[X. Bataille et mort de Catilina]

Chapitre 9 Sommaire Chapitre 11

La nouvelle de la découverte du complot ne produisit pas une moindre sensation en Italie que dans la capitale. Partout les émissaires de Catilina échouèrent dans leurs folles tentatives d'insurrection, ou plutôt ils se hâtèrent d'y renoncer, et il fut facile de voir combien ils s'étaient trompés sur la disposition des esprits dans toutes les provinces. Capoue avait d'abord inspiré quelques inquiétudes au sénat. Ruinée par les confiscations de Sylla, plus encore que par les ravages de la guerre sociale, cette ville, autrefois opulente, renfermait une populace séditieuse, redoutable par sa misère même. Il y avait en outre à Capoue un nombre considérable de gladiateurs, car ses écoles d'escrime étaient fameuses par toute l'Italie, et c'était là que se formaient la plupart de ces athlètes destinés à mourir pour l'amusement des oisifs de Rome. Un certain M. Aulanus, autrefois tribun militaire sous les ordres d'Antonius, déjà compromis par des menées suspectes à. Pisaurum en Ombrie, était venu à Capoue dans l'espoir d'y faire des levées pour Catilina, peut-être même d'y exciter un mouvement populaire (1). Un autre des conjurés, C. Marcellus, s'y était rendu dans la même intention, et, se donnant pour un amateur de l'art de l'escrime, il s'était établi dans l'académie la plus renommée (2), et tâchait secrètement d'embaucher des gladiateurs. Sur les rapports expédiés à Rome par le préteur Q. Pompéius Rufus (3), on sait que Cicéron s'était hâté d'envoyer à Capoue, Sextius, le questeur d'Antonius, sur lequel il comptait absolument. A son approche, les deux conspirateurs prirent la fuite, et, grâce au soin qu'eut Sextius de disperser les gladiateurs dans plusieurs petites villes, la tranquillité ne fut pas sérieusement troublée. Cependant Sextius, à l'exemple de son chef, se fit voter des actions de grâces solennelles par les décurions de Capoue (4). Dans toutes les provinces, les magistrats, en apprenant le résultat des derniers événements, redoublaient de vigilance et d'activité. Maintenant que le péril était éloigné, c'était à qui ferait preuve de zèle. D'ailleurs, le sénat, enhardi par la victoire, ne négligeait rien pour presser la destruction des rebelles en Etrurie. Q. Métellus réunissait des troupes nombreuses dans la Cisalpine (5) ; à peine revêtu des insignes consulaires, Murena se rendait au-delà des monts, dans la Gaule, pour contenir cette province, sur la fidélité de laquelle on avait quelques soupçons (6). Enfin, Antonius venait de prendre le commandement de l'armée que Q. Marcius Rex avait d'abord rassemblée pour fermer à Catilina le chemin de Rome. Arrêtée au nord et au midi par des forces imposantes, l'insurrection ne pouvait plus s'étendre. Chaque jour allait la resserrer davantage.

Après sa jonction avec Mallius, Catilina s'était vu en peu de jours à la tête d'un rassemblement de près de vingt mille hommes (7). Mais dans cette multitude il n'y avait que peu de soldats aguerris. L'espoir du pillage avait fait accourir dans son camp un grand nombre de paysans étrusques et d'esclaves fugiifs. Fidèle à sa politique, malgré l'état désespéré de ses affaires, i1 refusait toujours d'enrôler les esclaves (8), et l'on croit même qu'il n'admit dans son armée qu'un petit nombre d'affranchis, ses clients particuliers. Son premier soin fut de profiter de l'inaction où se tenait Marcius pour donner à sa troupe quelque organisation militaire. Il en forma vingt cohortes complètes (9), mais il n'avait pas le moyen de les armer. A peine put-il donner à un quart de ses hommes l'équipement des légionnaires. Le reste n'avait que des javelots, ou même que des bâtons aiguisés et durcis au feu (10). Avec cette masse tumultueuse, il n'osait ni attaquer Marcius ni se porter contre quelque ville considérable où il aurait pu trouver des ressources. Il mettait son espérance dans les efforts de ses partisans à Rome et dans le sud de l'Italie, et cependant l'armée ennemie se grossissait tous les jours sans qu'il se décidât à marcher en avant, ou à s'assurer une retraite. Peut-être ne faut-il pas attribuer cette étrange inaction à son seul aveuglement, et la correspondance secrète qu'il entretint longtemps avec Antonius put contribuer à prolonger une indécision qui n'était pas dans son caractère.

La fortune extraordinaire de Sertorius était un exemple qui avait frappé tous les ambitieux. Se fortifier dans une province, s'ériger en prince indépendant, c'était un pis-aller assez beau, même pour celui qui avait rêvé l'empire de Rome. Aussi l'on ne doutait point que Catilina n'essayât de se jeter dans les Gaules. Les Allobroges et plusieurs peuples voisins l'auraient reçu, disait-on, à bras ouverts. Dans la Cisalpine même, sa présence aurait pu soulever un peuple durement opprimé et toujours impatient du joug. Mais les moments étaient précieux ; tandis que Catilina demeurait immobile dans son camp auprès de Faesulaa, Métellus disposait ses troupes pour lui fermer les passages des Apennins.

En apprenant la découverte du complot et la mort tragique de Lentulus, Catilina comprit aussitôt qu'Antonius se rangerait au parti du vainqueur, et il se repentit amèrement de n'avoir pas plus tôt préparé sa retraite. Au premier mouvement que fit l'armée consulaire, la désertion se mit dans le camp des rebelles ; quelques jours suffirent pour dissiper ce grand rassemblement qui de loin pouvait en imposer sur sa force véritable. Bientôt Catilina se trouva réduit à une troupe de trois à quatre mille hommes (11). C'était bien peu pour se frayer un passage au delà des Alpes, et pourtant c'était désormais sa seule ressource. Dans ce dessein, il décampe brusquement et précipite sa marche sur Pistoria (12), au travers des montagnes, se flattant de tromper la vigilance de Métellus Celer, qui l'attendait avec trois légions de l'autre côté de l'Apennin. Quelque soin qu'il prît pour dérober son mouvement, les déserteurs qu'il semait partout dans sa marche en avertirent le préteur, qui se porta aussitôt avec le gros de ses forces sur le point où Catilina espérait traverser les montagnes. En même temps l'armée d'Antonius s'avançait sur Faesulae, suivant dans sa marche la retraite de Catilina et l'enfermant ainsi dans les vallées dont les cols étaient occupés par Métellus. Après avoir pacifié Capoue, Sextius avait été envoyé avec un corps de troupes auprès d'Antonius pour aiguillonner son zèle plus que douteux (13). Le proconsul se disait malade de la goutte, et s'en était prévalu quelque temps pour tenir son armée dans l'immobilité ; mais l'arrivée de Sextius lui fit voir que ses lenteurs lui seraient imputées à crime, et il consentit à remettre le commandement de ses troupes à M. Pétréius, vieux soldat, loyal et rempli d'expérience, qui était parvenu par son seul mérite, après trente campagnes, au rang de légat et de préteur (14). Serré de la sorte entre deux armées dont chacune était plus forte que la sienne, Catilina ne pouvait longtemps éviter un combat décisif. Il avait à choisir entre deux partis également désespérés : se jeter sur Métellus et essayer de forcer les passages de l'Apennin, ou bien retourner sur ses pas et livrer bataille au proconsul. Ce fut le dernier parti qu'il adopta, bien que l'armée de Métellus fût la moins forte et la moins aguerrie. Sans doute ignorant encore qu'Antonius avait remis le commandement à son légat, il fondait quelque espérance sur ses anciennes relations, qui, je l'ai déjà dit, n'avaient jamais été complètement rompues. L'attitude de l'armée consulaire le détrompa bientôt. Dès lors il ne pensa plus qu'à vendre chèrement sa vie. Il entendait la guerre, et ses gens étaient braves et aussi désespérés que lui-même. Il les posta dans une vallée où ils ne pourraient être enveloppés ; sa droite était couverte par des rochers escarpés, sa gauche s'appuyait à l'Apennin (15). Ce fut le champ de bataille qu'il choisit ; là ayant fait former en cercle sa petite armée, il lui adressa une courte harangue avant de la mener au combat. Le discours que lui prête Salluste est sans doute une oeuvre de rhéteur, mais il peint assez vivement la position de Catilina pour qu'on doive le rapporter ici, au risque d'affaiblir en la traduisant son énergique concision.

«Soldats, dit-il, vous savez tous combien la lâcheté de Lentulus nous a été funeste. Tandis que nous comptions sur l'assistance qu'il nous promettait, l'ennemi nous fermait le chemin de la Gaule. Notre position vous est connue : du côté de Rome et du côté de la Gaule deux armées marchent contre nous. Les attendre retranchés ici est chose impossible ; nous n'avons ni vivres ni magasins. C'est donc par le fer qu'il faut nous ouvrir une route. Argent, gloire, liberté, patrie, voilà ce qu'il nous faut gagner à la pointe de l'épée. Si nous sommes vainqueurs, tout est à nous ; colonies, municipes nous sont ouverts, partout dès lors abondance de biens. Si nous cédons à la peur, tout nous devient contraire. Plus d'asile, plus d'amis pour vous si vous jetez vos armes. Souvenez-vous, soldats, que l'ennemi n'est pas pressé comme nous par une nécessité furieuse. Nous combattons, nous, pour avoir une patrie, la liberté, la vie ; lui se bat pour l'ambition de quelques hommes. Vous pouviez vivre dans l'exil et la honte. A Rome même, ayant tout perdu, vous pouviez végéter en mendiant l'aumône de nos ennemis. Mais vous aviez trop de coeur pour accepter cette humiliation, c'est pourquoi vous êtes ici. Pour sortir de ce vallon il vous faut de l'audace. On n'achète la paix que par la victoire. Vous n'êtes pas assez fous pour croire qu'en posant les armes vous obtiendrez quartier. A la guerre, le plus exposé est celui qui a peur ; l'audace vaut une muraille. En vous regardant, soldats, je me rappelle vos prouesses, et j'ai bon espoir. Vous avez pour vous courage, expérience, résolution, et surtout la nécessité, qui fait un brave du plus timide. Dans la position où je vous ai mis, la multitude de nos ennemis ne peut vous envelopper. Si la fortune vous trahissait, au moins ne tombez pas sans vengeance. Ne vous laissez pas prendre pour qu'on vous égorge comme un troupeau, mais battez-vous comme des hommes, et s'il faut laisser la victoire à l'ennemi, qu'elle lui soit douloureuse et sanglante (16)».

Alors voyant ses vétérans animés et pleins d'ardeur, il les range sur une ligne où il développe huit cohortes. Le reste de sa petite armée forma en arrière une réserve serrée en masse, dont il tira quelques centurions dévoués, des volontaires et les hommes les mieux armés pour renforcer ses premiers rangs. Il plaça Mallius à la tête de son aile droite, à la gauche un Fésulan dont le nom ne s'est pas conservé (17). Pour lui, accompagné de ses affranchis et d'une petite troupe choisie entre les plus braves des soldats colonisés, il prit son poste au centre de sa première ligne, devant l'aigle de Marius, prédestinée à guider es Romains à la guerre civile. Il n'avait point de cavalerie, et fit éloigner tous les chevaux des officiers et le sien même, pour montrer à ses soldats que leurs chefs allaient partager tous leurs périls (18). De son côté Pétréius n'oublia rien pour encourager ses légionnaires et pour assurer la victoire par ses bonnes dispositions. En première ligne il plaça ses cohortes de vétérans accourus sous les drapeaux pour obéir au sénatus-consulte. Des réserves nombreuses les suivent, prêtes à les soutenir. Lui-même, passant de rang en rang, rappelle aux vieux soldats, qu'il connaissait presque tous, les actions glorieuses où ils s'étaient trouvés ensemble ; il les exhorte à se montrer dignes de la cause qu'ils défendent, à faire justice d'un tas de brigands mal armés, ennemis indignes d'eux. Puis ayant reconnu lui-même avec soin la position des rebelles, il ordonne aux trompettes de sonner la charge et met toutes ses troupes en mouvement (19).

Catilina lui épargna la moitié du chemin, et marcha résolûment à sa rencontre. De part et d'autre une ardeur égale enflammait les soldats. Impatients de se joindre, ils laissent leurs javelots comme de concert, et se chargent l'épée à la main (20). Les vétérans des deux armées soutinrent leur réputation, et les deux lignes se heurtèrent sans que l'une ou l'autre cédât un pouce de terrain. Au milieu de la mêlée, on voyait Catilina, suivi de ses affranchis, se porter partout où l'effort était le plus grand, conduire ses réserves sur les points menacés, frapper lui-même des coups terribles, prudent capitaine et vaillant soldat tour à tour. Pétréius, surpris d'une résistance à laquelle il ne s'était pas attendu, guide lui-même sa cohorte prétorienne (21) sur le centre de l'ennemi. Rien ne peut résister à cette troupe d'élite ; elle s'ouvre une large trouée, et se rejette sur les ailes de l'ennemi, qui tenaient encore. En vain Mallius et le Fésulan se précipitent au centre pour arrêter les vainqueurs. L'un et l'autre tombent percés de coups après des prodiges de valeur ; le nombre l'emporte, et si le combat se prolonge, c'est qu'il reste encore debout quelques-uns des insurgés. Catilina, demeuré presque seul au milieu de ses soldats morts ou mourants, ne voulut point finir comme Lentulus ; il se lança au plus épais des ennemis et trouva la mort d'un brave (22).

L'armée victorieuse fit des pertes énormes, mais, parmi les rebelles, pas un homme libre n'échappa (23). Tous se firent tuer sans demander quartier. On voyait sur le champ de bataille leurs cadavres alignés, couchés au poste où leur chef les avait mis. Au centre seulement on suivait les traces de la cohorte prétorienne au désordre qu'on remarquait dans les rangées de corps morts, mais là même tous étaient tombés frappés par devant. Catilina fut trouvé loin des siens, respirant encore au milieu d'un monceau de cadavres ennemis (24). On lui coupa la tête et on l'envoya à Rome (25).

Antonius, qui n'avait point quitté sa tente, fut salué du nom d'imperator par ses soldats victorieux. C'était contre la règle : non point parce qu'il n'avait pas assisté à la bataille, car, proconsul, il avait les auspices, et Pétréius n'était que son lieutenant ; non point parce que les ennemis vaincus étaient des concitoyens, Sylla et Pompée avaient appris à mépriser ces scrupules d'un autre âge, mais pour être imperator, il fallait avoir tué cinq mille hommes, et l'armée entière de Catilina ne s'élevait guère qu'à la moitié de ce nombre. Au reste, le sénat confirma l'acclamation des soldats, et décréta même une fête solennelle n commémoration de la victoire (26).

A peu près vers le même temps, quelques mouvements insurrectiouuels furent réprimés sur d'autres points de l'Italie aussitôt qu'ils éclatèrent. Bibulus défit et tua M. Marcellus, qui était parvenu à exciter un soulèvement dans le pays des Péligniens (27). Dans le Bruttium, où commandait Q. Cicéron, frère du consul, le fils de Marcellus fut aussi malheureux que son père l'avait été à Capoue (28). Enfin les Allobroges, qui prirent les armes après la pacification de toute l'Italie, furent réduits la même année par le propréteur C. Pomptinus (29).


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(1)  Cic., Pro Sert., 4.

(2)  Id., ibid.

(3)  Sall., Cat., 30.

(4)  Cic., Pro Sert., 4.

(5)  Sall., Cat., 57.

(6)  Cic., De har. res., 20.

(7)  App., Civ., II, 7.

(8)  Sall., Cat., 56.

(9)   Environ 12,000 hommes.

(10)  Sall., Cat., 56.

(11)  Sall., Cat., 57. - Dio Cass., XXXVII, 40.

(12)  Sall., Cat., 57.

(13)  Postea cum suo exercitu summa celeritate est C. Antonium consecutus, eique stimulos admovit, adjutor M. Petreii (Cic., Pro Sert., 12).

(14)  Sall., Cat., 50.

(15)  Id., ibid.

(16)  Sall., Cat., 58.

(17)  Id., ibid. - Peut-être Furius, un des conjurés députés à Catilina avant l'arrestation de Lentulus. - Furius in his colonis quos Fesulas L. Sulla deduxit (Cic., Cat., III, 6).

(18)  Sall., Cat., 58.

(19)  Sall., Cat., 59, 60.

(20)  Sall., Cat., 59, 60.

(21)  Id., ibid. - La cohorte prétorienne était la troupe d'élite, désignée par le général pour lui servir de garde. Elle était toujours beaucoup plus nombreuse que les autres cohortes. Il semble qu'une légion tout entière pouvait s'appeler cohorte prétorienne, lorsqu'un général lui donnait cette destination. - Quod si praeterea nemo sequatur, tamen se cum sola decima legione iturum, de qua non dubitaret, sibique eam Praetoriam cohortem futuram (Caes., Gall., 1, 41).

(22)  Sall., Cat., 60.

(23)  Neque in proelio, neque in fuga quisquam civis ingenuus captus est (Sall., Cat., 61).

(24)  Id., ibid.

(25)  Dio Cass., XXXVII, 40.

(26)  Dio Cass., XXXVII, 40.

(27)  Oros., VI, 6.

(28)  Id., ibid.

(29)  Cic., de Prov. cos., 13. - Schol. Bob. in Vat., 322. - Dio Cass., XXXVII, 41, 48.