Scène 1
Sunnon, Gontran
SUNNON
Arrêtons, cher Gontran ; c'est dans ces lieux
sacrés,
Décorés avec faste, au fond peu
révérés,
Qu'à la face des dieux nous allons voir
éclore
Un projet qui m'alarme, et qui les déshonore
;
C'est ici que bientôt Crassus, Catilina,
Antoine, Céthégus, les enfants de
Sylla,
Mille autres dont les noms éclatent dans
l'histoire,
Et qui de leurs aïeux flétrissent la
mémoire,
Vont de leur sang impur sceller leur union,
Et livrer Rome entière à la proscription
:
Heureux si je pouvais en ce désordre
extrême
D'un parti que je hais me dégager moi-même
!
Entraîné dès longtemps,
peut-être corrompu
Par un ambitieux qui séduit ma vertu,
Je me trouve forcé d'embrasser sa
querelle,
D'être ennemi de Rome, ou ministre
infidèle.
GONTRAN
Quoi! des Gaules ici Sunnon ambassadeur,
De ce rang si sacré voudrait flétrir
l'honneur !
SUNNON
Laissons l'honneur d'un rang qui n'est plus qu'un vain
titre
Lorsqu'un autre intérêt devient mon seul
arbitre :
Les Gaules ont daigné m'envoyer en ces lieux
;
Mais où sont les Romains, leurs lois, même
leurs dieux ?
Et quel devoir encor veux-tu que je trahisse
Parmi des furieux sans frein et sans justice ?
C'est aux événements à disposer de
moi :
D'ailleurs, dans ce chaos, à qui garder ma foi
?
A de vils sénateurs noyés dans la
mollesse,
A deux consuls jaloux et désunis sans cesse
?
L'un des deux, sans honneur et sans
fidélité,
Abuse chaque jour de son autorité ;
L'autre a mille vertus, mais n'ose en faire usage
:
Caton, loin de calmer, irritera l'orage ;
Formidable au dehors, méprisable au
dedans,
Le sénat n'est enfin qu'un amas de
brigands,
Unis pour le butin, divisés au partage,
Dont toute la vertu périt avec Carthage.
A peine il fut formé qu'il détruisit ses
rois ;
Il détruit aujourd'hui l'autorité des
lois :
Après avoir détruit et lois et
diadème,
Nous le verrons bientôt se détruire
lui-même.
Allumons le flambeau de la sédition ;
Rien ne peut nous sauver que leur division.
Tu ne sais pas encor quel péril nous
menace.
Un Romain (tu connais sa valeur, son audace),
Et quel Romain encor ! César depuis un an
Brigue en secret l'honneur d'être notre tyran
;
C'est à nous gouverner que ce héros
aspire.
Si la Seine un moment coule sous son empire,
Nous sommes tous perdus ; et Gaulois et Germains
Vont tomber sous le fer ou le joug des Romains :
Ce que la Grèce, Rome, et l'univers
ensemble
Eurent de plus parfait, dans César se rassemble
;
Prudent, ambitieux, l'homme de tous les temps,
De toutes les vertus, et de tous les talents ;
Intrépide, éclairé ; d'autant plus
redoutable
Que de tous les mortels il est le plus aimable.
Mais Catilina vient ; cher Gontran,
laisse-nous.
Scène 2
Catilina, Sunnon
CATILINA
Je vous cherche, Sunnon, et j'ai besoin de vous.
De nos desseins secrets la trame est
découverte,
Et je ne m'en crois pas plus voisin de ma perte.
Le sénat éperdu, les chevaliers
épars,
Appellent à grand bruit le peuple au Champ de
Mars ;
De toutes parts enfin on murmure, on s'assemble :
Mais, objet de leurs cris, ce n'est pas moi qui
tremble.
L'instant fatal approche ; et, loin d'en être
ému,
Je me sens transporté d'un plaisir
inconnu.
Je craignais les délais, ils sont toujours
à craindre :
Le feu des factions est facile à
s'éteindre ;
Ainsi l'on ne peut trop hâter
l'événement.
Sunnon, puis-je compter sur notre engagement ?
SUNNON
La foi de mes pareils ne fut jamais frivole.
Je suis Gaulois, ainsi fidèle à ma parole
;
L'honneur est parmi nous le premier de nos dieux
:
Mais vous savez quel joug on m'impose en ces
lieux,
Et d'un ambassadeur quel est le ministère
;
Que je suis retenu par une loi
sévère,
Qui me défend d'armer de criminelles
mains,
Et d'oser les tremper dans le sang des Romains.
D'ailleurs de vos projets j'ignore le mystère
;
Je crains tout, sans savoir ce qu'il faut que
j'espère.
Si vos desseins ne sont aussi justes que grands,
Et si ce n'est pour nous que changer de tyrans,
Si nos traités ne sont fondés sur la
justice.
Vous prétendez en vain qu'aucun noeud nous
unisse.
Notre unique vertu n'est pas notre valeur ;
Nous aimons la justice autant que la candeur :
Quoiqu'enfant de la guerre, allaité sous les
tentes,
Le Gaulois n'eut jamais que des moeurs
innocentes.
Si vous nous surpassez par votre urbanité,
Nous l'emportons sur vous par notre
intégrité ;
C'est à tous nos desseins l'honneur qui seul
préside,
Et de nos intérêts l'équité
qui décide.
Nos dieux, nos souverains, l'autorité des
lois,
La gloire, le devoir, notre épée, et nos
droits ;
Aussi prompts que vaillants, francs, et pleins de
noblesse,
Obéissants par choix, et soumis sans
bassesse.
Mais Rome cherche moins, dans ses vastes projets,
A faire des amis, qu'à faire des sujets.
Comme nous ne voulons que le simple
héritage
Dont les temps et le sort firent notre partage,
Voyez si, du sénat réprimant la
fureur,
Vous pouvez des Gaulois être le protecteur.
Peut-être en ce discours, ou trop fier, ou trop
libre,
Ai-je peu ménagé la majesté du
Tibre ;
Mais, dès que de mes soins notre sort
dépendra,
Je parlerais aux dieux comme à Catilina.
CATILINA
Je ne condamne point un discours magnanime,
Qu'un intérêt sacré doit rendre
légitime ;
Mais je le blâmerais, Sunnon, si ma vertu
Ne vous inspirait pas un respect qui m'est
dû.
Je ne suis point surpris qu'un ministre
soupçonne
De trop d'ambition un projet qui l'étonne,
Et que loin de vouloir soulager l'univers
Je prétende au contraire appesantir ses
fers.
Revenez cependant d'une erreur qui m'offense,
Et qui peut vous séduire à force de
prudence.
Je suis chef, il est vrai, d'un parti dangereux ;
Mais vous ne devez pas me confondre avec eux :
Souvent, pour s'assurer de leur
obéissance,
Il faut laisser régner le crime et la licence
;
Le choix des conjurés est un choix
hasardeux
Qui ne veut pas toujours des hommes
généreux.
Le projet le plus grand, l'action la plus belle
A quelquefois besoin d'une main criminelle.
Si vous me regardez comme un ambitieux
Que la soif de régner a rendu furieux,
Et qui ne veut user du flambeau de la guerre
Que pour subjuguer Rome, et désoler la
terre,
Vous vous trompez, Sunnon. Considérez
l'état
Du sénat et des lois, du peuple et du soldat
;
Trouvez enfin dans Rome un seul trait qui
réponde
A son titre pompeux de maîtresse du monde ;
Les pirates divers que Pompée a
défaits
Cachaient dans leurs rochers cent fois moins de
forfaits :
Mais je suis las de voir triompher l'injustice ;
Il est temps que mon bras s'arme pour leur
supplice,
Que j'immole à nos lois ce sénat
orgueilleux,
Pour rendre l'univers et les Romains heureux.
Voilà, mon cher Sunnon, le seul but où
j'aspire,
Non au funeste honneur de conquérir l'empire
;
Et comme j'ai toujours estimé les Gaulois,
Je mourrai, s'il le faut, pour défendre leurs
droits.
Mais ne présumez pas que de votre courage
Dans ces murs malheureux je veuille faire usage ;
Les conjurés et moi, quel que soit le
danger,
Nous n'avons pas besoin d'un secours étranger
;
Au contraire je veux que, fuyant de la ville,
Au camp de Manlius vous cherchiez un asile :
Mais, avant que la nuit vous éloigne de
nous,
Je vais vous expliquer ce que j'attends de vous.
Tout semble me livrer une ville alarmée ;
Mais loin de ses remparts Rome a plus d'une
armée.
Que le sénat ici tombe sous mes efforts ;
Ce n'est point accabler ce redoutable corps,
Qui renaît de lui-même, et qui se
multiplie
Dans l'univers entier comme dans l'Italie ;
Que je vaincrai souvent sans le rendre soumis,
Et qui me cherchera toujours des ennemis.
Je veux, si les destins me sont peu favorables,
Trouver dans les Gaulois des amis secourables,
Quelque retraite enfin dans un jour malheureux :
De vous, de vos amis c'est tout ce que je veux.
SUNNON
Ah ! dès que votre bras s'arme pour la
justice,
Il n'est point de Gaulois qui ne vous obéisse
:
Je vous réponds de tous.
CATILINA
Quels seront vos garants ?
SUNNON, lui présentant la main
Touchez dans cette main ; ce sont là nos
serments.
Adieu, Catilina. Quelqu'un vient : c'est
Tullie.
Scène 3
Catilina
CATILINA
Que sa triste vertu me pèse et m'humilie !
Fuyons ; n'exposons point tant de fois en un jour
Des coeurs nés pour la gloire aux attraits de
l'amour.
Scène 4
Tullie, Catilina
TULLIE
Arrêtez un moment, j'ai deux mots à vous
dire :
Cependant, à l'effroi que votre accueil
m'inspire,
Je ne sais si je dois m'expliquer avec vous.
Victimes tous les deux d'une amante en courroux,
Si mes cruels soupçons vous ont fait une
offense,
N'en accusez que vous, et votre fier silence ;
Car vous pouviez d'un mot désabuser mon
coeur.
Pourquoi, loin d'éclaircir une funeste
erreur,
Me cacher, aux dépens de toute mon estime,
Un témoin dont le nom vous eût absous du
crime,
Et que rendait suspect son amour irrité ?
Vous savez de mes moeurs quelle est
l'austérité,
Qu'enchaînée aux devoirs d'une innocente
vie,
Je n'ai jamais connu que le nom de Fulvie ;
Que ne m'épargniez-vous la honte et le
remords
D'avoir trop écouté ses coupables
transports ?
Fallait-il exposer une âme vertueuse
A servir les fureurs d'une âme impétueuse
?
CATILINA
Ah ! je n'étais déjà que trop
humilié
De voir à vos mépris mon rang
sacrifié,
Sans vous faire rougir d'une indigne rivale.
TULLIE
Dût sa haine aujourd'hui m'être encor plus
fatale,
Malgré votre courroux, je veux vous
engager
A respecter ses feux, même à la
ménager :
D'un pareil ennemi vous n'avez rien à
craindre,
Et son sexe et son nom, tout m'oblige à la
plaindre :
Ainsi, loin d'insulter à son
déguisement,
Faisons-la de ces lieux sortir
secrètement.
Vous n'avez contre vous de témoin que
Fulvie,
Et l'on n'en croira point sa folle jalousie.
Loin de vous présenter l'un et l'autre au
sénat,
Evitez pour moi-même un dangereux
éclat.
Que vous reviendrait-il d'une faible victoire,
Qui, loin de l'embellir, flétrirait votre gloire
?
Croyez-moi, méprisez une amante en fureur,
Qui d'ailleurs ne voulait que vous perdre en mon
coeur.
CATILINA
Lorsqu'on ose attaquer mon honneur et ma vie,
Vous voulez qu'en tremblant je me cache ou je fuie
;
Que, laissant le champ libre à l'insensé
Caton,
Je souffre qu'en publie il flétrisse mon nom
;
Que j'éloigne Fulvie, afin que votre
père
Sur son absence même au sénat me
défère ?
Comment ! lorsque vous-même, échauffant sa
fureur,
Vous me livrez au peuple et me perdez d'honneur,
Que sur de faux rapports déjà l'on
délibère,
Que contre moi Caton éclate sans
mystère,
Vous voulez que, témoin de leur
emportement,
J'attende du sénat quelque ménagement
;
Que le consul enfin, touché de mon
absence,
Ou ne m'accuse point, ou prenne ma défense
?
Ah ! ne présumez pas que leur mauvaise foi
Puisse m'en imposer et triompher de moi.
Dès ce jour même il faut que je me
justifie.
TULLIE
Pourriez-vous de ma part craindre une perfidie ?
CATILINA
Non : mais on a trompé votre crédule
amour,
Afin que vous puissiez me tromper à mon
tour.
La plus légère peur corrompt les coeurs
timides,
Et des plus vertueux fait souvent des perfides.
TULLIE
Du moins en ma présence épargnez
Cicéron.
CATILINA
Ah ! s'il écoutait moins le dangereux
Caton,
Et les fantômes vains d'une peur
chimérique,
Vous et moi nous eussions sauvé la
république.
TULLIE
Il en est temps encor, cruel, écoutez-moi
;
N'allez point au sénat, fiez-vous à ma
foi.
Sur de vaines rumeurs votre fierté s'abuse
;
Songez que c'est moi seule ici qui vous accuse ;
Que je puis d'un seul mot rassurer les esprits,
Et dissiper l'erreur qui les avait surpris.
Si de nos premiers feux vous perdez la
mémoire,
Songez du moins, seigneur, qu'il y va de ma
gloire.
Quoi ! vous pouvez m'aimer, et me sacrifier
A l'orgueilleux honneur de vous justifier ?
L'amour vous justifie et reprend son empire ;
Quand mon coeur vous absout, mon coeur doit vous
suffire.
Le sénat contre vous n'a rien fait publier
:
Ah! laissez-moi l'honneur de vous concilier ;
Laissez-moi réunir mon amant et mon
père.
Hélas ! était-ce à moi d'en parler
la première ?
L'amour n'offre donc plus à vos tendres
souhaits
Aucun bien qui vous puisse engager à la paix
!
Vous êtes des Romains la plus noble
espérance,
Daignez contre vous-même embrasser leur
défense.
De quoi vous plaignez-vous, quand c'est vous seul,
ingrat,
Qui voulez aujourd'hui convoquer le sénat
?
Si vous vous obstinez encore à vous
défendre,
Le consul à son tour voudra s'y faire entendre
;
Et bientôt vos amis, ardents et furieux,
De carnage et d'horreur vont remplir tous ces
lieux.
Voulez-vous mettre en feu la ville
infortunée
Que votre amante habite, où votre amante est
née ?
Laissez-moi désarmer vos redoutables mains
;
Accordez à mes pleurs la grâce des Romains
;
Et qu'il soit dit du moins de l'heureuse Tullie
Que le dieu de son coeur fut dieu de sa patrie.
CATILINA
Ah, madame ! cessez de vouloir m'abuser.
J'aimerais mieux vous voir, constante à
m'accuser,
Armer contre ma vie un sénat qui
m'abhorre.
Quoi ! c'est moi qu'on veut perdre, et c'est moi qu'on
implore.
Que dis-je ? c'est à moi que Tullie a
recours
Pour sauver les cruels qui poursuivent mes jours
!
C'est pour eux, non pour moi qu'elle verse des larmes
!
Et, loin de m'arracher à leurs perfides
armes,
Je la vois avec eux conspirer à l'envi !
Rendez-moi donc l'honneur que vous m'avez ravi,
Si vous ne voulez pas que j'aille le
défendre.
Mais en vain par vos pleurs on cherche à me
surprendre.
Eh ! sur quoi votre amour prétend-il
m'émouvoir ?
A-t-il dans votre coeur triomphé du devoir
?
Quoi ! sur le seul rapport d'un témoin
méprisable,
Sans rien examiner, vous me croyez coupable !
Et, sans en exiger d'autre
éclaircissement,
Votre austère vertu sacrifie un amant !
Cet exemple est si grand qu'il faut que je
l'imite.
Plus vous m'attendrissez, plus mon honneur
m'invite
A m'immoler moi-même à ce que je me
dois.
TULLIE
Hé bien ! cruel ! adieu, pour la dernière
fois.
Scène 5
Catilina
CATILINA
Que je me sens touché ! que mon âme est
émue !
Ah ! que n'ai-je évité cette fatale vue
!
Mais j'aperçois Probus.
Scène 6
Catilina, Probus
PROBUS
Je viens vous avertir
Que dès ce même instant, seigneur, il faut
partir :
Tout s'arme contre vous, et le sénat
s'assemble.
CATILINA
Qu'aurais-je à redouter d'un ennemi qui tremble
?
Je veux, à commencer par le plus fier de
tous,
Les voir dans un moment tomber à mes genoux
;
Et je vais les trouver.
PROBUS
Quoi ! seul et sans défense ?
CATILINA
Aucun d'eux n'osera soutenir ma présence ;
Ainsi ne craignez rien.
PROBUS
Seigneur, y pensez-vous ?
Songez que Romulus expira sous leurs coups.
Je ne condamne point une noble assurance ;
Mais on n'en doit pas moins consulter la
prudence.
Plus le sénat vous craint, plus il faut du
sénat
Craindre contre vos jours un secret attentat.
CATILINA
Non, Probus ; et je brave un péril qui vous
glace.
Le succès fut toujours un enfant de
l'audace.
L'homme prudent voit trop, l'illusion le suit ;
L'intrépide voit mieux, et le fantôme fuit
;
L'instant le plus terrible éclaire son
courage,
Et le plus téméraire est alors le plus
sage.
L'imprudence n'est pas dans la
témérité ;
Elle est dans un projet faux et mal concerté
;
Mais s'il est bien suivi, c'est un trait de
prudence
Que d'aller quelquefois jusques à l'insolence
;
Et je sais, pour dompter les plus
impérieux,
Qu'il faut souvent moins d'art que de mépris
pour eux.
Adieu : dans un moment ils me verront
paraître
En criminel qui vient leur annoncer un
maître.
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