Acte III

Acte II Acte IV

Scène 1
Sunnon, Gontran

SUNNON
Arrêtons, cher Gontran ; c'est dans ces lieux sacrés,
Décorés avec faste, au fond peu révérés,
Qu'à la face des dieux nous allons voir éclore
Un projet qui m'alarme, et qui les déshonore ;
C'est ici que bientôt Crassus, Catilina,
Antoine, Céthégus, les enfants de Sylla,
Mille autres dont les noms éclatent dans l'histoire,
Et qui de leurs aïeux flétrissent la mémoire,
Vont de leur sang impur sceller leur union,
Et livrer Rome entière à la proscription :
Heureux si je pouvais en ce désordre extrême
D'un parti que je hais me dégager moi-même !
Entraîné dès longtemps, peut-être corrompu
Par un ambitieux qui séduit ma vertu,
Je me trouve forcé d'embrasser sa querelle,
D'être ennemi de Rome, ou ministre infidèle.

GONTRAN
Quoi! des Gaules ici Sunnon ambassadeur,
De ce rang si sacré voudrait flétrir l'honneur !

SUNNON
Laissons l'honneur d'un rang qui n'est plus qu'un vain titre
Lorsqu'un autre intérêt devient mon seul arbitre :
Les Gaules ont daigné m'envoyer en ces lieux ;
Mais où sont les Romains, leurs lois, même leurs dieux ?
Et quel devoir encor veux-tu que je trahisse
Parmi des furieux sans frein et sans justice ?
C'est aux événements à disposer de moi :
D'ailleurs, dans ce chaos, à qui garder ma foi ?
A de vils sénateurs noyés dans la mollesse,
A deux consuls jaloux et désunis sans cesse ?
L'un des deux, sans honneur et sans fidélité,
Abuse chaque jour de son autorité ;
L'autre a mille vertus, mais n'ose en faire usage :
Caton, loin de calmer, irritera l'orage ;
Formidable au dehors, méprisable au dedans,
Le sénat n'est enfin qu'un amas de brigands,
Unis pour le butin, divisés au partage,
Dont toute la vertu périt avec Carthage.
A peine il fut formé qu'il détruisit ses rois ;
Il détruit aujourd'hui l'autorité des lois :
Après avoir détruit et lois et diadème,
Nous le verrons bientôt se détruire lui-même.
Allumons le flambeau de la sédition ;
Rien ne peut nous sauver que leur division.
Tu ne sais pas encor quel péril nous menace.
Un Romain (tu connais sa valeur, son audace),
Et quel Romain encor ! César depuis un an
Brigue en secret l'honneur d'être notre tyran ;
C'est à nous gouverner que ce héros aspire.
Si la Seine un moment coule sous son empire,
Nous sommes tous perdus ; et Gaulois et Germains
Vont tomber sous le fer ou le joug des Romains :
Ce que la Grèce, Rome, et l'univers ensemble
Eurent de plus parfait, dans César se rassemble ;
Prudent, ambitieux, l'homme de tous les temps,
De toutes les vertus, et de tous les talents ;
Intrépide, éclairé ; d'autant plus redoutable
Que de tous les mortels il est le plus aimable.
Mais Catilina vient ; cher Gontran, laisse-nous.


Scène 2
Catilina, Sunnon

CATILINA
Je vous cherche, Sunnon, et j'ai besoin de vous.
De nos desseins secrets la trame est découverte,
Et je ne m'en crois pas plus voisin de ma perte.
Le sénat éperdu, les chevaliers épars,
Appellent à grand bruit le peuple au Champ de Mars ;
De toutes parts enfin on murmure, on s'assemble :
Mais, objet de leurs cris, ce n'est pas moi qui tremble.
L'instant fatal approche ; et, loin d'en être ému,
Je me sens transporté d'un plaisir inconnu.
Je craignais les délais, ils sont toujours à craindre :
Le feu des factions est facile à s'éteindre ;
Ainsi l'on ne peut trop hâter l'événement.
Sunnon, puis-je compter sur notre engagement ?

SUNNON
La foi de mes pareils ne fut jamais frivole.
Je suis Gaulois, ainsi fidèle à ma parole ;
L'honneur est parmi nous le premier de nos dieux :
Mais vous savez quel joug on m'impose en ces lieux,
Et d'un ambassadeur quel est le ministère ;
Que je suis retenu par une loi sévère,
Qui me défend d'armer de criminelles mains,
Et d'oser les tremper dans le sang des Romains.
D'ailleurs de vos projets j'ignore le mystère ;
Je crains tout, sans savoir ce qu'il faut que j'espère.
Si vos desseins ne sont aussi justes que grands,
Et si ce n'est pour nous que changer de tyrans,
Si nos traités ne sont fondés sur la justice.
Vous prétendez en vain qu'aucun noeud nous unisse.
Notre unique vertu n'est pas notre valeur ;
Nous aimons la justice autant que la candeur :
Quoiqu'enfant de la guerre, allaité sous les tentes,
Le Gaulois n'eut jamais que des moeurs innocentes.
Si vous nous surpassez par votre urbanité,
Nous l'emportons sur vous par notre intégrité ;
C'est à tous nos desseins l'honneur qui seul préside,
Et de nos intérêts l'équité qui décide.
Nos dieux, nos souverains, l'autorité des lois,
La gloire, le devoir, notre épée, et nos droits ;
Aussi prompts que vaillants, francs, et pleins de noblesse,
Obéissants par choix, et soumis sans bassesse.
Mais Rome cherche moins, dans ses vastes projets,
A faire des amis, qu'à faire des sujets.
Comme nous ne voulons que le simple héritage
Dont les temps et le sort firent notre partage,
Voyez si, du sénat réprimant la fureur,
Vous pouvez des Gaulois être le protecteur.
Peut-être en ce discours, ou trop fier, ou trop libre,
Ai-je peu ménagé la majesté du Tibre ;
Mais, dès que de mes soins notre sort dépendra,
Je parlerais aux dieux comme à Catilina.

CATILINA
Je ne condamne point un discours magnanime,
Qu'un intérêt sacré doit rendre légitime ;
Mais je le blâmerais, Sunnon, si ma vertu
Ne vous inspirait pas un respect qui m'est dû.
Je ne suis point surpris qu'un ministre soupçonne
De trop d'ambition un projet qui l'étonne,
Et que loin de vouloir soulager l'univers
Je prétende au contraire appesantir ses fers.
Revenez cependant d'une erreur qui m'offense,
Et qui peut vous séduire à force de prudence.
Je suis chef, il est vrai, d'un parti dangereux ;
Mais vous ne devez pas me confondre avec eux :
Souvent, pour s'assurer de leur obéissance,
Il faut laisser régner le crime et la licence ;
Le choix des conjurés est un choix hasardeux
Qui ne veut pas toujours des hommes généreux.
Le projet le plus grand, l'action la plus belle
A quelquefois besoin d'une main criminelle.
Si vous me regardez comme un ambitieux
Que la soif de régner a rendu furieux,
Et qui ne veut user du flambeau de la guerre
Que pour subjuguer Rome, et désoler la terre,
Vous vous trompez, Sunnon. Considérez l'état
Du sénat et des lois, du peuple et du soldat ;
Trouvez enfin dans Rome un seul trait qui réponde
A son titre pompeux de maîtresse du monde ;
Les pirates divers que Pompée a défaits
Cachaient dans leurs rochers cent fois moins de forfaits :
Mais je suis las de voir triompher l'injustice ;
Il est temps que mon bras s'arme pour leur supplice,
Que j'immole à nos lois ce sénat orgueilleux,
Pour rendre l'univers et les Romains heureux.
Voilà, mon cher Sunnon, le seul but où j'aspire,
Non au funeste honneur de conquérir l'empire ;
Et comme j'ai toujours estimé les Gaulois,
Je mourrai, s'il le faut, pour défendre leurs droits.
Mais ne présumez pas que de votre courage
Dans ces murs malheureux je veuille faire usage ;
Les conjurés et moi, quel que soit le danger,
Nous n'avons pas besoin d'un secours étranger ;
Au contraire je veux que, fuyant de la ville,
Au camp de Manlius vous cherchiez un asile :
Mais, avant que la nuit vous éloigne de nous,
Je vais vous expliquer ce que j'attends de vous.
Tout semble me livrer une ville alarmée ;
Mais loin de ses remparts Rome a plus d'une armée.
Que le sénat ici tombe sous mes efforts ;
Ce n'est point accabler ce redoutable corps,
Qui renaît de lui-même, et qui se multiplie
Dans l'univers entier comme dans l'Italie ;
Que je vaincrai souvent sans le rendre soumis,
Et qui me cherchera toujours des ennemis.
Je veux, si les destins me sont peu favorables,
Trouver dans les Gaulois des amis secourables,
Quelque retraite enfin dans un jour malheureux :
De vous, de vos amis c'est tout ce que je veux.

SUNNON
Ah ! dès que votre bras s'arme pour la justice,
Il n'est point de Gaulois qui ne vous obéisse :
Je vous réponds de tous.

CATILINA
                     Quels seront vos garants ?

SUNNON, lui présentant la main
Touchez dans cette main ; ce sont là nos serments.
Adieu, Catilina. Quelqu'un vient : c'est Tullie.


Scène 3
Catilina

CATILINA
Que sa triste vertu me pèse et m'humilie !
Fuyons ; n'exposons point tant de fois en un jour
Des coeurs nés pour la gloire aux attraits de l'amour.


Scène 4
Tullie, Catilina

TULLIE
Arrêtez un moment, j'ai deux mots à vous dire :
Cependant, à l'effroi que votre accueil m'inspire,
Je ne sais si je dois m'expliquer avec vous.
Victimes tous les deux d'une amante en courroux,
Si mes cruels soupçons vous ont fait une offense,
N'en accusez que vous, et votre fier silence ;
Car vous pouviez d'un mot désabuser mon coeur.
Pourquoi, loin d'éclaircir une funeste erreur,
Me cacher, aux dépens de toute mon estime,
Un témoin dont le nom vous eût absous du crime,
Et que rendait suspect son amour irrité ?
Vous savez de mes moeurs quelle est l'austérité,
Qu'enchaînée aux devoirs d'une innocente vie,
Je n'ai jamais connu que le nom de Fulvie ;
Que ne m'épargniez-vous la honte et le remords
D'avoir trop écouté ses coupables transports ?
Fallait-il exposer une âme vertueuse
A servir les fureurs d'une âme impétueuse ?

CATILINA
Ah ! je n'étais déjà que trop humilié
De voir à vos mépris mon rang sacrifié,
Sans vous faire rougir d'une indigne rivale.

TULLIE
Dût sa haine aujourd'hui m'être encor plus fatale,
Malgré votre courroux, je veux vous engager
A respecter ses feux, même à la ménager :
D'un pareil ennemi vous n'avez rien à craindre,
Et son sexe et son nom, tout m'oblige à la plaindre :
Ainsi, loin d'insulter à son déguisement,
Faisons-la de ces lieux sortir secrètement.
Vous n'avez contre vous de témoin que Fulvie,
Et l'on n'en croira point sa folle jalousie.
Loin de vous présenter l'un et l'autre au sénat,
Evitez pour moi-même un dangereux éclat.
Que vous reviendrait-il d'une faible victoire,
Qui, loin de l'embellir, flétrirait votre gloire ?
Croyez-moi, méprisez une amante en fureur,
Qui d'ailleurs ne voulait que vous perdre en mon coeur.

CATILINA
Lorsqu'on ose attaquer mon honneur et ma vie,
Vous voulez qu'en tremblant je me cache ou je fuie ;
Que, laissant le champ libre à l'insensé Caton,
Je souffre qu'en publie il flétrisse mon nom ;
Que j'éloigne Fulvie, afin que votre père
Sur son absence même au sénat me défère ?
Comment ! lorsque vous-même, échauffant sa fureur,
Vous me livrez au peuple et me perdez d'honneur,
Que sur de faux rapports déjà l'on délibère,
Que contre moi Caton éclate sans mystère,
Vous voulez que, témoin de leur emportement,
J'attende du sénat quelque ménagement ;
Que le consul enfin, touché de mon absence,
Ou ne m'accuse point, ou prenne ma défense ?
Ah ! ne présumez pas que leur mauvaise foi
Puisse m'en imposer et triompher de moi.
Dès ce jour même il faut que je me justifie.

TULLIE
Pourriez-vous de ma part craindre une perfidie ?

CATILINA
Non : mais on a trompé votre crédule amour,
Afin que vous puissiez me tromper à mon tour.
La plus légère peur corrompt les coeurs timides,
Et des plus vertueux fait souvent des perfides.

TULLIE
Du moins en ma présence épargnez Cicéron.

CATILINA
Ah ! s'il écoutait moins le dangereux Caton,
Et les fantômes vains d'une peur chimérique,
Vous et moi nous eussions sauvé la république.

TULLIE
Il en est temps encor, cruel, écoutez-moi ;
N'allez point au sénat, fiez-vous à ma foi.
Sur de vaines rumeurs votre fierté s'abuse ;
Songez que c'est moi seule ici qui vous accuse ;
Que je puis d'un seul mot rassurer les esprits,
Et dissiper l'erreur qui les avait surpris.
Si de nos premiers feux vous perdez la mémoire,
Songez du moins, seigneur, qu'il y va de ma gloire.
Quoi ! vous pouvez m'aimer, et me sacrifier
A l'orgueilleux honneur de vous justifier ?
L'amour vous justifie et reprend son empire ;
Quand mon coeur vous absout, mon coeur doit vous suffire.
Le sénat contre vous n'a rien fait publier :
Ah! laissez-moi l'honneur de vous concilier ;
Laissez-moi réunir mon amant et mon père.
Hélas ! était-ce à moi d'en parler la première ?
L'amour n'offre donc plus à vos tendres souhaits
Aucun bien qui vous puisse engager à la paix !
Vous êtes des Romains la plus noble espérance,
Daignez contre vous-même embrasser leur défense.
De quoi vous plaignez-vous, quand c'est vous seul, ingrat,
Qui voulez aujourd'hui convoquer le sénat ?
Si vous vous obstinez encore à vous défendre,
Le consul à son tour voudra s'y faire entendre ;
Et bientôt vos amis, ardents et furieux,
De carnage et d'horreur vont remplir tous ces lieux.
Voulez-vous mettre en feu la ville infortunée
Que votre amante habite, où votre amante est née ?
Laissez-moi désarmer vos redoutables mains ;
Accordez à mes pleurs la grâce des Romains ;
Et qu'il soit dit du moins de l'heureuse Tullie
Que le dieu de son coeur fut dieu de sa patrie.

CATILINA
Ah, madame ! cessez de vouloir m'abuser.
J'aimerais mieux vous voir, constante à m'accuser,
Armer contre ma vie un sénat qui m'abhorre.
Quoi ! c'est moi qu'on veut perdre, et c'est moi qu'on implore.
Que dis-je ? c'est à moi que Tullie a recours
Pour sauver les cruels qui poursuivent mes jours !
C'est pour eux, non pour moi qu'elle verse des larmes !
Et, loin de m'arracher à leurs perfides armes,
Je la vois avec eux conspirer à l'envi !
Rendez-moi donc l'honneur que vous m'avez ravi,
Si vous ne voulez pas que j'aille le défendre.
Mais en vain par vos pleurs on cherche à me surprendre.
Eh ! sur quoi votre amour prétend-il m'émouvoir ?
A-t-il dans votre coeur triomphé du devoir ?
Quoi ! sur le seul rapport d'un témoin méprisable,
Sans rien examiner, vous me croyez coupable !
Et, sans en exiger d'autre éclaircissement,
Votre austère vertu sacrifie un amant !
Cet exemple est si grand qu'il faut que je l'imite.
Plus vous m'attendrissez, plus mon honneur m'invite
A m'immoler moi-même à ce que je me dois.

TULLIE
Hé bien ! cruel ! adieu, pour la dernière fois.


Scène 5
Catilina

CATILINA
Que je me sens touché ! que mon âme est émue !
Ah ! que n'ai-je évité cette fatale vue !
Mais j'aperçois Probus.


Scène 6
Catilina, Probus

PROBUS
                     Je viens vous avertir
Que dès ce même instant, seigneur, il faut partir :
Tout s'arme contre vous, et le sénat s'assemble.

CATILINA
Qu'aurais-je à redouter d'un ennemi qui tremble ?
Je veux, à commencer par le plus fier de tous,
Les voir dans un moment tomber à mes genoux ;
Et je vais les trouver.

PROBUS
                     Quoi ! seul et sans défense ?

CATILINA
Aucun d'eux n'osera soutenir ma présence ;
Ainsi ne craignez rien.

PROBUS
                     Seigneur, y pensez-vous ?
Songez que Romulus expira sous leurs coups.
Je ne condamne point une noble assurance ;
Mais on n'en doit pas moins consulter la prudence.
Plus le sénat vous craint, plus il faut du sénat
Craindre contre vos jours un secret attentat.

CATILINA
Non, Probus ; et je brave un péril qui vous glace.
Le succès fut toujours un enfant de l'audace.
L'homme prudent voit trop, l'illusion le suit ;
L'intrépide voit mieux, et le fantôme fuit ;
L'instant le plus terrible éclaire son courage,
Et le plus téméraire est alors le plus sage.
L'imprudence n'est pas dans la témérité ;
Elle est dans un projet faux et mal concerté ;
Mais s'il est bien suivi, c'est un trait de prudence
Que d'aller quelquefois jusques à l'insolence ;
Et je sais, pour dompter les plus impérieux,
Qu'il faut souvent moins d'art que de mépris pour eux.
Adieu : dans un moment ils me verront paraître
En criminel qui vient leur annoncer un maître.



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