Scène 1
Cicéron
CICERON
Caton ne paraît point, et la nuit qui
s'avance
Accroît à chaque instant l'horreur qui la
devance.
Pétréius, invité de hâter
son retour,
Ne peut plus arriver avant la fin du jour ;
Et ce jour malheureux était le seul
peut-être
Qui pouvait me flatter de triompher d'un traître
:
Plus sur son innocence il a cru m'abuser,
Plus mon coeur défiant s'obstine à
l'accuser.
Je sais qu'à Manlius il vient d'ôter la
vie ;
C'est pour mieux m'éblouir qu'il nous le
sacrifie.
Trop heureux si je puis à mon tour lui
cacher
Le péril du décret qu'il vient de
m'arracher !
Mais nous sommes perdus si jamais il devine
Qu'en secret par Céson je traîne sa ruine
;
Des pièges qu'on lui tend habile à se
venger,
Il en ferait sur moi retomber le danger.
Rufus m'assure en vain d'une longue
défense,
Céson est désormais mon unique
espérance.
Quelle honte pour vous, indomptables Romains,
De n'avoir pour appui que de si faibles mains !
O toi, qu'en ses malheurs Rome toujours implore,
Et que sans te nommer en secret elle adore ;
Toi, qui devais un jour, couronnant ses exploits,
Soumettre à son pouvoir les peuples et les
rois,
Daigne aujourd'hui du moins, favorable
génie,
La sauver de l'opprobre et de la tyrannie.
Caton ne revient point ; je crains que son ardeur
Plus loin que je ne veux n'entraîne son grand
coeur.
Scène 2
Cicéron, Caton
CICERON
Mais je le vois ; c'est lui. Quoi ! vous êtes en
armes !
Venez-vous redoubler, ou calmer nos alarmes ?
CATON
Je voudrais vainement, dans ce désordre
affreux,
Vous promettre, consul, quelque succès heureux
:
Le destin du sénat est d'autant plus
terrible
Que la main qui nous frappe est encore invisible
:
Victorieux, vaincu, j'ai combattu longtemps
Sans pouvoir reconnaître un seul des
combattants.
Nos soldats étonnés, peu touchés
de leur gloire,
N'ont plus ce noble orgueil garant de la victoire
:
J'ai vu, non sans frémir, nos premiers
vétérans
Muets, intimidés, abandonner les rangs.
La nuit achèvera bientôt de tout confondre
;
Et Rufus de Céson n'ose plus me
répondre.
Si Pétréius enfin ne vient nous
secourir,
Il ne nous restera que l'honneur de mourir :
Mais si nous en croyons les lenteurs de
Pompée,
Notre attente sur lui sera toujours trompée
:
Son lieutenant, nourri dans cet abus fatal,
N'imitera que trop ce tiède
général.
Cependant il est temps que Pétréius
arrive ;
La chaleur du combat ne peut être plus
vive.
Le fier Catilina, revêtu d'un emploi
Dont vous avez voulu le charger malgré
moi,
Sur le frivole espoir de pouvoir le surprendre
Dans les pièges nouveaux que vous croyez lui
tendre,
L'adroit Catilina vous aura
pénétré :
Aux portes de Préneste il ne s'est point
montré ;
L'intrépide Rufus, qui s'en est rendu
maître,
A ce poste du moins ne l'a point vu paraître
;
Et je crains qu'il ne soit au palais de Sylla,
Car j'en ai vu sortir Célius et Sura :
Pomponitis, suivi d'une troupe fidèle,
L'investit, et pour vous rien n'égale son
zèle :
Il a fait mettre aux fers, sur l'avis de
Céson,
Plusieurs séditieux, les Gaulois et
Sunnon.
Soit haine, soit mépris, dessein ou
négligence,
L'indifférent Crassus garde un honteux
silence.
César se tait aussi ; quel qu'en soit le
sujet,
Rien n'est si dangereux que César qui se tait
;
Cependant son palais, dans une paix profonde,
Est, selon sa coutume, ouvert à tout le
monde.
La moitié du sénat défend le Champ
de Mars,
Où le peuple en fureur accourt de toutes parts
;
Rome enfin n'offre plus que l'effroyable image
D'un champ couvert de morts, et souillé de
carnage.
Mais ce qui me surprend, c'est que Pomponius
M'a dit qu'en aucun lieu l'on n'a vu Manlius.
CICERON
Manlius ne vit plus.
CATON
Dieux ! quel bonheur extrême! Qui l'a donc
immolé?
CICERON
Catilina lui-même.
CATON
Consul, vous m'alarmez ; et je crains que
Céson
N'abuse comme vous d'un injuste soupçon.
Gardons-nous d'attaquer un homme
impénétrable,
Qu'il faut craindre encor plus innocent que
coupable.
CICERON
Caton, écoutez moins cette rare candeur.
Eh ! qui de tant de maux pourroit être l'auteur
?
Qui, hors Catilina, peut vouloir nous détruire
?
A de fausses lueurs vous laissez-vous séduire
?
Que Manlius soit mort, qu'il l'ait
sacrifié,
C'est prouver seulement qu'il s'en est
défié :
Je ne vois dans ce coup que le meurtre d'un
traître,
Qu'un autre a prévenu dans la crainte de
l'être.
Plût aux dieux que, moins lent à punir ses
forfaits,
Du chef des conjurés Céson nous eût
défaits !
Si de quelque succès son audace est
suivie,
Ses cruautés n'auront de bornes que sa
vie.
Des infâmes complots formés par
Céthégus
Ne voudriez-vous pas excepter Lentulus ?
Bientôt jusque sur vous leur fureur va
s'étendre.
Mais c'est trop s'arrêter.
CATON
Consul, daignez attendre :
Je ne souffrirai point qu'abandonnant ces lieux
Vous osiez exposer des jours si précieux ;
C'est votre ami, c'est moi qui vous en sollicite
:
De chevaliers romains une troupe d'élite
Par mon ordre bientôt va se rejoindre à
nous ;
Permettez qu'avec eux je combatte pour vous.
Scène 3
Cicéron, Caton, Lucius
CATON
Mais je vois Lucius : que vient-il nous apprendre
?
LUCIUS
Qu'à l'instant près de vous
Pétréius va se rendre ;
J'entends déjà son nom voler de toutes
parts,
Et déjà ses soldats ont bordé les
remparts :
Sans le secours heureux que le ciel nous envoie
Aux plus cruielles mains Rome allait être en
proie.
Nous avons vu trois fois le fier Catilina
S'élancer en fureur du palais de Sylla,
Renverser, foudroyer nos plus fermes cohortes ;
Trois fois, mais vainement, il a tenté les
portes :
Je l'ai vu presque seul se mêler parmi nous
;
J'ai vu Céson lui-même expirer sous ses
coups ;
De qui l'ose attaquer la ruine est certaine,
Et Rufus contre lui ne se soutient qu'à
peine.
Seigneur, il m'a chargé de vous en
avertir.
CATON
Je vois nos chevaliers ; il est temps de
partir.
Scène 4
Cicéron, Caton, Tullie
TULLIE
Seigneur, où courez-vous, tandis que le
carnage
Au soldat furieux laisse à peine un passage
?
CICERON
Rassurez-vous, ma fille, et restez en ces lieux ;
Bientôt nous reviendrons y rendre grâce aux
dieux :
Ce temple en attendant vous servira d'asile ;
Que sur Rome et sur moi votre coeur soit
tranquille.
Scène 5
Tullie
TULLIE
Espoir des malheureux, dieux, soyez mon recours !
Hélas ! c'est de vous seuls que j'attends du
secours.
A quel excès de maux me voilà parvenue
!
On me fuit, on se tait : ô soupçon qui me
tue !
Que je plains les malheurs de ce fatal
décret,
Que mon père a paru m'accorder à regret
!
Loin d'oser sur ce choix lui faire violence,
Ne devais-je pas mieux pénétrer son
silence ?
J'entends avec fureur nommer Catilina ;
On dit qu'il se retranche au palais de Sylla,
Tandis qu'en d'autres lieux il aurait dû
paraître.
Est-ce là, s'il m'aimait, que l'ingrat devrait
être ?
Peut-il m'abandonner en cette extrémité
?
Quel usage fait-il de sa fidélité ?
Aucun de ses amis n'accourt pour ma défense
;
Et tous, jusqu'à Probus, évitent ma
présence.
D'un funeste décret n'aurais-je armé sa
main
Que pour voir immoler jusqu'au dernier Romain ?
Cruel Catilina, soit perfide ou fidèle,
Que tu coûtes de pleurs à ma douleur
mortelle !
Que dis-je ? et Manlius qu'il a sacrifié
Ne l'a-t-il pas déjà plus que
justifié ?
Ne l'aimerai-je donc que pour lui faire outrage ?
Dieux, éloignez de moi cet horrible nuage.
On vient : c'est lui. Je sens redoubler mon
effroi.
Scène 6
Tullie, Catilina sans épée, un
poignard à la main
TULLIE
Seigneur, en quel état vous offrez-vous à
moi ?
Quoi! tout couvert de sang ! Quel désordre
effroyable !
A qui réservez-vous ce fer impitoyable ? Que
vois-je ?
CATILINA
Un malheureux qui vient d'être vaincu,
Honteux de vivre encore, ou d'avoir tant
vécu.
Dieux, qui m'abandonnez à mon sort
déplorable,
Ramenez-moi du moins l'ennemi qui m'accable.
En vain, pour le chercher, j'échappe à
mille bras,
Le lâche à ma fureur ne s'exposera
pas.
Tandis qu'au désespoir tout mon coeur est en
proie,
Mes cruels ennemis se livrent à la joie.
Ce fer, que je gardais pour leur percer le flanc,
Ne sera plus souillé que de mon propre
sang.
TULLIE, à part
Fatale vérité, que j'ai trop
combattue,
De quel affreux éclat viens-tu frapper ma vue
!
(à Catilina)
écoutez-moi, seigneur, et reprenez vos
sens.
Qui peut vous arracher ces terribles accents ?
Si vous êtes vaincu, mon père est donc
sans vie !
CATILINA
Eh ! sait-il seulement qu'on meurt pour la patrie
?
Ce n'est pas vous, c'est lui que je cherche en ces
lieux :
Fuyez, éloignez-vous d'un amant furieux.
Dieux ! après tant d'exploits dignes de mon
courage,
Il ne me restera qu'une inutile rage !
Ah ! si j'eusse manqué de prudence ou de
coeur,
Je pourrais au destin pardonner mon malheur ;
Mais que n'ai-je point fait dans ce moment terrible
!
Et que fallait-il donc pour me rendre invincible
?
Intrépides amis, dignes d'un sort plus
doux,
Vous êtes morts pour moi, j'ose vivre
après vous !
Quoi ! Sylla presque seul, plus heureux que grand
homme
N'eut besoin que d'un jour pour triompher de Rome
;
Et moi, triste jouet du perfide Céson,
Je suis vaincu deux fois, et par toi, Cicéron
!
Quoi ! dans le même instant qu'il faut que Rome
tombe,
C'est toi qui la soutiens, et c'est moi qui succombe
!
Mon génie, accablé par ce vil
plébéien,
Sera donc à jamais la victime du sien ?
Après m'avoir ravi la dignité
suprême,
Ce timide mortel triomphe de moi-même !
Fortune des héros, ce n'est pas sur les
coeurs
Que l'on te vit toujours mesurer tes faveurs.
Que l'on doit mépriser les lauriers que tu
donnes,
Puisque c'est Cicéron qu'aujourd'hui tu
couronnes !
O de mon désespoir vil et faible
instrument,
Tu me restes donc seul dans ce fatal moment !
Mes généraux amis sont morts pour ma
défense ;
Et, pour comble d'horreur, je mourrai sans vengeance
!
Dieux cruels, inventez quelque supplice affreux,
Qui puisse être pour moi plus triste et plus
honteux !
TULLIE
Malheureux ! que dis-tu ? Quand la mort
t'environne,
Ton coeur respire encor le fiel qui l'empoisonne,
Et gémit de laisser des crimes imparfaits
!
CATILINA
Qu'entends-je ? on m'ose ici reprocher des forfaits
!
Coeur faible, qui, rampant sous de lâches
maximes,
Croyez l'ambition une source de crimes,
Vaine erreur qu'un grand coeur sut toujours
dédaigner,
Apprenez que le mien était fait pour
régner.
Rome esclave, sans frein, avait besoin d'un
maître ;
J'ai voulu lui donner le seul digne de l'être
:
C'est moi. Si vous osez condamner ce projet,
Vous ne méritez pas d'en devenir l'objet.
N'auriez-vous pas voulu, pour gouverner l'empire,
Que j'eusse de Caton consulté le délire
;
Ou que, faisant un choix plus conforme à vos
voeux,
J'eusse, pour avilir tant d'hommes
généreux,
Donné ma voix au dieu que le sénat
révère,
Lui dont la seule gloire est d'être votre
père ?
TULLIE
Songez qu'il est du moins l'arbitre de vos jours.
CATILINA
Voilà celui qui doit décider de leur
cours.
Tout vaincu que je suis, craignez de voir
paraître
Cet arbitre nouveau qu'on me donne pour
maître.
TULLIE
Ecoutez-moi, cruel, avant que la fureur
Achève d'aveugler votre indomptable coeur
:
Les moments nous sont chers ; et celui-ci,
peut-être,
Va flétrir sur l'airain le jour qui vous vit
naître.
Encor si, dans les champs où préside
l'honneur,
Où le vaincu souvent peut braver le
vainqueur,
Je vous voyais chercher une sorte de gloire,
Je pourrais sans rougir chérir votre
mémoire :
Mais se donner la mort pour de honteux complots,
Est-ce donc là mourir de la mort des
héros ?
Je devrais vous haïr ; mais votre mort
prochaine
éteint tout sentiment de vengeance et de
haine.
Mon coeur, de ses devoirs autrefois si jaloux,
Qui, malgré tout l'amour dont il brûlait
pour vous,
Se fit de votre perte un devoir légitime,
Ne sait plus aujourd'hui que pleurer sa victime.
Barbare, si jamais vous fûtes mon amant,
Si la mort vous paraît un frivole tourment,
Craignez-en un pour vous plus cruel : c'est
moi-même ;
C'est une amante en pleurs, qui vous perd et vous aime
;
C'est ma douleur, qui va me conduire au tombeau.
Voulez-vous, en mourant, devenir mon bourreau ?
Reconnaissez ma voix ; c'est la fière
Tullie,
Que l'amour vous ramène et vous
réconcilie,
Qui veut vous arracher à votre
désespoir,
Et qui ne rougit plus de trahir son devoir.
Songez, Catilina, que Rome est votre mère
;
Qu'à vous, plus qu'à tout autre, elle
doit être chère.
Renoncez à l'orgueil de vouloir mettre aux
fers
Un peuple à qui les dieux ont soumis
l'univers.
Pour sauver votre honneur, n'employez d'autres
armes
Qu'un retour vertueux, vos remords, et mes larmes
:
Jurez-moi que jamais vous ne teindrez vos mains
De votre propre sang, ni du sang des Romains.
Je vais vous dérober au coup qui vous menace
;
Ce que j'ai fait pour Rome obtiendra votre
grâce.
CATILINA
Ma grâce est dans mes mains, coeur indigne du
mien.
Cicéron vous a-t-il déjà transmis
le sien ?
Moi, fléchir ! moi, prier ! moi, demander la vie
!
L'accepter, ce serait me couvrir d'infamie.
TULLIE
Hé bien ! cruel, méprise un pardon
généreux,
J'y consens ; mais du moins, dans ton sort
malheureux,
De la part d'une amante accepte une retraite.
CATILINA
M'y pourriez-vous cacher ma honte et ma défaite
?
C'est là le trait cruel qui déchire mon
coeur.
Ah ! s'il vous touche encor, respectez mon
malheur.
Si de vous obéir ce coeur était
capable,
J'aurais trop mérité le destin qui
m'accable.
Dans l'état où je suis, loin de vous
attendrir,
C'est vous qui devriez m'exciter à mourir,
Et même me prêter une main
généreuse.
Cachez à mes regards cette douleur
honteuse.
Que craignez-vous ? ma mort ? La mort n'est qu'un
instant,
Que le grand coeur défie, et que le lâche
attend.
Vous m'indignez : je sens que ma raison
s'égare.
TULLIE
Frappe ; mais, malgré toi, tu me suivras,
barbare !
Ne crois pas m'effrayer par tes emportements ;
Je ne me connais plus dans ces affreux moments.
Quoi ! c'est Catilina qui manque de constance !
Malheureux ! qu'attends-tu, sans armes, sans
défense ?
Le sénat va bientôt revenir en ces lieux
:
Veux-tu que je te voie égorger à mes yeux
?
Ingrat, suis-moi ; du moins une fois en ta vie,
Reconnais, par pitié, l'empire de Tullie.
Tu n'as que trop bravé sa tendresse et ses
pleurs ;
Prête-moi ce poignard.
CATILINA, se perce, et donne le poignard à
Tullie
Le voilà.
TULLIE
Je me meurs !
CATILINA
Tout est fini pour moi : mais, si je perds la
vie,
Du moins mes ennemis ne me l'ont point ravie.
Séchez vos pleurs, Tullie : eh ! que
prétendez-vous
D'un coeur dont la mort seule éteindra le
courroux ?
Etouffez des regrets que ma fierté
dédaigne ;
C'est de mourir vaincu qu'il faut que l'on me
plaigne.
Scène 7
Catilina, Tullie, Lentulus, Céthégus, les
licteurs
CATILINA, voyant arriver les conjurés
qu'on mène au supplice
Voici le dernier coup que me gardait le sort.
CETHEGUS, en passant
Adieu. Catilina : nous allons à la mort.
CATILINA
Amis infortunés, ma main vient de
répandre
Ce sang que j'aurais dû verser pour vous
défendre.
Scène 8
Cicéron, Caton, Catilina, Tullie, les
licteurs
CATILINA, voyant paraître Cicéron et
Caton
Il ne me restait plus, pour comble de douleur,
Que d'expirer aux yeux de mon lâche
vainqueur.
(à Cicéron)
Approche, plébéien ; viens voir mourir un
homme
Qui t'a laissé vivant pour la honte de
Rome.
(à Caton)
Et toi, dont la vertu ressemble à la
fureur,
Au gré de mes désirs tu feras son
malheur.
Cruels, qui redoublez l'horreur qui m'environne,
(il fait un mouvement pour se lever)
Qu'heureusement pour vous la force m'abandonne !
Mais croyez qu'en mourant mon coeur n'est point
changé.
0 César ! si tu vis, je suis assez
vengé.
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