[X. Bataille et mort de Catilina]
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La nouvelle de la découverte du complot ne
produisit pas une moindre sensation en Italie que dans la
capitale. Partout les émissaires de Catilina
échouèrent dans leurs folles tentatives
d'insurrection, ou plutôt ils se hâtèrent
d'y renoncer, et il fut facile de voir combien ils
s'étaient trompés sur la disposition des
esprits dans toutes les provinces. Capoue avait d'abord
inspiré quelques inquiétudes au sénat.
Ruinée par les confiscations de Sylla, plus encore que
par les ravages de la guerre sociale, cette ville, autrefois
opulente, renfermait une populace séditieuse,
redoutable par sa misère même. Il y avait en
outre à Capoue un nombre considérable de
gladiateurs, car ses écoles d'escrime étaient
fameuses par toute l'Italie, et c'était là que
se formaient la plupart de ces athlètes
destinés à mourir pour l'amusement des oisifs
de Rome. Un certain M. Aulanus, autrefois tribun militaire
sous les ordres d'Antonius, déjà compromis par
des menées suspectes à. Pisaurum en Ombrie,
était venu à Capoue dans l'espoir d'y faire des
levées pour Catilina, peut-être même d'y
exciter un mouvement populaire (1). Un autre des
conjurés, C. Marcellus, s'y était rendu dans la
même intention, et, se donnant pour un amateur de l'art
de l'escrime, il s'était établi dans
l'académie la plus renommée (2), et tâchait
secrètement d'embaucher des gladiateurs. Sur les
rapports expédiés à Rome par le
préteur Q. Pompéius Rufus (3), on sait que
Cicéron s'était hâté d'envoyer
à Capoue, Sextius, le questeur d'Antonius, sur lequel
il comptait absolument. A son approche, les deux
conspirateurs prirent la fuite, et, grâce au soin
qu'eut Sextius de disperser les gladiateurs dans plusieurs
petites villes, la tranquillité ne fut pas
sérieusement troublée. Cependant Sextius,
à l'exemple de son chef, se fit voter des actions de
grâces solennelles par les décurions de Capoue
(4). Dans toutes
les provinces, les magistrats, en apprenant le
résultat des derniers événements,
redoublaient de vigilance et d'activité. Maintenant
que le péril était éloigné,
c'était à qui ferait preuve de zèle.
D'ailleurs, le sénat, enhardi par la victoire, ne
négligeait rien pour presser la destruction des
rebelles en Etrurie. Q. Métellus réunissait des
troupes nombreuses dans la Cisalpine (5) ; à peine
revêtu des insignes consulaires, Murena se rendait
au-delà des monts, dans la Gaule, pour contenir cette
province, sur la fidélité de laquelle on avait
quelques soupçons (6). Enfin, Antonius
venait de prendre le commandement de l'armée que Q.
Marcius Rex avait d'abord rassemblée pour fermer
à Catilina le chemin de Rome. Arrêtée au
nord et au midi par des forces imposantes, l'insurrection ne
pouvait plus s'étendre. Chaque jour allait la
resserrer davantage.
Après sa jonction
avec Mallius, Catilina s'était vu en peu de jours
à la tête d'un rassemblement de près de
vingt mille hommes (7). Mais dans cette
multitude il n'y avait que peu de soldats aguerris. L'espoir
du pillage avait fait accourir dans son camp un grand nombre
de paysans étrusques et d'esclaves fugiifs.
Fidèle à sa politique, malgré
l'état désespéré de ses affaires,
i1 refusait toujours d'enrôler les esclaves (8), et l'on croit
même qu'il n'admit dans son armée qu'un petit
nombre d'affranchis, ses clients particuliers. Son premier
soin fut de profiter de l'inaction où se tenait
Marcius pour donner à sa troupe quelque organisation
militaire. Il en forma vingt cohortes complètes
(9), mais il
n'avait pas le moyen de les armer. A peine put-il donner
à un quart de ses hommes l'équipement des
légionnaires. Le reste n'avait que des javelots, ou
même que des bâtons aiguisés et durcis au
feu (10). Avec
cette masse tumultueuse, il n'osait ni attaquer Marcius ni se
porter contre quelque ville considérable où il
aurait pu trouver des ressources. Il mettait son
espérance dans les efforts de ses partisans à
Rome et dans le sud de l'Italie, et cependant l'armée
ennemie se grossissait tous les jours sans qu'il se
décidât à marcher en avant, ou à
s'assurer une retraite. Peut-être ne faut-il pas
attribuer cette étrange inaction à son seul
aveuglement, et la correspondance secrète qu'il
entretint longtemps avec Antonius put contribuer à
prolonger une indécision qui n'était pas dans
son caractère.
La fortune extraordinaire de Sertorius était un
exemple qui avait frappé tous les ambitieux. Se
fortifier dans une province, s'ériger en prince
indépendant, c'était un pis-aller assez beau,
même pour celui qui avait rêvé l'empire de
Rome. Aussi l'on ne doutait point que Catilina
n'essayât de se jeter dans les Gaules. Les Allobroges
et plusieurs peuples voisins l'auraient reçu,
disait-on, à bras ouverts. Dans la Cisalpine
même, sa présence aurait pu soulever un peuple
durement opprimé et toujours impatient du joug. Mais
les moments étaient précieux ; tandis que
Catilina demeurait immobile dans son camp auprès de
Faesulaa, Métellus disposait ses troupes pour lui
fermer les passages des Apennins.
En apprenant la
découverte du complot et la mort tragique de Lentulus,
Catilina comprit aussitôt qu'Antonius se rangerait au
parti du vainqueur, et il se repentit amèrement de
n'avoir pas plus tôt préparé sa retraite.
Au premier mouvement que fit l'armée consulaire, la
désertion se mit dans le camp des rebelles ; quelques
jours suffirent pour dissiper ce grand rassemblement qui de
loin pouvait en imposer sur sa force véritable.
Bientôt Catilina se trouva réduit à une
troupe de trois à quatre mille hommes (11). C'était bien
peu pour se frayer un passage au delà des Alpes, et
pourtant c'était désormais sa seule ressource.
Dans ce dessein, il décampe brusquement et
précipite sa marche sur Pistoria (12), au travers des
montagnes, se flattant de tromper la vigilance de
Métellus Celer, qui l'attendait avec trois
légions de l'autre côté de l'Apennin.
Quelque soin qu'il prît pour dérober son
mouvement, les déserteurs qu'il semait partout dans sa
marche en avertirent le préteur, qui se porta
aussitôt avec le gros de ses forces sur le point
où Catilina espérait traverser les montagnes.
En même temps l'armée d'Antonius
s'avançait sur Faesulae, suivant dans sa marche la
retraite de Catilina et l'enfermant ainsi dans les
vallées dont les cols étaient occupés
par Métellus. Après avoir pacifié
Capoue, Sextius avait été envoyé avec un
corps de troupes auprès d'Antonius pour aiguillonner
son zèle plus que douteux (13). Le proconsul se
disait malade de la goutte, et s'en était
prévalu quelque temps pour tenir son armée dans
l'immobilité ; mais l'arrivée de Sextius lui
fit voir que ses lenteurs lui seraient imputées
à crime, et il consentit à remettre le
commandement de ses troupes à M.
Pétréius, vieux soldat, loyal et rempli
d'expérience, qui était parvenu par son seul
mérite, après trente campagnes, au rang de
légat et de préteur (14). Serré de la
sorte entre deux armées dont chacune était plus
forte que la sienne, Catilina ne pouvait longtemps
éviter un combat décisif. Il avait à
choisir entre deux partis également
désespérés : se jeter sur
Métellus et essayer de forcer les passages de
l'Apennin, ou bien retourner sur ses pas et livrer bataille
au proconsul. Ce fut le dernier parti qu'il adopta, bien que
l'armée de Métellus fût la moins forte et
la moins aguerrie. Sans doute ignorant encore qu'Antonius
avait remis le commandement à son légat, il
fondait quelque espérance sur ses anciennes relations,
qui, je l'ai déjà dit, n'avaient jamais
été complètement rompues. L'attitude de
l'armée consulaire le détrompa bientôt.
Dès lors il ne pensa plus qu'à vendre
chèrement sa vie. Il entendait la guerre, et ses gens
étaient braves et aussi
désespérés que lui-même. Il les
posta dans une vallée où ils ne pourraient
être enveloppés ; sa droite était
couverte par des rochers escarpés, sa gauche
s'appuyait à l'Apennin (15). Ce fut le champ de
bataille qu'il choisit ; là ayant fait former en
cercle sa petite armée, il lui adressa une courte
harangue avant de la mener au combat. Le discours que lui
prête Salluste est sans doute une oeuvre de
rhéteur, mais il peint assez vivement la position de
Catilina pour qu'on doive le rapporter ici, au risque
d'affaiblir en la traduisant son énergique
concision.
«Soldats, dit-il,
vous savez tous combien la lâcheté de Lentulus
nous a été funeste. Tandis que nous comptions
sur l'assistance qu'il nous promettait, l'ennemi nous fermait
le chemin de la Gaule. Notre position vous est connue : du
côté de Rome et du côté de la Gaule
deux armées marchent contre nous. Les attendre
retranchés ici est chose impossible ; nous n'avons ni
vivres ni magasins. C'est donc par le fer qu'il faut nous
ouvrir une route. Argent, gloire, liberté, patrie,
voilà ce qu'il nous faut gagner à la pointe de
l'épée. Si nous sommes vainqueurs, tout est
à nous ; colonies, municipes nous sont ouverts,
partout dès lors abondance de biens. Si nous
cédons à la peur, tout nous devient contraire.
Plus d'asile, plus d'amis pour vous si vous jetez vos armes.
Souvenez-vous, soldats, que l'ennemi n'est pas pressé
comme nous par une nécessité furieuse. Nous
combattons, nous, pour avoir une patrie, la liberté,
la vie ; lui se bat pour l'ambition de quelques hommes. Vous
pouviez vivre dans l'exil et la honte. A Rome même,
ayant tout perdu, vous pouviez végéter en
mendiant l'aumône de nos ennemis. Mais vous aviez trop
de coeur pour accepter cette humiliation, c'est pourquoi vous
êtes ici. Pour sortir de ce vallon il vous faut de
l'audace. On n'achète la paix que par la victoire.
Vous n'êtes pas assez fous pour croire qu'en posant les
armes vous obtiendrez quartier. A la guerre, le plus
exposé est celui qui a peur ; l'audace vaut une
muraille. En vous regardant, soldats, je me rappelle vos
prouesses, et j'ai bon espoir. Vous avez pour vous courage,
expérience, résolution, et surtout la
nécessité, qui fait un brave du plus timide.
Dans la position où je vous ai mis, la multitude de
nos ennemis ne peut vous envelopper. Si la fortune vous
trahissait, au moins ne tombez pas sans vengeance. Ne vous
laissez pas prendre pour qu'on vous égorge comme un
troupeau, mais battez-vous comme des hommes, et s'il faut
laisser la victoire à l'ennemi, qu'elle lui soit
douloureuse et sanglante (16)».
Alors voyant ses
vétérans animés et pleins d'ardeur, il
les range sur une ligne où il développe huit
cohortes. Le reste de sa petite armée forma en
arrière une réserve serrée en masse,
dont il tira quelques centurions dévoués, des
volontaires et les hommes les mieux armés pour
renforcer ses premiers rangs. Il plaça Mallius
à la tête de son aile droite, à la gauche
un Fésulan dont le nom ne s'est pas conservé
(17). Pour lui,
accompagné de ses affranchis et d'une petite troupe
choisie entre les plus braves des soldats colonisés,
il prit son poste au centre de sa première ligne,
devant l'aigle de Marius, prédestinée à
guider es Romains à la guerre civile. Il n'avait point
de cavalerie, et fit éloigner tous les chevaux des
officiers et le sien même, pour montrer à ses
soldats que leurs chefs allaient partager tous leurs
périls (18). De son
côté Pétréius n'oublia rien pour
encourager ses légionnaires et pour assurer la
victoire par ses bonnes dispositions. En première
ligne il plaça ses cohortes de vétérans
accourus sous les drapeaux pour obéir au
sénatus-consulte. Des réserves nombreuses les
suivent, prêtes à les soutenir. Lui-même,
passant de rang en rang, rappelle aux vieux soldats, qu'il
connaissait presque tous, les actions glorieuses où
ils s'étaient trouvés ensemble ; il les exhorte
à se montrer dignes de la cause qu'ils
défendent, à faire justice d'un tas de brigands
mal armés, ennemis indignes d'eux. Puis ayant reconnu
lui-même avec soin la position des rebelles, il ordonne
aux trompettes de sonner la charge et met toutes ses troupes
en mouvement (19).
Catilina lui
épargna la moitié du chemin, et marcha
résolûment à sa rencontre. De part et
d'autre une ardeur égale enflammait les soldats.
Impatients de se joindre, ils laissent leurs javelots comme
de concert, et se chargent l'épée à la
main (20). Les
vétérans des deux armées soutinrent leur
réputation, et les deux lignes se heurtèrent
sans que l'une ou l'autre cédât un pouce de
terrain. Au milieu de la mêlée, on voyait
Catilina, suivi de ses affranchis, se porter partout
où l'effort était le plus grand, conduire ses
réserves sur les points menacés, frapper
lui-même des coups terribles, prudent capitaine et
vaillant soldat tour à tour. Pétréius,
surpris d'une résistance à laquelle il ne
s'était pas attendu, guide lui-même sa cohorte
prétorienne (21) sur le centre de
l'ennemi. Rien ne peut résister à cette troupe
d'élite ; elle s'ouvre une large trouée, et se
rejette sur les ailes de l'ennemi, qui tenaient encore. En
vain Mallius et le Fésulan se précipitent au
centre pour arrêter les vainqueurs. L'un et l'autre
tombent percés de coups après des prodiges de
valeur ; le nombre l'emporte, et si le combat se prolonge,
c'est qu'il reste encore debout quelques-uns des
insurgés. Catilina, demeuré presque seul au
milieu de ses soldats morts ou mourants, ne voulut point
finir comme Lentulus ; il se lança au plus
épais des ennemis et trouva la mort d'un brave
(22).
L'armée victorieuse
fit des pertes énormes, mais, parmi les rebelles, pas
un homme libre n'échappa (23). Tous se firent tuer
sans demander quartier. On voyait sur le champ de bataille
leurs cadavres alignés, couchés au poste
où leur chef les avait mis. Au centre seulement on
suivait les traces de la cohorte prétorienne au
désordre qu'on remarquait dans les rangées de
corps morts, mais là même tous étaient
tombés frappés par devant. Catilina fut
trouvé loin des siens, respirant encore au milieu d'un
monceau de cadavres ennemis (24). On lui coupa la
tête et on l'envoya à Rome (25).
Antonius, qui n'avait
point quitté sa tente, fut salué du nom
d'imperator par ses soldats victorieux. C'était
contre la règle : non point parce qu'il n'avait pas
assisté à la bataille, car, proconsul, il avait
les auspices, et Pétréius n'était que
son lieutenant ; non point parce que les ennemis vaincus
étaient des concitoyens, Sylla et Pompée
avaient appris à mépriser ces scrupules d'un
autre âge, mais pour être imperator, il
fallait avoir tué cinq mille hommes, et l'armée
entière de Catilina ne s'élevait guère
qu'à la moitié de ce nombre. Au reste, le
sénat confirma l'acclamation des soldats, et
décréta même une fête solennelle n
commémoration de la victoire (26).
A peu près vers le
même temps, quelques mouvements insurrectiouuels furent
réprimés sur d'autres points de l'Italie
aussitôt qu'ils éclatèrent. Bibulus
défit et tua M. Marcellus, qui était parvenu
à exciter un soulèvement dans le pays des
Péligniens (27). Dans le Bruttium,
où commandait Q. Cicéron, frère du
consul, le fils de Marcellus fut aussi malheureux que son
père l'avait été à Capoue
(28). Enfin les
Allobroges, qui prirent les armes après la
pacification de toute l'Italie, furent réduits la
même année par le propréteur C. Pomptinus
(29).
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(1) Cic., Pro
Sert., 4.
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(2) Id.,
ibid.
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(3) Sall.,
Cat., 30.
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(4) Cic., Pro
Sert., 4.
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(5) Sall.,
Cat., 57.
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(6) Cic., De
har. res., 20.
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(7) App.,
Civ., II, 7.
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(8) Sall.,
Cat., 56.
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(9)
Environ 12,000 hommes.
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(10) Sall.,
Cat., 56.
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(11) Sall.,
Cat., 57. - Dio Cass., XXXVII, 40.
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(12) Sall.,
Cat., 57.
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(13) Postea
cum suo exercitu summa celeritate est C. Antonium
consecutus, eique stimulos admovit, adjutor M. Petreii
(Cic., Pro Sert., 12).
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(14) Sall.,
Cat., 50.
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(15) Id.,
ibid.
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(16) Sall.,
Cat., 58.
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(17) Id.,
ibid. - Peut-être Furius, un des
conjurés députés à Catilina
avant l'arrestation de Lentulus. - Furius in his colonis
quos Fesulas L. Sulla deduxit (Cic.,
Cat., III, 6).
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(18) Sall.,
Cat., 58.
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(19) Sall.,
Cat., 59, 60.
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(20) Sall.,
Cat., 59, 60.
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(21) Id.,
ibid. - La cohorte prétorienne était la
troupe d'élite, désignée par le
général pour lui servir de garde. Elle
était toujours beaucoup plus nombreuse que les
autres cohortes. Il semble qu'une légion tout
entière pouvait s'appeler cohorte
prétorienne, lorsqu'un général lui
donnait cette destination. - Quod si praeterea nemo
sequatur, tamen se cum sola decima legione iturum, de qua
non dubitaret, sibique eam Praetoriam cohortem futuram
(Caes., Gall., 1, 41).
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(22) Sall.,
Cat., 60.
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(23) Neque
in proelio, neque in fuga quisquam civis ingenuus captus
est (Sall.,
Cat., 61).
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(24) Id.,
ibid.
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(25) Dio
Cass., XXXVII, 40.
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(26) Dio
Cass., XXXVII, 40.
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(27) Oros.,
VI, 6.
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(28) Id.,
ibid.
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(29) Cic.,
de Prov. cos., 13. - Schol. Bob. in Vat., 322. -
Dio Cass., XXXVII, 41, 48.
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