils pleuraient (12). Ce dut être
une de ces scènes dont nous n'avons guère
l'idée aujourd'hui, et qu'explique la vivacité
démonstrative de ces natures méridionales. La
situation était vraiment étrange : le
Sénat se trouvait entre deux dangers, celui qui le
menaçait de la part des conjurés, s'il
était trop indulgent, et celui que César lui
faisait entrevoir, s'il était trop
sévère ; il avait l'alternative d'être
victime de Lentulus et de ses complices, ou des vengeurs de
Lentulus et il ne savait quel parti prendre. Dans cette
incertitude, tous les yeux se tournaient vers le consul. On
s'était habitué à le voir, depuis
quelques mois et surtout dans ces dernières semaines,
conduire les événements ; c'était lui,
et lui seul, qui venait de tirer la république de tous
ses embarras. On comptait sur sa parole souveraine pour faire
la lumière et rendre le calme ; tout le monde
souhaitait qu'il parlât. C'est dans ces conditions que
fut prononcée la quatrième Catilinaire.
Par malheur Cicéron n'était pas exempt de ces
inquiétudes qu'on lui demandait de calmer. Il
était naturel qu'il les éprouvât plus que
les autres, puisqu'il comprenait bien que sa situation
rendait sa responsabilité plus lourde. Avec son bon
sens perspicace, il était convaincu d'avance qu'il
paierait pour tout le monde. Sans doute il était
décidé à faire son devoir jusqu'au bout,
mais au moment même où il en prenait la ferme
résolution, sa vive et mobile imagination le mettait
en présence de l'avenir, et il ne pouvait
s'empêcher d'en être effrayé. De là
ces rapides successions de courage et de faiblesse qui se
rencontrent déjà dans les premières
Calilinaires, mais qui sont plus fréquentes dans la
quatrième. Il est sous l'impression des menaces de
César quand il prend la parole, et ne parvient pas
tout à fait à cacher l'émotion qu'elles
lui ont causée. Cependant son début est
énergique; il supplie ceux qui l'entourent et qui
viennent de lui témoigner leur sympathie d'une
façon si bruyante de ne pas s'occuper de lui, et de ne
songer qu'à la république : «Quoi qu'il
m'arrive, je le supporterai sans me plaindre, et même
avec plaisir, si mes malheurs servent à la gloire et
au salut du peuple romain». Sa vie même, tant de
fois menacée par Catilina, il est prêt, s'il le
faut, à en faire le sacrifice. C'est à cette
occasion qu'il prononça cette phrase qu'on a si
souvent citée dans les rhétoriques, comme un
modèle de période bien faite : «La mort
ne peut être ni honteuse pour un homme de coeur, ni
prématurée pour un consulaire, ni
misérable pour un sage, neque enim turpis mors
forti viro potest accidere, neque immatura consulari, nec
misera sapienti». Après tout, ce
n'étaient pas seulement de belles paroles ; ce qu'il a
dit, il le pensait. N'oublions pas qu'il est mort pour la
république ; sachons-lui gré de l'avoir
prévu et de s'y être résigné
d'avance. Mais aussitôt après ces
résolutions viriles, les inquiétudes le
reprennent, et il ne nous les cache pas. Elles se manifestent
par un tableau de sa famille éplorée, dont les
larmes paralysent ses forces. «Je ne suis pas de
fer», nous dit-il, et il nous dépeint d'une
façon touchante, mais assez peu opportune, la douleur
de son frère et de son gendre, Pison, qu'il a sous les
yeux, celle de sa femme et de sa fille,
«désolées, éperdues», dans
sa maison, où il nous transporte. Ces alternatives se
reproduisent dans tout le discours. Nous avons vu que c'est
par elles qu'il l'a commencé ; c'est par elles aussi
qu'il l'achève. Après avoir, dans ses
dernières paroles, fièrement annoncé que
son parti continuera d'être triomphant, «et que
la ligue sacrée des honnêtes gens aura toujours
raison de la violence des factieux», il se ravise tout
d'un coup pour laisser entendre qu'il est bien possible qu'il
se trompe, et pour recommander, si les méchants
l'emportent, son fils, qui vient de naître, à la
reconnaissance du Sénat. Nous sommes surpris et
choqués de ces passages subits de la confiance
à la frayeur ; il est très vraisemblable que
ceux qui l'entendaient ce jour-là en furent moins
étonnés que nous. Ces sentiments contraires se
combattaient dans leur âme comme dans la sienne ; mais
il faut bien reconnaître que ce n'est pas un bon moyen,
pour dissiper les alarmes des autres, de leur montrer qu'on
les partage.
Ce qui est encore moins fait pour amener des gens
irrésolus à prendre nettement un parti et
à s'y tenir, c'est de leur laisser voir qu'on n'est
pas décidé soi-même. Or Cicéron,
pendant tout son discours, n'a pas dit une seule fois d'une
manière claire, définitive, ce qu'il conseille
de faire. Deux opinions sont en présence, qui sont au
fond très différentes ; toutes les deux
paraissent le satisfaire également, parce qu'elles ont
l'une et l'autre la prétention d'appliquer aux
prévenus la peine la plus grave. Il est vrai que cette
peine est pour Silanus la mort, pour César la prison.
Mais qu'importe ? «Tous les deux ont tenu le langage
qui convenait à leur rang et fait voir une
sévérité proportionnée à
la grandeur de la faute». Le raisonnement de
César est pris tout à fait au sérieux.
Il le complimente de la rigueur avec laquelle il traite les
conjurés. Il y voit «le gage éternel de
son attachement à la patrie» ; elle suffit pour
lui faire comprendre «quelle distance sépare les
orateurs de réunions publiques (contionatores)
des véritables amis du peuple». Plutarque a
raison de dire que Cicéron ne s'est pas
prononcé entre César et Silanus, et même
d'insinuer qu'il semblait pencher plutôt du
côté de César. Il dit très
nettement «que c'est le parti qui lui fait courir le
moins de risques et que son intérêt se trouve de
ce côté». En somme, il pense, ou au moins
il dit que, quoi qu'on fasse, la situation est bonne pour
lui. «S'ils sont condamnés à la prison,
il n'aura rien à craindre du peuple, puisque c'est
l'avis de César ; et s'ils sont punis de mort, il lui
restera la ressource de rappeler que César a soutenu
que la mort était un supplice plus doux que la
prison». La conclusion de son discours paraît
donc être que chacun peut voter comme il lui plaira ;
ou si, par moments, la violence de ses invectives contre les
accusés semble faire entendre qu'il incline vers
l'opinion de Silanus, il ne lui arrive jamais de le dire
d'une manière assez franche et assez forte pour
entraîner des irrésolus.
On nous dit, il est vrai,
pour justifier cette attitude hésitante, qu'il a voulu
se tenir dans son rôle de président, et qu'il ne
lui était pas permis, en faisant connaître son
sentiment, de peser sur les gens qu'il allait consulter. Mais
alors pourquoi prendre la parole si c'était pour ne
rien dire ? Ses amis attendaient évidemment autre
chose, quand ils le sollicitaient de parler. Ce
n'était pas assez, dans une situation aussi grave, de
leur donner quelques vagues conseils de fermeté et de
courage. Aussi la quatrième Catilinaire, malgré
l'éclat de la forme et quelques beaux élans
d'éloquence, paraît-elle avoir produit peu
d'impression quand elle fut prononcée. Non seulement
Salluste n'en dit rien, mais Cicéron lui-même,
quand il rappelle à son ami Atticus les services qu'il
a rendus pendant le grand consulat et qu'on semble oublier,
l'a passée sous silence (13).
Les sénateurs étaient donc, après le
discours de Cicéron, plus inquiets et plus incertains
que jamais. Quand le consul se remit à prendre l'avis
des anciens préteurs, on vit bien que le
désarroi s'était mis dans la majorité.
Ce n'était plus cet accord des consulaires, qui
avaient tous suivi fidèlement Silanus ; chacun allait
de son côté. La confusion augmenta encore
après que Tiberius Nero, l'aïeul de l'empereur
Tibère, eut donné son opinion. Elle
était à peu près la même que celle
de César. Il voulait, comme lui, qu'on gardât,
les prévenus en prison ; seulement, il rendait la
prison plus rigoureuse, et il renvoyait le jugement
définitif après la défaite de Calilina.
Cette modification, qui était au fond assez
insignifiante, sembla mettre toutes les consciences à
l'aise. Elle fut adoptée par Quintus Cicéron,
et Silanus lui-même, demandant à expliquer son
vote, déclara que, par ces mots «le dernier
supplice», il avait entendu la détention
jusqu'à la mort. Dès lors il était
certain que l'opinion de Tib. Nero allait l'emporter et que
la plupart des sénateurs qui restaient voteraient
comme lui, quand vint le tour de Caton, qui était
tribun du peuple désigné.
Le discours véritable de Caton existait du temps de
Plutarque, qui nous dit que, de tous ceux qu'il avait
prononcés, on ne possédait que celui-là.
Ce n'était pas lui qui l'avait conservé : il ne
prenait pas la peine, comme la plupart de ses
collègues, de les faire transcrire après qu'il
avait parlé, de les corriger et de les donner au
public. Ce sont évidemment les sténographes de
Cicéron qui avaient recueilli celui-là, comme
tout ce qui s'était dit dans ces séances
mémorables. Salluste certainement n'a pas
négligé de le lire, et il a dû en
conserver quelque chose ; mais il ne s'est pas astreint
à le reproduire fidèlement. Nous en sommes
encore plus sûrs que pour celui de César, car
nous n'y retrouvons pas tout ce que nous savons avoir
existé dans l'original : rien de Silanus, auquel il
reprochait sa palinodie ; rien de Cicéron, qu'il
comblait d'éloges ; un mot à peine de
César, qu'il traitait en ennemi public. Salluste a
supprimé ces personnalités, il a gardé
ce qui peignait l'homme, ce ton de moraliste grondeur, ces
violences contre les défauts des gens de son temps, et
il y a même peut-être ajouté pour que la
figure ressortît davantage. Il en a fait
l'antithèse vivante de César; il a voulu
qu'avant de lire le beau parallèle qu'il a
composé de ces deux grands personnages, on
trouvât dans leur parole les mêmes contrastes que
dans leur portrait.
Il a bien eu raison de
s'attacher à mettre avant tout en relief le
caractère de l'orateur dans le discours qu'il lui fait
tenir. Caton, en cette circonstance, a dû son
succès à son caractère encore plus
qu'à son talent. Il parlait bien sans doute, mais
Cicéron parlait mieux que lui ; ce n'est donc pas
uniquement par son éloquence qu'il est parvenu
à entraîner ceux que la parole de Cicéron
avait laissés indifférents. Il ne leur a pas
donné de raisons nouvelles ; presque toutes celles
dont il s'est servi se trouvent dans la quatrième
Calilinaire ; mais elles produisent chez lui un autre effet.
D'abord il avait tellement à coeur, quand il parlait,
le salut de la république, qu'il ne songeait pas
à lui-même. Cicéron lui en fait de grands
éloges (14). Il aurait bien
voulu qu'on en dît autant de lui, car il savait que,
pour convaincre des auditeurs, il n'y a rien de tel que de
les persuader qu'on ne pense qu'à eux, et qu'on n'a de
souci que de leurs intérêts. Il se donne
quelquefois l'illusion de paraître croire
lui-même qu'il ressemble à Caton par cette
qualité, et il voudrait bien le faire croire aux
autres. Assurément il est sincère quand il dit
aux sénateurs : «Vous avez un chef qui ne songe
qu'à vous et s'oublie lui-même» (15). Mais le moyen
qu'ils puissent en être convaincus, lorsque
aussitôt il les entretient de tous les siens de son
frère, de sa femme, de son fils, de sa gloire, de ses
dangers ? Caton, dans tout son discours, ne parle de lui
qu'une fois, pour rappeler qu'il est un grondeur
insupportable et que sa mauvaise humeur lui fait beaucoup
d'ennemis. Quant aux dangers auxquels il s'expose en parlant
librement, il n'en dit pas un mot. Pourquoi s'en
préoccuperait-il ? En quelque situation que sa
franchise puisse un jour le mettre, il sait le moyen d'en
sortir.
Il va donc parler résolument, sans habiles
préparations, sans réticences calculées.
Pour tout exorde il se contente de dire brusquement, presque
brutalement, qu'il pense tout le contraire de ceux qui ont
opiné avant lui : Longe mihi alia mens est, Patres
conscripti. Comme le temps n'est pas aux belles paroles,
il ne s'attarde pas à discuter leurs opinions. Pour
répondre à César, un mot lui suffit :
César veut qu'on emprisonne les condamnés dans
les villes italiennes, de peur qu'à Rome on ne paie
quelques malhonnêtes gens pour les délivrer,
«comme s'il n'y avait de coquins qu'à Rome et
non dans toute l'Italie, et que l'audace des malfaiteurs ne
fût pas plus à craindre quand il y a moins de
ressources pour la réprimer». Quant au fameux
argument sur les enfers et sur l'autre vie, il le mentionne
à peine en passant ; et il lui paraît si
singulier qu'il se demande s'il l'a bien compris. En deux
mots, et sans phrases, la question qui se débat est
nettement exposée : «Des citoyens de la plus
haute naissance ont comploté de mettre le feu à
Rome ; ils appellent aux armes la nation gauloise, notre plus
terrible ennemie; le chef des révoltés avec ses
soldats est prêt à tomber sur nous ; et vous
hésitez encore, vous demandant ce qu'il faut faire de
ces traîtres qui se sont laissé prendre dans vos
murs !» En vérité, il semble qu'on ignore
quelle est la situation véritable. On parle comme si
la bataille était définitivement gagnée
et la lutte terminée. On oublie qu'elle dure encore :
et qu'elle peut mal finir : «Nous sommes
entourés de tous les côtés ; Catilina
nous tient à la gorge avec une armée. Ici
même, au coeur de Rome, d'autres ennemis surveillent
tous nos mouvements. Nous ne pouvons rien faire qu'ils n'en
soient aussitôt avertis». Pour peu qu'on
hésite, tout sera perdu. Il ne s'agit pas d'attendre
que le crime qui se prépare ait été
commis pour le punir. Si on ne le prévient pas, Rome,
avec tout ce qu'elle renferme, est menacée de
périr. «Au nom des dieux immortels, c'est
à vous que je m'adresse, à vous qui tenez plus
à vos maisons, à vos villas, à vos
statues, à vos tableaux qu'à votre patrie. Si
ces biens, quels qu'ils soient, auxquels vous êtes si
attachés, vous tenez à les conserver, si vous
voulez continuer à jouir de ce repos favorable
à vos plaisirs, réveillez-vous à la fin,
et prenez en main l'intérêt public. Tout peut
être sauvé par un acte de vigueur. Plus on
montrera d'énergie, plus ils perdront de courage. Pour
peu qu'on faiblisse, on les verra se lever de tous les
côtés et l'on ne pourra plus leur tenir
tête. Qu'on songe bien que ce n'est pas seulement du
sort de Lentulus et de ses compagnons, c'est de Catilina et
de tous les siens que le Sénat va
décider». - «Voici donc, dit-il en
finissant, quelle est mon opinion : Puisque ces
misérables ont fait courir à la
république les plus grands dangers, qu'ils sont
convaincus par le témoignage de T. Volturcius et des
députés Allobroges, ainsi que par leurs propres
aveux, d'avoir préparé le meurtre, l'incendie
et d'autres attentats abominables contre leur patrie et leurs
concitoyens, j'opine qu'ils ont mérité la peine
qu'on inflige aux gens saisis en flagrant délit d'un
crime capital et qu'il faut les punir, selon l'usage des
ancêtres, du dernier supplice.»
«Il s'assit, dit Salluste ; aussitôt tous les
consulaires ainsi qu'une grande partie des simples
sénateurs approuvent son vote, élèvent
jusqu'au ciel son courage ; s'accusant l'un l'autre et se
reprochant leur faiblesse, ils proclament sa gloire et sa
grandeur d'âme.» C'est qu'aussi il venait de leur
rendre le plus grand de tous les services. Ils flottaient
entre leur colère contre les conjurés et la
frayeur que leur avait inspirée le discours de
César. Mécontents d'eux-mêmes mais
incapables de prendre un parti, ils étaient dans cet
état d'esprit où l'on aspire à recevoir
de quelqu'un une résolution qu'on ne trouve pas en
soi-même. Caton leur rendit la force de se
décider.
Les cinq prévenus
furent donc condamnés à mourir, et
l'arrêt disait expressément que c'était
sur l'avis de Caton, in sententiam Catonis (16).
IV
La sentence était juste ; tous les partis
reconnaissaient que les condamnés méritaient
leur sort. Mais était-elle conforme à la loi ?
Sur ce point, les opinions ont différé
dès le premier jour, et l'on n'est pas plus d'accord
aujourd'hui que du temps de Cicéron.
Ceux qui blâment le supplice qui leur fut
infligé affirment qu'en principe le droit de prononcer
la peine de mort n'appartenait qu'aux comices centuriates,
c'est-à-dire à l'assemblée du peuple
entier. Dès les premières années de la
république, un consul populaire avait établi ce
qu'on appelait la provocatio, c'est-à-dire
l'appel au peuple réuni dans ses comices de la
sentence capitale rendue par un magistrat. Cette loi
protectrice fut dans la suite confirmée par plusieurs
autres, et elle resta en vigueur pendant des siècles,
sauf les cas exceptionnels où le dictateur, dans
l'intérêt du salut public, qui était
à Rome la loi suprême, croyait devoir supprimer
la provocatio et prononcer lui-même le jugement.
Plus tard, quand la peine de mort se trouva à peu
près abolie et remplacée par l'exil, on eut
moins l'occasion d'user des vieilles lois, et elles
tombèrent en désuétude. Cependant elles
existaient toujours ; on ne les appliquait pas, mais on en
parlait avec vénération, on les appelait
«la sauvegarde de la république, le palladium de
la liberté» (17). Cicéron les
invoquait en termes émus dans ses invectives contre
Verres, et même, pendant qu'il était consul, il
traitait fort mal un tribun du peuple qu'il accusait de
vouloir les enfreindre (18). On comprend que des
historiens et des légistes éminents lui aient
sévèrement reproché de n'en avoir
lui-même tenu aucun compte aux nones de
décembre. Laboulaye déclare que, quelque grand
que fût le crime des complices de Catilina,
Cicéron était coupable d'employer contre eux
d'autre peine que celles qui étaient prévues
par la constitution. «Il eut le tort, dit-il, pour
détourner de la république les dangers qui la
menaçaient, d'entrer dans la voie la plus
périlleuse, celle qui fraye le chemin à toutes
les tyrannies. La violation des lois dans un but
d'intérêt public prépare trop souvent la
violation des lois dans un intérêt
privé» (19). On pense bien que
Mommsen, qui déteste Cicéron, est beaucoup plus
dur. Le jugement des nones de décembre lui
paraît «le plus brutal et le plus tyrannique des
forfaits, et il trouve plaisant qu'il soit l'ouvrage du plus
inconséquent, du plus timoré des hommes, de
celui qui se glorifiait d'être un «consul
populaire !»
Ceux qui, au contraire,
approuvent la mort des conjurés rappellent que, le 21
octobre, un sénatusconsulte avait chargé
officiellement les consuls «d'empêcher que la
république ne reçût aucun dommage»
(20).
Cicéron pouvait penser que, puisqu'on lui en imposait
le devoir, on lui en fournissait les moyens. Il ne doutait
pas que cette petite phrase de quelques mots, comme il
l'appelle (21),
ne lui conférât tous les pouvoirs qu'avait
possédés l'ancienne dictature, et, parmi eux,
le plus important de tous, celui de juger sans appel. A la
vérité, la démocratie n'en convenait
pas, et César n'a poursuivi Rabirius avec tant
d'acharnement que pour qu'il fût bien établi que
«le sénatusconsulte des derniers moments»,
comme il l'appelle, ne peut pas suspendre l'effet des lois
qui protègent la liberté des citoyens. Mais,
même dans son parti, tout le monde n'est pas de son
opinion. Salluste n'hésite pas à
reconnaître que le magistrat, qui est armé par
le Sénat de la formule souveraine, jouit de la
plénitude du pouvoir judiciaire (summum
judicium) (22), et il est probable
que plusieurs, qui n'appartenaient pas à la faction
aristocratique, pensaient comme lui. Quoiqu'ils eussent peu
de goût pour les mesures d'exception, il ne leur
semblait pas, dans cette anarchie qu'on traversait depuis un
demi-siècle, qu'on pût maintenir autrement une
apparence de paix publique.
Il y avait donc, à ce moment, un conflit sur le droit
de punir, non seulement entre des lois différentes,
mais entre des principes opposés, les
démocrates voulant le réserver tout entier au
peuple, les autres, plus préoccupés des
nécessités de salut public, admettant que, dans
certaines circonstances, il pût être
conféré au magistrat. C'est en
réalité sur cette question que devait s'engager
le débat du a novembre. Il semble qu'elle aurait
dû faire le fond de tous les discours qui furent alors
prononcés; aussi notre surprise est-elle profonde de
voir que nulle part, dans ce qui nous en reste, elle ne soit
franchement traitée.
Elle aurait dû
l'être surtout dans le discours de César. C'est
César qui représente la tradition
démocratique. Elle est menacée : il a pour
devoir de la défendre, et tout d'abord il semble le
faire résolument. Il reproche à Silanus
«de décréter un genre de peine
nouveau», et affirme que, puisqu'on ne peut trouver un
châtiment qui réponde à la grandeur du
crime, il faut s'en tenir à ceux qui sont
autorisés par les lois. - Voilà la question
bien posée. - Mais de quelles lois veut-il parler ?
S'agit-il de l'antique provocatio, comme elle
était aux premiers temps de la république ?
Demande-t-il qu'on réunisse le peuple au Forum pour
juger les coupables ? Il sait bien que toutes ces
formalités ne sont plus en usage. En
réalité, toutes ces lois qu'on invoque, qu'on
glorifie, n'ont plus de raison d'être, au moins sous
leur forme ancienne, depuis qu'on a permis à
l'inculpé de prévenir la sentence par un exil
volontaire; dès lors, c'est cette permission qui est
devenue la loi. César le proclame à deux
reprises (23). La
conclusion naturelle de ce raisonnement est qu'il va demander
que les accusés soient punis de l'exil. Mais quand il
en vient à conclure, il s'aperçoit bien que
l'exil n'est pas possible. Les renvoyer de Rome, c'est les
envoyer à Catilina ; il les attend, il les
désire ; ils iront grossir le nombre de ses soldats et
augmenter les périls de la république ; c'est
une solution qu'on ne peut pas admettre. Il supprime donc
l'exil, qui serait, selon lui, la seule peine légale,
et le remplace par la prison perpétuelle, qui n'est
pas prévue par la loi. Il décrète donc,
lui aussi, «un genre de peine nouveau», et fait
justement ce qu'il blâme chez Silanus. Il me semble
que, puisqu'il n'est pas resté lui-même dans la
légalité, il n'avait pas le droit d'accuser les
autres d'en être sortis.
Ceux qui répondent à César traitent
encore moins que lui la question de légalité.
Caton ne permet pas même qu'on la pose. Il ne comprend
pas qu'on parle de jugement et de justice. On est en pleine
bataille, en face d'un ennemi en armes, qui menace la patrie.
Le frapper avant qu'il ne vous frappe est un acte de
légitime défense. Dans le discours de
Cicéron, la légalité occupe juste trois
lignes. «César, dit-il, invoque la loi Sempronia
; mais il n'ignore pas qu'elle a été faite en
faveur des citoyens romains, et qu'un ennemi public n'est pas
un citoyen» (24). Voilà tout.
Dans le reste, on ne saisit pas le moindre doute sur
l'étendue de son pouvoir. Il est tout à fait
convaincu que le décret du Sénat l'a
revêtu d'une autorité illimitée, ou,
selon son expression, qu'il lui a livré la
république. «Voilà longtemps, disait-il
à Catilina dans la première Catilinaire, que le
consul aurait dû t'envoyer à la mort, et te
faire subir le sort dont tu nous menaces» (25). Et ailleurs, il se
fait dire par la Patrie : «Pourquoi n'ordonnes-tu pas
qu'il soit jeté en prison, traîné
à la mort, livré au supplice ? Qui t'en
empêche (26) ?» L'assurance
avec laquelle il parle montre bien qu'il ne craint pas qu'on
lui en conteste le droit. Soyons certains que tout ce qu'il a
fait, il était convaincu qu'il pouvait le faire.
Est-ce à dire qu'en le faisant il fut tout à
fait tranquille ? Assurément non ; nous avons vu que
la lecture des Catilinaires trahit à chaque instant
ses inquiétudes. Il sait que les vieilles lois qui
protègent la vie des citoyens existent toujours,
puisqu'il les a lui-même invoquées. Il sait que
la démocratie conteste la légalité de ce
pouvoir d'exception dont il est revêtu, quoiqu'elle en
ait usé sans remords quand elle était
maîtresse. Il sait que ses ennemis ne demandent qu'un
prétexte pour le poursuivre, lorsqu'il sera redevenu
simple citoyen, et que la mort des conjurés le leur
fournira. C'est contre ce danger que, tout en faisant ce
qu'il regarde comme son devoir et son droit, il cherche
à se prémunir. Voilà pourquoi il veut
que le Sénat partage la responsabilité des
mesures qu'ils ont prises ensemble. Après tout, les
sénateurs les ont votées, et il a bien raison
de leur dire, à la fin de la quatrième
Catilinaire, «qu'il n'a fait qu'exécuter leur
arrêt». Il n'ignorait pas qu'ils étaient
prêts à tout rejeter sur lui, et il prenait ses
précautions d'avance. Je ne sais pourquoi on le lui a
si durement reproché. N'était-il pas juste que
chacun eût sa part d'un péril auquel il
s'était exposé pour tous ?
Il me semble qu'on saisit
dans les Catilinaires une autre inquiétude qui
même paraît avoir été plus forte
chez lui qu'aucun scrupule de légalité : il
craint avant tout, en punissant de mort les conjurés,
qu'on l'accuse d'être cruel, et c'est bien ce qui
montre chez lui, jusque dans le politique, l'homme de lettres
et l'homme du monde. La société lettrée
et polie de ce temps tenait surtout à paraître
pénétrée de la civilisation grecque, et,
parmi les vertus qu'elle s'attribuait, il n'y en avait pas
dont elle fût plus fière que de celle qu'on
appelait l'humanité, un beau nom, qui signifiait
à la fois la douceur de l'âme et le savoir-vivre
le plus élégant. Caton, qui était
pourtant un homme bien élevé et un disciple des
philophes de la Grèce, s'irritait contre ces
âmes tendres qui parlent de clémence et de
pitié à propos d'un homme comme Lentulus.
«Plaignez-le, disait-il ; je vous le conseille !»
Et il ajoutait : «Voilà longtemps que nous avons
perdu l'habitude d'appeler les choses par leur nom. La
clémence, quand il s'agit de vieux conspirateurs, qui
ont usé leur vie dans les complots, est une duperie et
une lâcheté». Cicéron est plus
timoré. Nous le voyons, dans tous les discours de ce
temps, revenir avec une insistance singulière sur
cette idée que la nature l'avait fait le plus doux des
hommes et que, s'il est devenu sévère, c'est
l'intérêt de la république qui l'a
forcé de l'être (27). On voit bien qu'il
ne veut pas qu'on puisse douter un moment de son
humanité ; il serait inconsolable de passer pour un
barbare (28).
Or, en ce moment, il en court d'autant plus le risque que les
sages de la Grèce savent surtout gré aux
Romains d'avoir diminué l'atrocité des
supplices. Polybe remarque qu'ils ont aboli la peine de mort
en matière politique et leur en fait de grands
compliments (29).
«Il n'y a pas de nation au monde, dit avec
fierté Tite-Live, qui en use avec plus de douceur que
nous dans le châtiment des coupables» (30). Et justement il se
trouve qu'un lettré, un disciple des Grecs, un
philosophe nourri de leurs doctrines, qui devrait être
plus humain que les autres, est amené par les
circonstances à faire mourir des citoyens des
meilleures familles de Rome. Cicéron craint que cette
façon de se contredire ne lui fasse le plus grand tort
auprès de ceux dont il tient le plus à
être considéré. Aussi a-t-il fait tout
son possible pour atténuer la rigueur des mesures
qu'il était contraint de prendre. D'abord elles
n'atteindront que peu de personnes. Les coupables sont en
grand nombre ; neuf seulement, les plus compromis, ceux qui
devaient mettre le feu à Rome, seront poursuivis, et
l'on peut soupçonner qu'on mit quelque
négligence à s'assurer d'eux, puisqu'on n'en
put saisir que cinq. Ces cinq, qui se sont laissé
prendre, il pouvait les envoyer sans autre formalité
à la mort. Il les en a menacés plusieurs fois
dans les Catilinaires. Mais, le moment venu d'exécuter
es menaces, il hésite à employer ces
procédés expéditifs, il aime mieux
recourir à une apparence de jugement, et il demande
aux sénateurs de prononcer une sentence (31). Enfin, pour achever
de se convaincre lui-même et de persuader aux autres
que les conjurés méritaient d'être
condamnés, il éprouve le besoin
d'énumérer tous les crimes qu'ils ont commis,
de les développer complaisamment, de les orner de
toutes les couleurs de son éloquence. Ces lieux
communs, que Salluste a si cruellement raillés, qui
nous paraissent excessifs, ne sont pas chez lui, comme on le
dit, de purs ornements de rhétorique que le temps a
fanés. Ce qui les explique, ce qui jusqu'à un
certain point les excuse, c'est le besoin, qu'il
éprouve de justifier des mesures extraordinaires par
le tableau de crimes exceptionnels. Toutes ces
précautions ne servirent guère à
Cicéron. On lui sut peu de gré d'avoir voulu
éviter ce qu'avait de brutal une exécution
sommaire ; et, en effet, il est possible qu'en ôtant
à cette mesure de salut public son caractère de
franche violence nécessitée par un danger
pressant, on risquât de lui faire perdre ce qui pouvait
la légitimer. Il ne fut pas plus heureux dans son
désir de diminuer sa responsabilité propre en y
associant de plus près celle du Sénat. Il eut
beau faire ; c'est sur lui seul que tout retomba. L'opinion
publique aime à personnifier un
événement dans un homme, surlout quand il porte
un nom illustre et qu'il a pris une grande part à ce
qui s'est passé. L'éclat même de son
éloquence fit qu'en toute l'affaire on ne voulut voir
que lui, et comme enfin, par suite de ses fonctions, il
présida au supplice des condamnés, son souvenir
resta désormais attaché à cette grande
et lugubre scène.
C'était, en effet, au consul qu'une fois l'arrêt
rendu il appartenait de le faire exécuter.
Cicéron n'y voulut mettre aucun retard ; il craignait
de laisser aux amis, aux complices des condamnés le
temps de se concerter et d'agir. Il donna l'ordre aux
triumviri capitales de tout préparer pour le supplice
; puis, accompagné d'une partie du Sénat et
d'une troupe nombreuse de gens armés, il s'en alla
prendre Lentulus chez un de ses parents, à la garde
duquel il avait été confié, et qui
habitait le Palatin. Le cortège suivit la Voie
Sacrée, traversa le Forum, au milieu d'une foule
silencieuse, et arriva à la prison publique, où
les autres avaient été amenés par les
préteurs. Cette prison, voisine du temple de la
Concorde, sur une des rampes du Capitule, avait
été bâtie, dit-on, du temps des rois. On
y montait par un escalier qui porte un nom sinistre.
C'étaient ces gémonies où Ton jetait les
cadavres des suppliciés et dont il est souvent
question à l'époque impériale.
«Elle contient, dit Salluste, une salle basse,
nommée Tullianum, qui s'enfonce à douze
pieds sous terre. Elle est fermée de murs épais
et couverte d'une voûte de pierre. C'est un cachot
malpropre, obscur, infect, dont l'aspect a quelque chose
d'effrayant et d'horrible. Après qu'on y eut
précipité Lentulus, les bourreaux,
conformément aux ordres qu'ils avaient reçus,
lui passant une corde autour du cou,
l'étranglèrent. Ainsi finit ce patricien, de la
grande famille des Cornelii, qui avait été
honoré de la dignité consulaire. Après
lui, ses complices furent exécutés delà
même façon.» En sortant de la prison,
Cicéron retrouva sur son chemin la foule
inquiète, agitée de sentiments divers, qui ne
savait pas le sort des conjurés et souhaitait
l'apprendre. Se tournant vers elle, et ne voulant pas
prononcer un mot de mauvais augure, il se contenta de dire :
«Ils ont vécu». Comme ses amis
étaient en plus grand nombre, les applaudissements
éclatèrent. La nuit était venue ; les
torches s'allumèrent de tous les côtés,
les maisons s'illuminaient sur sa roule, les femmes se
mettaient aux fenêtres pour le voir passer, les hommes
l'accompagnaient de leurs acclamations, l'appelant le
sauveur, le second fondateur de la ville, et Catulus, le plus
illustre des Romains de ce temps, le salua du titre de
Père de la patrie. Ce nom fut, dans la suite,
prodigué aux Césars, même à ceux
qui méritaient le moins de le porter. Mais
Juvénal fait remarquer que, la première fois
que Rome l'a donné à l'un de ses citoyens, elle
était libre, et que ce citoyen s'appelait
Cicéron, Roma patrem patriae Ciceronem libera
dixit.
V
La conjuration était vaincue.
Cicéron avait bien raison de croire que la lutte se
déciderait à Rome, et Catilina, en la quittant,
commit une faute qui lui coûta la partie. Pendant qu'on
étranglait ses amis dans le Tullianum, il prenait
beaucoup de peine pour organiser sa petite troupe. Il en
formait des cohortes et des légions, il lui procurait
des armes, il cherchait à lui donner l'apparence d'une
armée. Il y aurait réussi sans doute, car il
avait les qualités d'un soldat et d'un
général; mais dès qu'on connut à
Faesulae ce qui venait de se passer à Rome, ce fut une
débandade. Les plus timides, les moins compromis s'en
allèrent ; il ne resta que ceux qui étaient
décidés à se battre et à mourir.
En même temps arrivaient les troupes de la
république. Q. Metellus, accouru de la Gaule avec ses
trois légions, fermait le passage à Catilina,
s'il voulait s'échapper par les Apennins. En face de
lui, on amenait celles qu'on avait levées en toute
hâte autour de Rome, et dont, selon l'usage, on avait
donné le commandement à l'autre consul,
Antoine. On allait donc voir les deux complices qui avaient
trempé ouvertement dans les mêmes complots, en
venir aux mains. Mais Antoine, au dernier moment, trouva un
prétexte pour s'éloigner, et abandonna le
commandement à Petreius, un officier de fortune qui
fut lieutenant de Pompée en Espagne. Catilina et ses
soldats, serrés des deux côtés et ne
trouvant pas d'issue pour s'échapper dans cette plaine
étroite, se firent bravement tuer jusqu'au dernier.
Après la bataille, quand on releva les morts, on put
se rendre compte de l'audace et du courage qu'ils avaient
déployés. «Le corps de chacun d'eux
couvrait encore la place qu'il occupait de son vivant. Ils
étaient tous tombés à leur rang et
frappés à la face. Quant à Catilina, on
le trouva un peu en avant, entouré d'un tas de
cadavres. Il respirait encore et son visage gardait cette
indomptable fierté qu'il avait toujours eue pendant sa
vie».
Cicéron ne jouit pas longtemps de sa victoire. Il
avait toujours eu beaucoup d'ennemis ; l'éclat de son
consulat en augmenta le nombre. L'aristocratie aurait
dû le soutenir; mais elle ne l'avait jamais
aimé, et, en la débarrassant de ses ennemis, il
lui permit d'être impunément ingrate. Le peuple
lui en voulait d'avoir abandonné son parti. On eut
soin d'exciter et d'entretenir son ressentiment en rejetant
sur lui seul la punition des conjurés. Un mois ne
s'était pas écoulé depuis les nones de
décembre, Cicéron se préparait, à
sa sortie de charge, à haranguer le peuple pour lui
rappeler ce qu'il avait fait ; un tribun l'en empêcha,
sous prétexte qu'on ne devait pas permettre de parler
à celui qui n'avait pas laissé des citoyens se
défendre, et il ne l'autorisa qu'à prêter
le serment d'usage. Cicéron, aux acclamations de la
foule, jura qu'il avait sauvé la
république.
Il avait le droit de le
dire. Sans doute, dans la première ivresse de son
succès, il a pu en exagérer la portée ;
il a cru, il a dit que la paix publique en serait
désormais mieux assurée et le gouvernement plus
solide (32). Il
semble au contraire que cette crise violente, qu'on venait de
traverser, en alarmant les gens paisibles, n'ait fait que
précipiter le mouvement qui portait Rome à la
monarchie. Le lendemain de la défaite de Catilina,
César reprenait sa marche hardie et
régulière vers le pouvoir souverain. Il
était préteur, il allait être consul, en
attendant qu'il devînt dictateur, et la
république était plus que jamais malade. Il
n'en est pas moins vrai que Cicéron a sauvé son
pays d'une conjuration dont on ne savait pas quelles seraient
les conséquences, car elle était quelque chose
d'inconnu. Il y avait certainement à Rome, plus
qu'ailleurs peut-être, les éléments d'une
révolution sociale et anarchiste. Avec sa population
servile, aussi nombreuse au moins que l'autre, ses trois cent
vingt mille fainéants que l'état se chargeait
de nourrir et d'amuser, sa multitude d'affranchis, dont
beaucoup gardaient au coeur la rancune de l'esclavage, on
pouvait craindre tous les jours qu'il n'éclatât
un de ces soulèvements qui, n'étant pas
ennoblis par une revendication politique et n'ayant d'autre
mobile que de satisfaire les appétits ou la vengeance,
ne procèdent que par le massacre, le pillage et
l'incendie. Il est tout à fait surprenant qu'à
Rome, pendant des siècles, rien de pareil ne se soit
produit. La seule fois qu'elle ait été
menacée de ces horreurs, ce n'est pas à des
esclaves que l'idée en est venue, mais à une
bande de grands seigneurs ruinés. Cette tentative
redoutable, Cicéron l'a si bien réprimée
qu'elle ne s'est jamais plus renouvelée dans la suite.
Il pouvait donc se glorifier d'avoir sauvé Rome, et il
est juste de redire avec Sénèque, à
propos de son consulat, que s'il l'a vanté sans
mesure, il ne l'a pas loué sans raison : consulatus
sine fine, non sine causa laudatus.
(1) Sall.,
48. |
|
(2) Cic,
Cat., IV. 8. |
|
(3) Dion
(XXXVII, 33) donne à ce propos un
détail intéressant. Il dit que
Cicéron fit prêter le serment militaire aux
citoyens qui avaient l'âge de servir.
C'était sans doute une réserve pour le cas
où l'on en aurait besoin ; on peut y voir, je l'ai
déjà dit, une sorte d'ébauche de la
garde nationale. |
|
(4) Catil.,
IV, 10 : in omnium sermonibus ac mentibus
semper haerebit. |
|
(5) Caton
parlait plusieurs heures de suite ; si bien qu'un jour
César, pendant qu'il était consul, ne
trouva d'autre moyen d'avoir raison de son obstruction
que de le faire saisir à la tribune du Forum, et
emmener par des soldats. |
|
(6) M.
Mispoulet, dans son ouvrage intitulé : La Vie
parlementaire à Rome, fait remarquer que ce
procédé de vote, qu'on appelait
discessio, est encore pratiqué dans les
Chambres anglaises où les votants, à
l'appel du président, se partagent entre deux
couloirs disposés des deux côtés de
la salle. |
|
(7) Catil.,
IV, 3. Ces paroles, à cet endroit du
discours, ne paraissent pas tout à fait à
leur place. D'ailleurs, le mot praedicam, dont se sert
Cicéron, semble bien indiquer qu'elles ont
précédé l'ouverture du vote. |
|
(8) «Aujourd'hui
même encore, dit Mérimée, il est rare
qu'un Italien prononce le mot de mort, sans y ajouter
comme correction : Salute a noi !» |
|
(9) Ce long
exorde est suivi d'une tirade très vive à
propos de ces descriptions emphatiques que certains
orateurs ont faites d'une ville en proie au pillage et
à l'incendie. L'idée vient tout de suite,
quand on lit ce passage plein d'une ironie si malicieuse,
que César fait allusion aux lieux communs de ce
genre que Cicéron a prodigués dans ses
divers discours et surtout dans la quatrième
Catilinaire. Mais comme elle n'avait pas encore
été prononcée, il faut supposer, si
cette conjoncture est juste, que c'est un des morceaux
où Salluste avait modifié l'original.
Peut-être César avait-il raillé en
passant quelque phrase déclamatoire de Silanus ou
d'un autre ; Salluste en aura profité pour ajouter
de lui-même quelques plaisanteries et diriger la
pointe contre Cicéron. |
|
(10) Catil.,
IV, 4. Du reste Cicéron avait dit
ailleurs, en parlant des enfers, la même chose et
presque dans les mêmes termes que César :
«quae si falsa sunt, idquod omnes intelligunt, quid
ei aliud mors eripuit praeter sensum doloris
?» |
|
(11) Catil.,
II, 9 : tantus illorum temporum dolor inustus
est civitati, ut jam ista non modo homines, sed ne
pecudes quidem mihi passurae esse videantur. |
|
(12) Voyez
le début de la quatrième
Catilinaire. |
|
(13) Cic,
Ad Attic., XII, 21 |
|
(14) Pro
Sextio, 28 : nihil sibi nisi de patriae periculis
cogitandum putabat. |
|
(15) Catil.,
IV, 3 : habetis ducem memorem vestri, oblitum
sui. |
|
(16) Le
débat continua pourtant quelque temps encore.
César, qui se voyait battu, prit la parole pour
demander qu'au moins on fît grâce aux
condamnés de la confiscation de leurs biens. Il ne
lui semblait pas juste qu'on retint cette partie de la
proposition qu'il avait faite puisqu'on rejetait le
reste. Sur cette question, la lutte fut acharnée.
Mais la nuit tombait, la foule au dehors donnait des
signes d'impatience ; le consul demandait qu'on en
finît. On accorda donc à César ce
qu'il réclamait, et la séance fut
levée. |
|
(17) Cicéron,
De orat., II, 48, provocationem, patronam illam
civitatis ac vindicem libertatis. |
|
(18) Verr.,
V, 63. Pro Rab., 4. |
|
(19) Laboulaye,
Essai sur les lois criminelles des Romains, p.
125. |
|
(20) Leurs
raisons ont été réunies dans une
thèse soutenue en Sorbonne par M. l'abbé
Bertrin sous ce titre : Cum legitime prudenterque M.
Tullius Cicero se gesserit in puniendis conjurationis
Catilinariae consciis. Paris, 1900. |
|
(21) Pro
Milone, 26 : quo uno versiculo satis armati semper
consules fuerunt. |
|
(22) Sall.,
29. |
|
(23) Au
moins dans le discours que lui prête Salluste.
Voyez 51,
21
et 31,
40. |
|
(24) Laboulaye
(Essai sur les lois criminelles des Romains, p.
125) trouve cet argument misérable. J'avoue que
cette appréciation me paraît fort
singulière chez un jurisconsulte. Hostis
n'est pas ici une expression de rhéteur, comme on
semble le croire ; c'est un terme légal. Mommsen,
dans son droit public (VII de la trad. fr.),
insiste sur la confusion qui fut faite à cette
époque entre la guerre civile et la guerre avec
l'étranger. «C'est devenu, dit-il, un
principe juridique reconnu que le citoyen qui a pris les
armes contre son pays est un hostis et doit
être puni au moins à l'égal de
l'ennemi du dehors (p. 472).» Du moment qu'il est
un hostis, il n'a plus le droit de réclamer
les privilèges des citoyens, et on peut lui
appliquer la justice militaire (p. 480), comme on disait
chez nous pendant la Révolution, il est hors la
loi. A la vérité, seuls Catilina et Manlius
avaient été déclarés ennemis
publics par le Sénat ; mais les autres
étaient leurs complices, ils voulaient leur
rouvrir les portes de Rome. Enfin ils tombaient
eux-mêmes sous le coup de la lex Cornelia
majestatis, qui punissait le crime de traiter avec
des étrangers. |
|
(25) Catil.,I,
1. |
|
(26) Catil.,
I, 11. |
|
(27) Catil.,
IV, 6. Pro Sulla, 3. |
|
(28) Quelques
années plus tard, le consul Pison, auquel on
demandait de dire ce qu'il pensait du consulat de
Cicéron, se contenta de répondre : sibi
crudelitatem non placere (in Pis., 6). Rien ne
dut être plus pénible à
Cicéron que ce mot cruel prononcé à
la tribune et en présence du peuple. |
|
(29) Polybe,
VI, 14. |
|
(30) Tite-Live,
IV, 9. Cicéron dit de la république qu'elle
est lenitate legum munita (Pro Rab.,
3). |
|
(31) Mommsen
le lui reproche comme une innovation dangereuse qui
attribuait au Sénat un pouvoir qui ne le lui
appartenait pas. Mais ce n'était une innovation
que dans la forme. Quand le Sénat chargeait le
consul Marius de «veiller au salut de la
république», c'était en
réalité une condamnation capitale qu'il
prononçait contre Saturninus et ses complices ; et
Marius en reconnaissait la légalité
puisqu'il se chargeait de l'exécuter. |
|
(32) Catil.,
II, 5. |