Acte V

Acte IV  

Scène 1
Cicéron

CICERON
Caton ne paraît point, et la nuit qui s'avance
Accroît à chaque instant l'horreur qui la devance.
Pétréius, invité de hâter son retour,
Ne peut plus arriver avant la fin du jour ;
Et ce jour malheureux était le seul peut-être
Qui pouvait me flatter de triompher d'un traître :
Plus sur son innocence il a cru m'abuser,
Plus mon coeur défiant s'obstine à l'accuser.
Je sais qu'à Manlius il vient d'ôter la vie ;
C'est pour mieux m'éblouir qu'il nous le sacrifie.
Trop heureux si je puis à mon tour lui cacher
Le péril du décret qu'il vient de m'arracher !
Mais nous sommes perdus si jamais il devine
Qu'en secret par Céson je traîne sa ruine ;
Des pièges qu'on lui tend habile à se venger,
Il en ferait sur moi retomber le danger.
Rufus m'assure en vain d'une longue défense,
Céson est désormais mon unique espérance.
Quelle honte pour vous, indomptables Romains,
De n'avoir pour appui que de si faibles mains !
O toi, qu'en ses malheurs Rome toujours implore,
Et que sans te nommer en secret elle adore ;
Toi, qui devais un jour, couronnant ses exploits,
Soumettre à son pouvoir les peuples et les rois,
Daigne aujourd'hui du moins, favorable génie,
La sauver de l'opprobre et de la tyrannie.
Caton ne revient point ; je crains que son ardeur
Plus loin que je ne veux n'entraîne son grand coeur.


Scène 2
Cicéron, Caton

CICERON
Mais je le vois ; c'est lui. Quoi ! vous êtes en armes !
Venez-vous redoubler, ou calmer nos alarmes ?

CATON
Je voudrais vainement, dans ce désordre affreux,
Vous promettre, consul, quelque succès heureux :
Le destin du sénat est d'autant plus terrible
Que la main qui nous frappe est encore invisible :
Victorieux, vaincu, j'ai combattu longtemps
Sans pouvoir reconnaître un seul des combattants.
Nos soldats étonnés, peu touchés de leur gloire,
N'ont plus ce noble orgueil garant de la victoire :
J'ai vu, non sans frémir, nos premiers vétérans
Muets, intimidés, abandonner les rangs.
La nuit achèvera bientôt de tout confondre ;
Et Rufus de Céson n'ose plus me répondre.
Si Pétréius enfin ne vient nous secourir,
Il ne nous restera que l'honneur de mourir :
Mais si nous en croyons les lenteurs de Pompée,
Notre attente sur lui sera toujours trompée :
Son lieutenant, nourri dans cet abus fatal,
N'imitera que trop ce tiède général.
Cependant il est temps que Pétréius arrive ;
La chaleur du combat ne peut être plus vive.
Le fier Catilina, revêtu d'un emploi
Dont vous avez voulu le charger malgré moi,
Sur le frivole espoir de pouvoir le surprendre
Dans les pièges nouveaux que vous croyez lui tendre,
L'adroit Catilina vous aura pénétré :
Aux portes de Préneste il ne s'est point montré ;
L'intrépide Rufus, qui s'en est rendu maître,
A ce poste du moins ne l'a point vu paraître ;
Et je crains qu'il ne soit au palais de Sylla,
Car j'en ai vu sortir Célius et Sura :
Pomponitis, suivi d'une troupe fidèle,
L'investit, et pour vous rien n'égale son zèle :
Il a fait mettre aux fers, sur l'avis de Céson,
Plusieurs séditieux, les Gaulois et Sunnon.
Soit haine, soit mépris, dessein ou négligence,
L'indifférent Crassus garde un honteux silence.
César se tait aussi ; quel qu'en soit le sujet,
Rien n'est si dangereux que César qui se tait ;
Cependant son palais, dans une paix profonde,
Est, selon sa coutume, ouvert à tout le monde.
La moitié du sénat défend le Champ de Mars,
Où le peuple en fureur accourt de toutes parts ;
Rome enfin n'offre plus que l'effroyable image
D'un champ couvert de morts, et souillé de carnage.
Mais ce qui me surprend, c'est que Pomponius
M'a dit qu'en aucun lieu l'on n'a vu Manlius.

CICERON
Manlius ne vit plus.

CATON
Dieux ! quel bonheur extrême! Qui l'a donc immolé?

CICERON
                     Catilina lui-même.

CATON
Consul, vous m'alarmez ; et je crains que Céson
N'abuse comme vous d'un injuste soupçon.
Gardons-nous d'attaquer un homme impénétrable,
Qu'il faut craindre encor plus innocent que coupable.

CICERON
Caton, écoutez moins cette rare candeur.
Eh ! qui de tant de maux pourroit être l'auteur ?
Qui, hors Catilina, peut vouloir nous détruire ?
A de fausses lueurs vous laissez-vous séduire ?
Que Manlius soit mort, qu'il l'ait sacrifié,
C'est prouver seulement qu'il s'en est défié :
Je ne vois dans ce coup que le meurtre d'un traître,
Qu'un autre a prévenu dans la crainte de l'être.
Plût aux dieux que, moins lent à punir ses forfaits,
Du chef des conjurés Céson nous eût défaits !
Si de quelque succès son audace est suivie,
Ses cruautés n'auront de bornes que sa vie.
Des infâmes complots formés par Céthégus
Ne voudriez-vous pas excepter Lentulus ?
Bientôt jusque sur vous leur fureur va s'étendre.
Mais c'est trop s'arrêter.

CATON
                     Consul, daignez attendre :
Je ne souffrirai point qu'abandonnant ces lieux
Vous osiez exposer des jours si précieux ;
C'est votre ami, c'est moi qui vous en sollicite :
De chevaliers romains une troupe d'élite
Par mon ordre bientôt va se rejoindre à nous ;
Permettez qu'avec eux je combatte pour vous.


Scène 3
Cicéron, Caton, Lucius

CATON
Mais je vois Lucius : que vient-il nous apprendre ?

LUCIUS
Qu'à l'instant près de vous Pétréius va se rendre ;
J'entends déjà son nom voler de toutes parts,
Et déjà ses soldats ont bordé les remparts :
Sans le secours heureux que le ciel nous envoie
Aux plus cruielles mains Rome allait être en proie.
Nous avons vu trois fois le fier Catilina
S'élancer en fureur du palais de Sylla,
Renverser, foudroyer nos plus fermes cohortes ;
Trois fois, mais vainement, il a tenté les portes :
Je l'ai vu presque seul se mêler parmi nous ;
J'ai vu Céson lui-même expirer sous ses coups ;
De qui l'ose attaquer la ruine est certaine,
Et Rufus contre lui ne se soutient qu'à peine.
Seigneur, il m'a chargé de vous en avertir.

CATON
Je vois nos chevaliers ; il est temps de partir.


Scène 4
Cicéron, Caton, Tullie

TULLIE
Seigneur, où courez-vous, tandis que le carnage
Au soldat furieux laisse à peine un passage ?

CICERON
Rassurez-vous, ma fille, et restez en ces lieux ;
Bientôt nous reviendrons y rendre grâce aux dieux :
Ce temple en attendant vous servira d'asile ;
Que sur Rome et sur moi votre coeur soit tranquille.


Scène 5
Tullie

TULLIE
Espoir des malheureux, dieux, soyez mon recours !
Hélas ! c'est de vous seuls que j'attends du secours.
A quel excès de maux me voilà parvenue !
On me fuit, on se tait : ô soupçon qui me tue !
Que je plains les malheurs de ce fatal décret,
Que mon père a paru m'accorder à regret !
Loin d'oser sur ce choix lui faire violence,
Ne devais-je pas mieux pénétrer son silence ?
J'entends avec fureur nommer Catilina ;
On dit qu'il se retranche au palais de Sylla,
Tandis qu'en d'autres lieux il aurait dû paraître.
Est-ce là, s'il m'aimait, que l'ingrat devrait être ?
Peut-il m'abandonner en cette extrémité ?
Quel usage fait-il de sa fidélité ?
Aucun de ses amis n'accourt pour ma défense ;
Et tous, jusqu'à Probus, évitent ma présence.
D'un funeste décret n'aurais-je armé sa main
Que pour voir immoler jusqu'au dernier Romain ?
Cruel Catilina, soit perfide ou fidèle,
Que tu coûtes de pleurs à ma douleur mortelle !
Que dis-je ? et Manlius qu'il a sacrifié
Ne l'a-t-il pas déjà plus que justifié ?
Ne l'aimerai-je donc que pour lui faire outrage ?
Dieux, éloignez de moi cet horrible nuage.
On vient : c'est lui. Je sens redoubler mon effroi.


Scène 6
Tullie, Catilina sans épée, un poignard à la main

TULLIE
Seigneur, en quel état vous offrez-vous à moi ?
Quoi! tout couvert de sang ! Quel désordre effroyable !
A qui réservez-vous ce fer impitoyable ? Que vois-je ?

CATILINA
Un malheureux qui vient d'être vaincu,
Honteux de vivre encore, ou d'avoir tant vécu.
Dieux, qui m'abandonnez à mon sort déplorable,
Ramenez-moi du moins l'ennemi qui m'accable.
En vain, pour le chercher, j'échappe à mille bras,
Le lâche à ma fureur ne s'exposera pas.
Tandis qu'au désespoir tout mon coeur est en proie,
Mes cruels ennemis se livrent à la joie.
Ce fer, que je gardais pour leur percer le flanc,
Ne sera plus souillé que de mon propre sang.

TULLIE, à part
Fatale vérité, que j'ai trop combattue,
De quel affreux éclat viens-tu frapper ma vue !
(à Catilina)
écoutez-moi, seigneur, et reprenez vos sens.
Qui peut vous arracher ces terribles accents ?
Si vous êtes vaincu, mon père est donc sans vie !

CATILINA
Eh ! sait-il seulement qu'on meurt pour la patrie ?
Ce n'est pas vous, c'est lui que je cherche en ces lieux :
Fuyez, éloignez-vous d'un amant furieux.
Dieux ! après tant d'exploits dignes de mon courage,
Il ne me restera qu'une inutile rage !
Ah ! si j'eusse manqué de prudence ou de coeur,
Je pourrais au destin pardonner mon malheur ;
Mais que n'ai-je point fait dans ce moment terrible !
Et que fallait-il donc pour me rendre invincible ?
Intrépides amis, dignes d'un sort plus doux,
Vous êtes morts pour moi, j'ose vivre après vous !
Quoi ! Sylla presque seul, plus heureux que grand homme
N'eut besoin que d'un jour pour triompher de Rome ;
Et moi, triste jouet du perfide Céson,
Je suis vaincu deux fois, et par toi, Cicéron !
Quoi ! dans le même instant qu'il faut que Rome tombe,
C'est toi qui la soutiens, et c'est moi qui succombe !
Mon génie, accablé par ce vil plébéien,
Sera donc à jamais la victime du sien ?
Après m'avoir ravi la dignité suprême,
Ce timide mortel triomphe de moi-même !
Fortune des héros, ce n'est pas sur les coeurs
Que l'on te vit toujours mesurer tes faveurs.
Que l'on doit mépriser les lauriers que tu donnes,
Puisque c'est Cicéron qu'aujourd'hui tu couronnes !
O de mon désespoir vil et faible instrument,
Tu me restes donc seul dans ce fatal moment !
Mes généraux amis sont morts pour ma défense ;
Et, pour comble d'horreur, je mourrai sans vengeance !
Dieux cruels, inventez quelque supplice affreux,
Qui puisse être pour moi plus triste et plus honteux !

TULLIE
Malheureux ! que dis-tu ? Quand la mort t'environne,
Ton coeur respire encor le fiel qui l'empoisonne,
Et gémit de laisser des crimes imparfaits !

CATILINA
Qu'entends-je ? on m'ose ici reprocher des forfaits !
Coeur faible, qui, rampant sous de lâches maximes,
Croyez l'ambition une source de crimes,
Vaine erreur qu'un grand coeur sut toujours dédaigner,
Apprenez que le mien était fait pour régner.
Rome esclave, sans frein, avait besoin d'un maître ;
J'ai voulu lui donner le seul digne de l'être :
C'est moi. Si vous osez condamner ce projet,
Vous ne méritez pas d'en devenir l'objet.
N'auriez-vous pas voulu, pour gouverner l'empire,
Que j'eusse de Caton consulté le délire ;
Ou que, faisant un choix plus conforme à vos voeux,
J'eusse, pour avilir tant d'hommes généreux,
Donné ma voix au dieu que le sénat révère,
Lui dont la seule gloire est d'être votre père ?

TULLIE
Songez qu'il est du moins l'arbitre de vos jours.

CATILINA
Voilà celui qui doit décider de leur cours.
Tout vaincu que je suis, craignez de voir paraître
Cet arbitre nouveau qu'on me donne pour maître.

TULLIE
Ecoutez-moi, cruel, avant que la fureur
Achève d'aveugler votre indomptable coeur :
Les moments nous sont chers ; et celui-ci, peut-être,
Va flétrir sur l'airain le jour qui vous vit naître.
Encor si, dans les champs où préside l'honneur,
Où le vaincu souvent peut braver le vainqueur,
Je vous voyais chercher une sorte de gloire,
Je pourrais sans rougir chérir votre mémoire :
Mais se donner la mort pour de honteux complots,
Est-ce donc là mourir de la mort des héros ?
Je devrais vous haïr ; mais votre mort prochaine
éteint tout sentiment de vengeance et de haine.
Mon coeur, de ses devoirs autrefois si jaloux,
Qui, malgré tout l'amour dont il brûlait pour vous,
Se fit de votre perte un devoir légitime,
Ne sait plus aujourd'hui que pleurer sa victime.
Barbare, si jamais vous fûtes mon amant,
Si la mort vous paraît un frivole tourment,
Craignez-en un pour vous plus cruel : c'est moi-même ;
C'est une amante en pleurs, qui vous perd et vous aime ;
C'est ma douleur, qui va me conduire au tombeau.
Voulez-vous, en mourant, devenir mon bourreau ?
Reconnaissez ma voix ; c'est la fière Tullie,
Que l'amour vous ramène et vous réconcilie,
Qui veut vous arracher à votre désespoir,
Et qui ne rougit plus de trahir son devoir.
Songez, Catilina, que Rome est votre mère ;
Qu'à vous, plus qu'à tout autre, elle doit être chère.
Renoncez à l'orgueil de vouloir mettre aux fers
Un peuple à qui les dieux ont soumis l'univers.
Pour sauver votre honneur, n'employez d'autres armes
Qu'un retour vertueux, vos remords, et mes larmes :
Jurez-moi que jamais vous ne teindrez vos mains
De votre propre sang, ni du sang des Romains.
Je vais vous dérober au coup qui vous menace ;
Ce que j'ai fait pour Rome obtiendra votre grâce.

CATILINA
Ma grâce est dans mes mains, coeur indigne du mien.
Cicéron vous a-t-il déjà transmis le sien ?
Moi, fléchir ! moi, prier ! moi, demander la vie !
L'accepter, ce serait me couvrir d'infamie.

TULLIE
Hé bien ! cruel, méprise un pardon généreux,
J'y consens ; mais du moins, dans ton sort malheureux,
De la part d'une amante accepte une retraite.

CATILINA
M'y pourriez-vous cacher ma honte et ma défaite ?
C'est là le trait cruel qui déchire mon coeur.
Ah ! s'il vous touche encor, respectez mon malheur.
Si de vous obéir ce coeur était capable,
J'aurais trop mérité le destin qui m'accable.
Dans l'état où je suis, loin de vous attendrir,
C'est vous qui devriez m'exciter à mourir,
Et même me prêter une main généreuse.
Cachez à mes regards cette douleur honteuse.
Que craignez-vous ? ma mort ? La mort n'est qu'un instant,
Que le grand coeur défie, et que le lâche attend.
Vous m'indignez : je sens que ma raison s'égare.

TULLIE
Frappe ; mais, malgré toi, tu me suivras, barbare !
Ne crois pas m'effrayer par tes emportements ;
Je ne me connais plus dans ces affreux moments.
Quoi ! c'est Catilina qui manque de constance !
Malheureux ! qu'attends-tu, sans armes, sans défense ?
Le sénat va bientôt revenir en ces lieux :
Veux-tu que je te voie égorger à mes yeux ?
Ingrat, suis-moi ; du moins une fois en ta vie,
Reconnais, par pitié, l'empire de Tullie.
Tu n'as que trop bravé sa tendresse et ses pleurs ;
Prête-moi ce poignard.

CATILINA, se perce, et donne le poignard à Tullie
                     Le voilà.

TULLIE
                                         Je me meurs !

CATILINA
Tout est fini pour moi : mais, si je perds la vie,
Du moins mes ennemis ne me l'ont point ravie.
Séchez vos pleurs, Tullie : eh ! que prétendez-vous
D'un coeur dont la mort seule éteindra le courroux ?
Etouffez des regrets que ma fierté dédaigne ;
C'est de mourir vaincu qu'il faut que l'on me plaigne.


Scène 7
Catilina, Tullie, Lentulus, Céthégus, les licteurs

CATILINA, voyant arriver les conjurés qu'on mène au supplice
Voici le dernier coup que me gardait le sort.

CETHEGUS, en passant
Adieu. Catilina : nous allons à la mort.

CATILINA
Amis infortunés, ma main vient de répandre
Ce sang que j'aurais dû verser pour vous défendre.


Scène 8
Cicéron, Caton, Catilina, Tullie, les licteurs

CATILINA, voyant paraître Cicéron et Caton
Il ne me restait plus, pour comble de douleur,
Que d'expirer aux yeux de mon lâche vainqueur.
(à Cicéron)
Approche, plébéien ; viens voir mourir un homme
Qui t'a laissé vivant pour la honte de Rome.
(à Caton)
Et toi, dont la vertu ressemble à la fureur,
Au gré de mes désirs tu feras son malheur.
Cruels, qui redoublez l'horreur qui m'environne,
(il fait un mouvement pour se lever)
Qu'heureusement pour vous la force m'abandonne !
Mais croyez qu'en mourant mon coeur n'est point changé.
0 César ! si tu vis, je suis assez vengé.



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