Acte I

  Acte II

Personnages

  • Catilina
  • Cicéron, consul
  • Caton
  • Probus, grand-prêtre du temple de Tellus.
  • Tullie, fille de Cicéron
  • Fulvie
  • Lentulus
  • Crassus
  • Céthégus
  • Lucius
  • Sunnon, ambassadeur des Gaules
  • Gontran
  • Licteurs

La scène est dans le temple de Tellus.


Scène 1
Catilina, Lentulus

CATILINA
Cesse de t'effrayer du sort qui me menace :
Plus j'y vois de périls, plus je me sens d'audace ;
Et l'approche du coup qui vous fait tous trembler,
Loin de la ralentir, sert à la redoubler.
Crois-moi, sois sans détour pour un ami qui t'aime.
Dans le fond de ton coeur je lis mieux que toi-même,
Lentulus ; et le mien ne peut voir sans pitié
Ce qu'un ambitieux coûte à ton amitié.
Ce tyran des Romains, l'amour de la patrie,
Te trompe, et se déguise en frayeur pour ma vie.
Est-ce à moi d'abuser du penchant malheureux
Qui te fait une loi de tout ce que je veux ?
Issu des Scipions, tu crains qu'à ta mémoire
On ne refuse un jour place dans leur histoire ;
Et le rang de préteur, qui te lie au sénat,
Trouble en un conjuré le coeur du magistrat.
Tu crains pour Rome enfin ; voilà ce qui t'arrête,
Quand tu ne crois ici craindre que pour ma tête.
Va, de trop de remords je te vois combattu,
Pour te ravir l'honneur d'un retour de vertu.

LENTULUS
Catilina, laissons un discours qui m'offense ;
Tes soupçons sont toujours trop près de ta prudence.
A force de vouloir approfondir un coeur,
Un faux jour a souvent produit plus d'une erreur ;
Et les plus éclairés ont peine à s'en défendre :
Mais un chef de parti ne doit point s'y méprendre.
D'entre les conjurés distingue tes amis,
Et qu'un discours sans fard leur soit du moins permis.
De toutes les grandeurs qui feront ton partage
Je ne t'ai demandé que ce seul avantage ;
Laisse-m'en donc jouir : mon amitié pour toi
N'a que trop signalé sa constance et sa foi.
Dis-moi, si ta fierté jusque-là peut descendre,
De tant d'excès affreux ce que tu peux prétendre.
Pourquoi faire égorger Nonius cette nuit ?
Et de ce meurtre enfin quel peut être le fruit ?

CATILINA
Celui d'épouvanter le premier téméraire
Qui, de mes volontés secret dépositaire,
Osera comme lui balancer un moment,
Et s'exposer aux traits de mon ressentiment.
Lentulus dans le fond doit assez me connaître
Pour croire que je n'ai sacrifié qu'un traître ;
Et que ces cruautés, qui lui font tant d'horreur,
Sont de ma politique, et non pas de mon coeur.
Ce qui semble forfait dans un homme ordinaire,
En un chef de parti prend un aspect contraire ;
Vertueux ou méchant au gré de son projet
Il doit tout rapporter à cet unique objet :
Qu'il soit cru fourbe, ingrat, parjure, impitoyable,
Il sera toujours grand s'il est impénétrable,
S'il est prompt à plier, ainsi qu'à tout oser,
Et qu'aux yeux du public il sache en imposer.
Il doit se conformer aux moeurs de ses complices,
Porter jusqu'à l'excès les vertus et les vices,
Laisser de son renom le soin à ses succès.
Tel on déteste avant que l'on adore après.
Je ne vois sous mes lois qu'un parti redoutable,
A qui je dois me rendre encor plus formidable :
S'il ne se fût rempli que d'hommes vertueux,
Je n'aurais pas de peine à l'être encor plus qu'eux.
Hors Céthégus et toi, dignes de mon estime,
Le reste est un amas élevé dans le crime,
Qu'on ne peut contenir sans les faire trembler,
Et qui n'aiment qu'autant qu'on sait leur ressembler.
Un chef autorisé d'une juste puissance
Soumet tout d'un coup d'oeil à son obéissance ;
Mais, dès qu'il est armé pour troubler un état,
Il trouve un compagnon dans le moindre soldat ;
Et l'art de le soumettre exige un art suprême,
Plus difficile encor que la victoire même.

LENTULUS
Songe à les subjuguer sans te rendre odieux.
Mais avant que le jour nous surprenne en ces lieux,
Au temple de Tellus dis-moi ce qui t'appelle :
Son grand-prêtre Probus te sera-t-il fidèle ?
Quoique rien en ce lieu ne borne son pouvoir,
Je ne sais si Probus remplira notre espoir.
Il est vrai qu'à ses soins nous devons cet asile,
Dont il nous rend l'accès aussi sûr que facile ;
Mais au nouveau consul le grand-prêtre est lié
Par l'intérêt, le sang, l'orgueil, ou 1'amitié.
Lorsqu'à des conjurés ses pareils s'associent,
C'est par des trahisons que tous se justifient.
Aujourd'hui le sénat doit s'assembler ici ;
Ce n'est pas cependant mon plus cruel souci :
Je crains, je l'avoûrai, les fureurs de Fulvie,
Et je crains encor plus ton amour pour Tullie,
Fille d'un ennemi dangereux et jaloux,
De Cicéron enfin, l'objet de ton courroux.
Eh ! comment, dans un coeur qu'un si grand soin entraîne,
Peux-tu concilier tant d'amour et de haine ?
L'amour pour tes pareils aurait-il des appas ?

CATILINA
Ah ! si je le ressens, je n'y succombe pas.
Qu'un grand coeur soit épris d'une amoureuse flamme,
C'est l'ouvrage des sens, non le faible de l'âme ;
Mais dès que par la gloire il peut être excité,
Cette ardeur n'a sur lui qu'un pouvoir limité :
C'est ainsi que le mien est épris de Tullie ;
Ses grâces, sa beauté, sa fière modestie,
Tout m'en plaît, Lentulus ; mais cette passion
Est moins amour en moi qu'excès d'ambition.
Malgré tous les objets dont son orgueil se pare,
Tullie est ce que Rome eut jamais de plus rare ;
Je vois à son aspect tout un peuple enchanté,
Et c'est de tant d'attraits le seul qui m'ait tenté.
Sans la foule des coeurs qui s'empressent pour elle,
Tullie à mes regards n'eût point paru si belle ;
Mais je n'ai pu souffrir que quelque audacieux
Vînt m'enlever un bien qu'on croit si précieux.
Enfin je l'ai conquis ; et sans cette victoire
Je croirais aujourd'hui que tout manque à ma gloire,
Ce n'est pas que l'amour en soit le seul objet ;
Loin que de mes desseins il suspende l'effet,
Cette flamme, où tu crois que tout mon coeur s'applique,
Est un fruit de ma haine et de ma politique :
Si je rends Cicéron favorable à mes feux,
Rien ne peut désormais s'opposer à mes voeux ;
Je tiendrai sous mes lois et la fille et le père,
Et j'y verrai bientôt la république entière.
Je sais que ce consul me hait au fond du coeur,
Sans oser d'un refus insulter ma faveur ;
Il craint en moi le peuple, et garde le silence :
Mais, tandis qu'entre nous Rome tient la balance,
J'ai cru devoir toujours poursuivre avec éclat
Un hymen qui le perd dans l'esprit du sénat.
Au temple de Tellus voilà ce qui m'appelle.
Probus, qu'à Cicéron je veux rendre infidèle,
M'y sert à ménager des traités captieux,
Où sans rien terminer je les trompe tous deux.
Mais, loin de confier nos desseins au grand-prêtre,
De ses propres secrets je suis déjà le maître.
J ai flatté son orgueil par le pontificat ;
J'ai parlé pour lui seul en public, au sénat,
Tandis que pour César, aidé de Servilie,
J'engageais Cicéron, trompé par Césonie.
Enfin Probus sait trop que s'il m'osait trahir
Il ne me faut qu'un mot pour le faire périr ;
Même ici par ses soins je dois revoir Tullie.
Ne crains point cependant le courroux de Fulvie ;
Son coeur fut trop à moi pour en redouter rien.

LENTULUS
Elle a trop pénétré l'artifice du tien
Pour ne se point venger de tant de perfidie :
Elle est femme, jalouse, imprudente, hardie ;
Elle sait tout : bientôt nous serons découverts ;
Et je n'entrevois plus que de tristes revers.
Que faisons-nous dans Rome ? et sur quelle espérance
Parmi tant d'ennemis avoir tant d'assurance ?
Contre César et toi les clameurs de Caton
Ne cessent d'irriter Antoine et Cicéron :
Ces deux consuls, tous deux amis de la patrie,
Brûlant de cet amour que tu nommes manie,
Peut-être trop instruits de nos desseins secrets,
Préviendront d'un seul coup ta haine et tes projets.
Déjà de toutes parts je vois grossir l'orage ;
Crassus devient suspect : t'en faut-il davantage ?
Et tu n'ignores pas que depuis plus d'un jour
Les lettres de Pompée annoncent son retour ;
Que Pétréius, suivi de nombreuses cohortes,
Bientôt de Rome même occupera les portes.
César, dont le génie égale le grand coeur,
T'accuse d'imprudence et de trop de lenteur.

CATILINA
Oui, je sais que César désire ma retraite,
Pour briguer au sénat l'honneur de ma défaite,
Pour voir nos légions marcher sous ses drapeaux,
Et pour profiter seul du fruit de mes travaux :
Mais, si le sort répond à l'espoir qui m'anime,
Je ferai de César ma première victime ;
Il est trop jeune encor pour me donner la loi,
Et je n'en veux ici recevoir que de moi.
Qu'ai-je à craindre dans Rome, où le peuple m'adore,
Où je veux immoler ce sénat que j'abhorre ?
Le péril est égal ainsi que la fureur ;
Et j'ai de plus sur eux ma gloire et ma valeur.
L'exemple de Sylla n'a que trop fait connaître
Combien il est aisé de leur donner un maître ;
Et ce Pompée enfin, si fameux aujourd'hui,
Tremblera devant moi comme il fit devant lui.
Manlius, avec nous toujours d'intelligence,
Aussi prompt que toi-même à servir ma vengeance,
Avec sa légion doit joindre Célius,
Et Céson avec lui rejoindre Manlius.
Surinon, des fiers Gaulois le ministre fidèle,
Qui les voit menacés d'une guerre nouvelle,
Habile à profiter de celle des Romains,
Doit de tout son pouvoir appuyer nos desseins.
Cesse de m'opposer une crainte frivole ;
Dès demain je serai maître du Capitole :
C'est du haut de ces lieux que, tenant Rome aux fers,
Je veux avec les dieux partager l'univers.
Rome, je n'ai que trop fléchi sous ta puissance ;
Mais je te punirai de mon obéissance.
Pardonne ce courroux à la noble fierté
D'un coeur né pour l'empire ou pour la liberté.

LENTULUS
Ah! je te reconnais à ce noble langage :
Rome même est trop peu pour un si grand courage ;
Remplis ton sort, fais voir à l'univers jaloux
Qu'il ne devait avoir d'autres maîtres que nous.
Adieu, Catilina. Probus vient : je te laisse.

CATILINA
Va ; dis à Céthégus qu'il tienne sa promesse :
L'un et l'autre en secret daignez voir Manlius,
Et faites observer Fulvie et Curius.


Scène 2
Catilina, Probus

PROBUS
Hé quoi ! seigneur, c'est vous que votre vigilance
A conduit le premier aux autels que j'encense !
Saviez-vous que Tullie y dût porter ses pas ?

CATILINA
Je le sais ; cependant je ne l'y cherche pas :
Votre intérêt, Probus, est tout ce qui m'amène,
Et mon coeur à vous seul veut confier sa peine.
César, que Cicéron appuyait au sénat,
César est désormais sûr du pontificat ;
Il l'emporte sur vous, et son audace extrême
Veut soumettre à ses lois la religion même.
J'ai cru de Cicéron, qui vous est allié,
Que mon parti pour vous serait fortifié,
Ou qu'il choisirait mieux du moins votre adversaire ;
Mais ses trésors ont fait ce que je n'ai pu faire :
C'est ainsi qu'aujourd'hui se gouvernent les lois.
Ce sénat, le modèle et le tuteur des rois,
Qui fit à l'univers admirer sa justice,
Qui punissait de mort un soupçon d'avarice,
Qui puisait ses décrets dans le conseil des dieux
Vend ce qu'à la vertu réservaient nos aïeux.
Je vois avec douleur que cet affront vous blesse.

PROBUS
Eh ! ce n'est pas moi seul, seigneur, qu'il intéresse :
Il rejaillit sur vous encor plus que sur moi,
Vous qu'un vil orateur fait plier sous sa loi ;
Vous qui jusqu'à ce jour, armé d'un front terrible,
Des coeurs audacieux fûtes le moins flexible ;
Qui d'un sénat tremblant à votre fier aspect
Forciez d'un seul regard l'insolence au respect :
A sa voix aujourd'hui plus soumis qu'un esclave,
Enfin, à votre tour, vous souffrez qu'on vous brave ;
Et vous abandonnez le soin de l'univers
A des hommes sans nom, qui mettent Rome aux fers.
Eh ! que m'importe à moi que le sénat m'outrage,
Que sa corruption mette à prix son suffrage ?
L'univers ne perd rien à mon abaissement,
Mon nom ni mes vertus n'en font pas l'ornement ;
Les dieux ne m'ont point fait pour le régir en maître.
Vous seul... Mais désormais méritez-vous de l'être
Avec une valeur qui n'oserait agir,
Et ce front outragé qui ne sait que rougir ?
Quoi ! pour vous engager à sauver la patrie,
Faudra-t-il qu'avec moi tout un peuple s'écrie :
«La mort nous a ravi Marius et Sylla ;
Qu'ils revivent en toi : règne, Catilina ?»

CATILINA
Probus, ne tentez point une indigne victoire.
Les crimes du sénat ne souillent point ma gloire ;
Je frémis comme vous de tout ce que j'y vois,
De l'abus du pouvoir, et du mépris des lois ;
J'admire en vous surtout cette âme bienfaisante
Que l'approche des dieux rend si compatissante :
Mais parmi tant d'objets cités pour m'émouvoir
Vous en oubliez un.

PROBUS
                     Quel est-il ?

CATILINA
                                         Mon devoir.

A combien de désirs il faut que l'on s'arrache
Si l'on veut conserver une vertu sans tache !
L'outrage n'est suivi d'aucun ressentiment
Dès que le bien public s'oppose au châtiment ;
Ses intérêts sacrés sont notre loi suprême,
Et s'immoler pour eux c'est vivre pour soi-même.
Considérez ce temple orné de mes aïeux,
Que Rome a cru devoir placer parmi vos dieux :
Le sang qu'ils prodiguaient pour cette auguste mère
N'a laissé dans son sein qu'un fils qui la révère ;
Et, tout muets qu'ils sont, ces marbres généreux
Ne m'en disent pas moins qu'il faut l'être autant qu'eux.
Rome ne me doit rien, et je lui dois la vie.

PROBUS
Ainsi vous souffrirez qu'elle soit asservie ;
Qu'un peuple qui vous a nommé son protecteur
Soit réduit à chercher un autre défenseur.
En vain, fondant sur vous sa plus chère espérance,
Rome vous élevait à la toute-puissance :
J'entrevois dans le coeur d'un fier patricien
Les faiblesses de coeur d'un obscur plébéien ;
Et c'est Catilina qui seul ici protège
Un reste de sénat impur et sacrilège,
Un tas d'hommes nouveaux proscrits par cent décrets,
Que l'orgueilleux Sylla dédaigna pour sujets !
Disparu dans l'abîme où son orgueil le plonge,
Les grandeurs du sénat ont passé comme un songe.
Non, ce n'est plus ce corps digne de nos autels,
Où les dieux opinoient à côté des mortels !
De ce corps avili Minerve s'est bannie
A l'aspect de leur luxe et de leur tyrannie :
On ne voit que l'or seul présider au sénat,
Et de profanes voix fixer le consulat.
Enfin Rome n'est plus, sans le secours d'un maître ;
Et qui d'eux plus que vous serait digne de l'être ?
César semble promettre un heureux avenir,
Que peut-être moins jeune il osera ternir :
Lucullus n'est plus rien, et son rival Pompée
N'a pour lui qu'un bonheur où Rome s'est trompée.
Crassus, plein de désirs indignes d'un grand coeur,
Borne à de vils trésors les soins de sa grandeur :
Cicéron, ébloui du feu de son génie...
Mais je veux respecter le père de Tullie.
Pour Caton, je n'y vois qu'un courage insensé,
Un faste de vertu qu'on a trop encensé.
Le reste n'est point fait pour prétendre à l'empire.
C'est à vous seul, seigneur, que j'ose le prédire.
Quelle gloire pour vous, en domtant les Romains,
De pouvoir vous vanter au reste des humains
Que, sans avoir des dieux emprunté le tonnerre,
Un seul homme a changé la face de la terre !

CATILINA
Ministre des autels, que me proposez-vous ?

PROBUS
La gloire de bien faire, et le salut de tous ;
Ce qu'un grand coeur, flatté de cet honneur suprême,
Aurait dû dès longtemps se proposer lui-même.

CATILINA
Ah, Probus ! je l'avoue, une si noble ardeur
Porte des traits de feu jusqu'au fond de mon coeur ;
Je sens que malgré moi mes scrupules vous cèdent.

PROBUS
Hé bien! qu'à ce remords de prompts effets succèdent :
D'armes et de soldats remplissons tous ces lieux
Où le sénat impie ose troubler mes dieux ;
Dans un sang ennemi...


Scène 3
Tullie, Catilina, Probus

PROBUS
                     Mais j'aperçois Tullie.

CATILINA
Ne vous éloignez point, cher Probus, je vous prie :
J'ai besoin de conseil dans le trouble où je suis :
Et je vous rejoindrai bientôt, si je le puis.
(Probus se retire dans le fond du théâtre.)


Scène 4
Catilina, Tullie

CATILINA
Quoi, madame ! aux autels vous devancez l'aurore !
Eh! quel soin si pressant vous y conduit encore ?
Qu'il m'est doux cependant de revoir vos beaux yeux,
Et de pouvoir ici rassembler tous mes dieux !

TULLIE
Si ce sont là les dieux à qui tu sacrifies,
Apprends qu'ils ont toujours abhorré les impies,
Et que si leur pouvoir égalait leur courroux
La foudre deviendrait le moindre de leurs coups.

CATILINA
Tullie, expliquez-moi ce que je viens d'entendre,
Ma gloire et mon amour craignent de s'y méprendre ;
Et si nous n'étions seuls, malgré ce que je voi,
Je ne croirais jamais que l'on s'adresse à moi.

TULLIE
Ah ! ce n'est qu'à vous seuls, grands dieux ! que je m'adresse,
Et non à des cruels qu'aucun remords ne presse ;
Monstres, dont la fureur brave les immortels,
Et que le crime suit jusqu'au pied des autels ;
Qui, tout baignés d'un sang qui demande vengeance,
Osent des dieux vengeurs insulter la présence.
Le sang de Nonius versé près de ces lieux
Fume encore ; et voilà l'encens qu'on offre aux dieux !
La sacrilège main qui vient de le répandre
N'attend plus qu'un flambeau pour mettre Rome en cendre.
Ce n'est point Mithridate, ennemi des Romains,
Ni le Gaulois altier qui forme ces desseins ;
Grands dieux ! c'est une main plus fatale et plus chère,
Qui menace à la fois la patrie et mon père :
Ces excès de fureur, inconnus à Sylla,
N'étaient faits que pour toi, traître Catilina !

CATILINA
D'un reproche odieux réprimez la licence,
Madame, ou contraignez vos soupçons au silence ;
Songez pour violer le respect qui m'est dû
Qu'il faut auparavant que je sois convaincu ;
Qu'il faut l'être soi-même avant que d'oser croire
La moindre lâcheté qui peut flétrir ma gloire ;
Que l'amour est déchu de son autorité
Dès qu'il veut de l'honneur blesser la dignité :
Souvenez-vous enfin qu'un généreux courage
Pardonne à qui le hait, mais point à qui l'outrage.

TULLIE
Et qu'ai-je à redouter de ton inimitié ?
Tu ne me verras point implorer ta pitié,
Cruel! tu peux porter à la triste Tullie
Tous les coups que ta main réserve à la patrie ;
Borne tes cruautés à déchirer un coeur
Qui s'est déshonoré par une lâche ardeur ;
Ce coeur, que trop longtemps a souillé ton image,
N'est plus digne aujourd'hui que d'opprobre et d'outrage ;
Rien ne peut expier la honte de mes feux :
Mais ne présume pas que ce coeur malheureux,
Que tes fausses vertus t'ont rendu favorable,
T'épargne un seul moment dès qu'il te sait coupable ;
Tu le verras plus prompt à s'armer contre toi
Qu'il ne le fut jamais à rengager sa foi.
Grands dieux ! n'ai-je brûlé d'une flamme si pure
Que pour un assassin, un rebelle, un parjure !
Et le barbare encore insulte à ma douleur !
Il veut que mon devoir respecte sa fureur !
Mais, cruel ! mon amour n'en sera point complice ;
Dût-on charger ma main du soin de ton supplice,
Je n'hésiterai point à te sacrifier.
Tu n'as plus qu'un moment à te justifier.

CATILINA
Et de quoi voulez-vous que je me justifie ?

TULLIE
D'un complot qui bientôt te coûtera la vie.
Mais puisque ton orgueil s'obstine à le nier,
Et que tu me réduis, traître, à t'humilier,
Esclave, paraissez.


Scène 5
Catilina, Tullie, Fulvie, déguisée en esclave.

CATILINA, à part
                     Que vois-je ? c'est Fulvie !

TULLIE, à Fulvie
Parlez : je vous l'ordonne au nom de la patrie.

FULVIE
Qui ? moi parler, madame ! à quel péril affreux
Exposez-vous ici les jours d'un malheureux !
D'un Romain, quel qu'en soit le rang et la naissance,
Je sais combien je dois respecter la présence ;
De celui-ci surtout je redoute l'aspect.

TULLIE
Parlez, et dépouillez ce frivole respect :
Un esclave enhardi par le salut de Rome
Doit-il tant s'effrayer à l'aspect d'un seul homme ?
Connaissez-vous celui qui paraît à vos yeux ?
Répondez : quel est-il ?

FULVIE
                     C'est un séditieux ;
Je ne connais que trop ce mortel redoutable,
Et le plus grand de tous, s'il était moins coupable.
Oui, madame, c'est lui ; voilà le furieux
Qui veut souiller de sang sa patrie et ses dieux,
Egorger le sénat, immoler votre père,
Et la flamme à la main désoler Rome entière.

CATILINA, feignant de ne pas reconnaître Fulvie
Quoi ! vous osez commettre un homme tel que moi
Avec des malheureux si peu dignes de foi !
Et vous me réduisez à souffrir qu'un esclave,
Au mépris de mon rang, me flétrisse et me brave !
Ah ! c'est pousser l'injure et l'audace trop loin.

TULLIE
Ingrat, rougis du crime, et non pas du témoin :
Mais en vain ton orgueil s'attache à le confondre ;
Vanter ta dignité, ce n'est pas me répondre.
Adieu.
(à Fulvie) Vous, suivez-moi.

CATILINA, arrêtant Fulvie
                     Non, non, il n'est plus temps.
Cet esclave est chargé d'avis trop importants :
D'ailleurs, dès qu'avec lui vous osez me commettre,
Souffrez qu'en d'autres mains je puisse le remettre.
Probus, venez à nous.


Scène 6
Catilina, Tullie, Fulvie, Probus

TULLIE
                     Quel est donc ton dessein ?

CATILINA
C'est au nom du sénat et du peuple romain,
Qui de ces lieux sacrés vous fit dépositaire,
Probus, qu'entre vos mains je mets ce téméraire.

TULLIE
En vain par ce dépôt tu crois m'en imposer,
Je vois à quel dessein tu veux en disposer.

CATILINA
Non ; loin que ma fierté désormais le récuse,
C'est devant le sénat que je veux qu'il m'accuse :
Puisqu'il doit en ces lieux s'assembler aujourd'hui,
C'est à Probus, madame, à répondre de lui.

TULLIE
Songe, Catilina, qu'il y va de ta vie.

CATILINA
Allez ; songez, madame, à sauver la patrie :
C'est des jours d'un ingrat prendre trop de souci ;
Et l'amour n'a plus rien à démêler ici.


Scène 7
Catilina

CATILINA
Qu'aurais-je à redouter d'une femme infidèle ?
Où seront ses garants ? et d'ailleurs que sait-elle ?
Quelques vagues projets dont l'imprudent Caton
Nourrit depuis longtemps la peur de Cicéron ;
Projets abandonnés, mais dont ma politique
Par leur illusion trompe la république,
Sait de ce vain fantôme occuper le sénat,
L'effrayer d'un faux bruit, ou d'un assassinat,
Et ne lui laisser voir que des mains meurtrières,
Tandis qu'un grand dessein échappe à ses lumières.
Maître de mes secrets j'ai pénétré les siens ;
Et Lentulus lui-même ignore tous les miens :
De cent mille Romains armés pour ma querelle
Aucun ne se connaît, tous combattront pour elle.
De l'un des deux consuls je me suis assuré ;
Plus que moi contre l'autre Antoine est conjuré :
César ne doit qu'à moi sa dignité nouvelle,
Et je sais qu'à ce prix il me sera fidèle.
Voilà comme un consul qui pense tout prévoir
Souvent pour mes desseins agit sans le savoir.
L'Africain peu soumis, le Gaulois indomptable,
Tout l'univers enfin, las d'un joug qui l'accable,
N'attend pour éclater que mes ordres secrets ;
Et Cicéron n'est point instruit de mes projets.
Ce n'est pas dans tes murs, Rome, que je m'arrête ;
Des cris du monde entier j'ai grossi la tempête :
Mon coeur n'était point fait pour un simple parti
Que le premier revers eût bientôt ralenti ;
J'ai séduit tes vieillards, ainsi que ta jeunesse,
César, Sylla, Crassus, et toute ta noblesse.
Mais il faut retourner à Probus qui m'attend :
Ménageons avec lui ce précieux instant,
Pour rendre sans effet le courroux de Tullie,
Et pour mettre à profit les fureurs de Fulvie.
Soutiens, Catilina, tes glorieux desseins :
Maître de l'univers, si tu l'es des Romains,
C'est aujourd'hui qu'il faut que ton sort s'accomplisse,
Que Rome à tes genoux tombe, ou qu'elle périsse.



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