[XI. Les suites de la conjuration]

Chapitre 10 Sommaire  

Il nous reste encore quelques mots à dire sur les suites immédiates de la conjuration. Cicéron, après avoir déposé la dignité consulaire, garda les procès-verbaux des mémorables séances où Volturcius et les Allobroges avaient fait leurs dépositions. Pareille conduite serait presque un crime aujourd'hui ; mais alors le sénat ne tenait registre que de ses décisions, et le travail des sténographes étant en quelque sorte l'invention de Cicéron, pouvait être considéré connue sa propriété particulière. Lorsqu'il introduisit dans le sénat cette innovation, qui ne parait point avoir trouvé d'imitateurs, du moins pour le moment (1), son but était, je pense, d'en imposer à ses collègues et au peuple, en affectant de ne point craindre la publicité, de la rechercher même. Trop souvent les sénatus-consultes sortaient à l'improviste de la curie, les causes qui les avaient fait décréter, la discussion à laquelle ils avaient donné lieu demeurant toujours inconnues au peuple, qui devait en subir les effets. On a dit que Cicéron avait prescrit la rédaction de ces procès-verbaux, parce qu'il prévoyait qu'on attaquerait un jour les actes de son consulat, et qu'il se réservait ainsi une arme contre la malice de ses adversaires. Cependant il faut remarquer que les sténographes étant les agents de Cicéron, leurs notes n'auraient pas mérité plus de confiance que le témoignage de ses amis dans un procès politique. Pour sa défense personnelle elles n'auraient eu presque aucune valeur ; il est même douteux que dans les usages de l'époque, il lui eût été permis de s'en servir. Mais ces pièces lui furent utiles pour produire de l'impression sur le vulgaire, et lui persuader que le consul ne négligeait rien pour découvrir la vérité. Aussitôt après la mort des conjurés, des relations furent répandues dans toutes les provinces, et l'existence de ces procès-verbaux devait ajouter à la confiance qu'elles pouvaient inspirer. Cependant il est peu probable que Cicéron s'en rapportât à ses scribes pour rédiger des mémoires si importants, qui n'étaient à vrai dire que l'exposé public de sa conduite. Tout donne lieu de croire que les procès-verbaux véritables furent détruits par Cicéron lui-même. Bien que souvent invoqués dans les procès qui suivirent, on sait qu'ils ne furent jamais publiés. Le possesseur fit quelquefois allusion à son dépôt mystérieux, mais il n'en fit jamais usage, même à une époque où il n'offrait plus qu'un intérêt historique. Sa réserve ne put cependant le garantir des imputations les plus odieuses. On l'accusa d'avoir falsifié ces pièces, et même d'en avoir fait trafic. Suivant ses accusateurs, il aurait vendu à prix d'or les altérations demandées, soit pour livrer quelques noms à des haines particulières, soit pour en dérober quelques autres à la justice publique. On dit que les témoins, ou pour mieux dire, les espions dont il s'était servi pour surprendre les secrets des conjurés, obéissaient encore, après le supplice des coupables, aux suggestions de l'ex-consul et de sa femme Terentia, qui dictaient leurs réponses d'après les offres des intéressés (2). Ces calomnies méritent à peine une réfutation. Consul, Cicéron dut exercer une grande influence sur des agents qu'il pouvait récompenser ou punir ; rentré dans la vie privée, quel moyen d'action lui restait-il contre ces misérables dont le témoignage appartenait au contraire à quiconque le voulait payer ? Sans doute, il n'est pas douteux que les témoins qui comparurent devant le sénat ne dirent pas tout ce qu'ils savaient ; il est probable même qu'ils ne parlèrent que d'après les secrètes instructions dit consul : mais il faut s'empresser de répéter que l'influence de Cicéron se borna seulement à diminuer le nombre des coupables, et à ne convaincre que des hommes odieux à tout le monde. Il n'avait pas d'autres chances de réussir, et son intérêt seul le justifie suffisamment.

Le supplice des conjurés, la victoire de Pétréius, avaient ranimé toute la confiance du parti oligarchique. Malgré quelques protestations partielles, le sénat recueillit tranquillement les fruits d'un coup d'Etat audacieux. Le succès présent lui faisait oublier ses anciennes défaites, et c'était à qui se ferait un mérite auprès des vainqueurs, en accablant les vaincus. Plusieurs complices plus ou moins obscurs de Catilina, épargnés ou ménagés peut-être par Cicéron, furent poursuivis criminellement par des particuliers. Instruits suivant les formes ordinaires, ces procès amenèrent d'abord la condamnation de presque tous les accusés. Cependant aucun ne fut puni de mort. L'exil et la confiscation des biens furent les seuls châtiments infligés par les juges, et il est étrange que le contraste de cette indulgence avec la rigueur déployée contre Lentulus n'ait pas montré au sénat tout le danger de prolonger ainsi des procédures dont chacune semblait taxer de cruauté le fameux arrêt des nones de décembre. Ser. Sylla, M. Porcius Laecca, L. Varguntéius, sénateurs, et C. Cornélius, chevalier romain (3), ne purent trouver un défenseur, et furent punis de l'exil et d'une amende au commencement de l'année 692. Autronius Paetus, accusé comme eux et déjà compromis dans la première conjuration de Catilina, supplia Cicéron de lui prêter le secours de sou éloquence. Ce fut eu vain que les Marcellus réunirent leurs prières aux siennes et qu'ils invoquèrent le souvenir des liaisons de jeunesse qui avaient existé entre l'accusé et l'orateur (4). Cicéron fut inflexible, et Autronius fut condamné comme les précédents. Le refus de l'illustre avocat trouva un blâme dans le public, et devint presque scandaleux, lorsque Cicéron consentit à plaider, conjointement avec Hortensius, pour P. Sylla, aussi manifestement coupable que l'était Autronius. Dans le même temps, l'accusé prêtait à son défenseur deux millions de sesterces, avec lesquels celui-ci s'achetait un palais somptueux (5). On prédit aussitôt que P. Sylla serait absous, et ce fut un spectacle étrange que de voir l'ex-consul exhortant les juges à la clémence et traitant d'étourderie les crimes qu'il venait de punir du dernier supplice. Quels qu'aient été les motifs qui obligèrent Cicéron à défendre un complice de Catilina, son plaidoyer entacha de légèreté son caractère, et les subtilités de l'avocat donnèrent lieu à ses ennemis de mettre en doute la bonne foi du consul.

P. Sylla fut acquitté. Un de ses accusateurs était un certain C. Cornélius, dont le père, beaucoup plus compromis que P. Sylla dans la conjuration, car il s'était offert avec Varguntéius pour assassiner le consul (6), espérait peut-être détourner les soupçons en faisant poursuivre ses propres complices.

Malgré l'acquittement de P. Sylla et de quelques autres moins illustres, les accusations ne discontinuèrent pas. Les espions employés par le consul profitaient de leur position pour se faire marchander leurs aveux ou leur silence. L'imputation de complicité avec Catilina était devenue le texte obligé de tous ces procès politiques si fréquents chez les Romains ; elle était l'arme banale de tous les ressentiments. Catulus et Pison l'essayèrent de nouveau contre César. Parmi les espions nombreux dont les chefs du complot avaient été entourés par la prudence du consul, j'ai déjà nommé un certain Vettius. Jaloux peut-être des grandes récompenses accordées à Volturcius, cet homme voulut jouer aussi un rôle important. Il fatiguait le sénat par ses listes de conjurés qu'il ne complétait jamais et qu'il prétendait sans cesse augmenter (7). Quel que fût le mépris qu'il inspirât, ses rapports bien connus avec les principaux chefs du complot, ses relations mêmes avec le consul, rendaient Vettius redoutable ; il l'était d'autant plus que son témoignage appartenait à qui le voulait payer. Il ne fut pas difficile à Catulus et à Pison de lui dicter le langage qu'il devait tenir. Curius, l'amant de Fulvia, autre dénonciateur à gages, s'associant à Vettius, probablement par les mêmes motifs, déclara devant le sénat qu'il tenait de la bouche même de Catilina que César était son complice ; et Vettius, de son côté, faisait une semblable déposition entre les mains de Novius Niger, juge des enquêtes, s'engageant à produire une lettre autographe de César à Catilina, qui ne laisserait aucun doute sur la part que le premier aurait prise à la conjuration (8).

Déjà les continuelles variations de Vettius avaient donné la mesure de la confiance qu'il fallait lui accorder, et le fantôme menaçant de Catilina n'était plus là pour armer le sénat de rigueur. Les plus prudents voyaient avec déplaisir éterniser ainsi une conspiration qu'ils avaient cessé de craindre. Ils ne songeaient plus qu'à faire oublier l'usage qu'ils avaient fait de leur pouvoir ; car attaquer César dans Rome rassurée, c'était rallumer la guerre et réveiller un ennemi qu'il fallait respecter. Curius fut donc mal accueilli, mais César voulut une explication complète. D'un mot il confondit ce misérable. Il interpella Cicéron comme l'homme le mieux instruit de tout ce qui avait rapport aux noms et aux relations des conjurés, et le somma de déclarer ce qu'il fallait penser des assertions de Curius. On peut deviner facilement la réponse de celui qui, revêtu du pouvoir consulaire, avait toujours ménagé le chef du parti démocratique : Cicéron s'empressa de justifier César ; il déclara même qu'il en avait reçu des informations officieuses dès avant la découverte du complot (9), et que dans cette circonstance il n'avait eu qu'à se louer du concours que César lui avait prêté ainsi que tous les bons citoyens. Le sénat applaudit, et remit au magistrat offensé le soin de punir ses calomniateurs. Déjà le peuple, imparfaitement instruit de l'accusation et des dispositions du sénat, s'assemblait tumultueusement autour de la curie. La longueur de la séance excitait ses alarmes, et mille voix menaçantes s'élevaient pour demander César (10). Prête à le défendre si on l'eût trouvé coupable, la multitude l'accueillit avec transport en le voyant reparaître triomphant. Ses ennemis, consternés par la violence de ces démonstrations populaires, lui abandonnaient les ignobles instruments de leur haine impuissante. César n'était point vindicatif ; pour lui un ennemi n'était qu'un obstacle matériel qu'il oubliait dès que, par force ou par adresse, il l'avait surmonté; mais cette fois il sentit le besoin de faire un exemple qui le délivrât de ces continuelles attaques. Par son ordre Vettius fut traîné en prison, et l'on eut beaucoup de peine à le soustraire à la fureur de la multitude, qui voulait le mettre en pièces. Tout ce qu'il possédait fut saisi et vendu; lui-même, condamné à une grosse amende, demeura longtemps dans les fers (11). César voulut même que Novius Niger expiât par la prison l'audace qu'il avait eue d'accueillir une dénonciation portée contre un magistrat son supérieur (12). Quant à Curius, il fut seulement privé de la somme d'argent qu'il devait recevoir pour prix de ses précédentes révélations (13). On peut s'étonner de cette différence dans le traitement de ces trois hommes ; mais Curius était l'amant d'une femme intrigante et qui avait beaucoup d'amis. Fulvia l'avait déjà sauvé une fois, et sans doute César ne se montra pas moins facile à son égard que ne l'avait été Cicéron.

Au reste, ce dernier scandale ouvrit les yeux au sénat. Il résolut de publier les noms des conjurés contre lesquels il existait des preuves positives (14). C'était annoncer que désormais il n'accueillerait plus aucune dénonciation nouvelle. D'ailleurs ces noms signalés à la vindicte publique étaient tous obscurs, les coupables se cachaient loin de Rome. Les poursuites cessèrent, et ce ne fut plus que dans les harangues de Cicéron que l'on entendit maudire le nom de Catilina. Son souvenir vécut encore longtemps parmi cette jeunesse patricienne sur laquelle il avait exercé une si grande et si déplorable influence. On éleva près de Rome un cénotaphe à celui que le sénat avait déclaré ennemi public. En 695, C. Antonins, qui de son lit avait remporté la sanglante victoire où périt Catilina, fut condamné pour concussion et honteusement chassé du sénat. Le même jour le cénotaphe de Catilina fut couronné de fleurs, et ses complices impunis se réunirent dans un banquet pour célébrer cette vengeance tardive et pour apaiser par des libations les mânes de leur chef (15).

Quelquefois un malade désespéré retrouve inopinément des forces et donne pour un moment quelque preuve d'une vigueur qu'on n'aurait pas attendue de son long épuisement. Mais il faut se garder de voir dans cette énergie fugitive l'indice d'une crise favorable. C'est le dernier effort de la nature dans un corps robuste, symptôme plus effrayant que la langueur qui le précède. Dans la dissolution d'un corps politique on observe des crises semblables, et l'on en peut tirer les mêmes augures. Le sénat en faisant mourir Lentulus et ses complices au mépris de l'appel au peuple, ne pouvait tromper sur son agonie des politiques exercés. Il venait d'épuiser ses forces contre le moindre de ses ennemis, et retombait accablé à la merci de ses nombreux adversaires. Déjà Pompée, revenant d'Asie avec ses légions victorieuses, allait régner en maître, ou plutôt il allait continuer d'être à son insu l'instrument d'une ambition plus habile. César ne veut point encore du pouvoir, car avant de s'en emparer il veut que l'admiration publique le lui décerne. Jusqu'à ce qu'il ait révélé les prodigieuses ressources de son génie, jusqu'à ce qu'il ait effacé la gloire des plus grands capitaines, il laissera patiemment à Pompée l'ombre d'une puissance absolue. Lorsque le temps sera venu, il renversera ce vain fantôme. Désormais entre ces deux grands despotes l'oligarchie disparaît accablée. Elle ne se réveillera plus qu'aux ides de mars, pour périr bientôt après sous le poignard qu'elle aura inutilement ensanglanté (16).


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(1)  Consulter l'excellent ouvrage de M. Victor Leclerc : Des Journaux chez les Romains, p. 241, 253.

(2)  C. Sall., Declam. in Cic., 2. - Cette pièce, qui parait d'ailleurs faussement attribuée à Salluste, est cependant un monument que l'histoire ne peut négliger. Si l'on admet qu'elle soit l'oeuvre de quelque rhéteur inconnu, on peut penser du moins que l'auteur avait à sa disposition des renseignements historiques dont on ne peut trouver ailleurs d'autres traces.

(3)  Cic., Pro Sull., 2-5-18.

(4)  Cic., Pro Sull., 6.

(5)  Gell., XII, 12.

(6)  Voy. chapitre 5.

(7)  Dio Cass., XXXVII, 41.

(8)  Suet., Jul., 17. - Dio Cass., XXXVII, 41.

(9)  Suet., Jul., 17.

(10)  Plut., Caes., 8.

(11)  Suet., Jul., 17. - Dio Cass., XXXVII, 41. - Ce L. Vettius est-il le même qui joua un rôle semblable quelques années plus tard, et qui finit par mourir en prison pour avoir mal servi ceux qui l'employaient ?
«L. Vettius, dit un des scoliastes de Cicéron, homme célèbre par sort impudence et son audace, déposa dans le sénat qu'il avait été aposté par quelques consulaires et d'autres sénateurs puissants, pour tuer Pompée et César dans le Forum. Il donnait à entendre que les hommes dont il se disait l'agent étaient Cicéron lui-même, L. Pison, les deux Curions et beaucoup d'autres personnages du parti oligarchique. On lui fit son procès pour attentat. Jeté en prison, il y mourut, dépêché, suivant le bruit public, par l'ordre de ceux qui l'avaient suborné pour cette calomnieuse déposition». (Stol., Bob. pro Sext., p. 308. - In Vat., p. 320). - Si l'on en croit Cicéron, L. Vettius aurait été dans cette circonstance l'agent de Vatinius, qui l'aurait fait tuer en prison de peur qu'il ne dévoilât leurs relations : «Idem Vatinius fregit in carcere cervicem ipsi Vettio, ne quod indicium corrupti indicii exstaret» (Cic., in Vat., Il.) - Cfr. Cic., ad Att., II, 24.

(12)  Suet., Jul., 17. - Novius avait une magistrature d'un rang très inférieur à celle que César exerçait alors. Ce dernier était préteur, et en fonctions depuis le commencement de l'année 692. Le crime de Novius était d'avoir manqué à la subordination qui devait être observée entre les différents magistrats. On a vu, plus haut, Cicéron arrêter lui-même Lentulus, parce que celui-ci, en sa qualité de préteur, ne pouvait reconnaitre d'autre supérieur qu'un consul.

(13)  Suet., Jul., 17.

(14)  Dio Cass., XXXVII, 41.

(15)  Cic., Pro Flacc., 38.

(16)  On dit que tous les meurtriers de César périrent misérablement, et que la plupart tournèrent contre eux-mêmes les poignards dont ils avaient frappés le dictateur. «Percussorum autem fere, neque triennio quisquam amplius supervixit, neque sua morte defunctus est. Damnati omnes alius alio casu periit : pars naufragio, pars praelio. Nonnulli semet eodem illo pugione quo Caesarem violaverant, interemerunt». (Suet., Jul., 89.)