AVERTISSEMENT DE CONDORCET

Cette pièce, ainsi que la Mort de César, est d'un genre particulier, le plus difficile de tous peut-être, mais aussi le plus utile. Dans ces pièces, ce n'est ni à un seul personnage, ni à une famille qu'on s'intéresse, c'est à un grand événement historique. Elles ne produisent point ces émotions vives que le spectacle des passions tendres peut seul exciter. L'intérêt de curiosité, qu'on éprouve à suivre une intrigue, est une ressource qui leur manque. L'effet des situations extraordinaires, ou des coups de théâtre, y peut difficilement être employé. Ce qui attache dans ces pièces, c'est le développement de grands caractères placés dans des situations fortes, le plaisir d'entendre de grandes idées exprimées dans de beaux vers, et avec un style auquel l'état des personnages à qui on les prête permet de donner de la pompe et de l'énergie sans s'écarter de la vraisemblance ; c'est le plaisir d'être témoin, pour ainsi dire, d'une révolution qui fait époque dans l'histoire, d'en voir sous ses yeux mouvoir tous les ressorts. Elles ont surtout l'avantage précieux de donner à l'âme de l'élévation et de la force : en sortant de ces pièces, on se trouve plus disposé à une action de courage, plus éloigné de ramper devant un homme accrédité, ou de plier devant le pouvoir injuste et absolu. Elles sont plus difficiles à faire : il ne suffit pas d'avoir un grand talent pour la poésie dramatique, il faut y joindre une connaissance approfondie de l'histoire, une tête faite pour combiner des idées de politique, de morale, et de philosophie. Elles sont aussi plus difficiles à jouer : dans les autres pièces, pourvu que les principaux personnages soient bien remplis, on peut être indulgent pour le reste ; mais on ne voit pas sans dégoût un Caton, un Clodius même, dire d'une manière gauche des vers qu'il a l'air de ne pas entendre.

D'ailleurs, un acteur qui a éprouvé des passions, qui a l'âme sensible, sentira toutes les nuances de la passion dans un rôle d'amant, de père, ou d'ami ; mais comment un acteur qui n'a point reçu une éducation soignée ; qui ne s'est point occupé des grands objets qui ont animé les personnages qu'il va représenter, trouvera-t-il le ton, l'action, les accents, qui conviennent à Cicéron et à César ?

Rome sauvée fut représentée à Paris sur un théâtre particulier (1). M. de Voltaire y joua le rôle de Cicéron. Jamais, dans aucun rôle, aucun acteur n'a porté si loin l'illusion : on croyait voir le consul. Ce n'étaient pas des vers récités de mémoire qu'on entendait, mais un discours sortant de l'âme de l'orateur. Ceux qui ont assisté à ce spectacle, il y a plus de trente ans, se souviennent encore du moment où l'auteur de Rome sauvée s'écriait :

Romains, j'aime la gloire, et ne veux point m'en taire,

avec une vérité si frappante, qu'on ne savait si ce noble aveu venait d'échapper à l'ame de Cicéron ou à celle de Voltaire.

Avant lui, la Mort de Pompée était le seul modèle des pièces de ce genre qu'il y eût dans notre langue, on peut dire même dans aucune langue. Ce n'est pas que le Jules César de Shakespeare, ses pièces tirées de l'Histoire d'Angleterre, ainsi que quelques tragédies espagnoles, ne soient des drames historiques ; mais de telles pièces, où il n'y a ni unité ni raison, où tous les tons sont mêlés, où l'histoire est conservée jusqu'à la minutie, et les moeurs altérées jusqu'au ridicule, de telles pièces ne peuvent plus être comptées parmi les productions des arts que comme des monuments du génie brut de leurs auteurs, et de la barbarie des siècles qui les ont produites.


(1) Celui que Voltaire avait fait construire dans sa maison rue Traversière-Saint-Honoré. La pièce y fut représentée le 8 juin 1750, et chez la duchesse du Maine, à Sceaux, le 22 juin. A Sceaux, comme à Paris, Voltaire joua le rôle de Cicéron, et Lekain celui de Statilius, personnage qui fut supprimé lorsque l'auteur corrigea ou refit son ouvrage l'année suivante. Voltaire était en Prusse quand sa tragédie fut représentée pour la première fois sur le Théâtre-Français, le 24 février 1752. Le roi de Prusse ayant désiré la voir jouer à sa cour, les princes et princesses de la famille royale y remplirent des rôles avec talent, et le prince Henri surtout se distingua.

Voltaire signale comme infidèle une édition qui parut en 1752. Cependant c'est dans une édition de cette date, et sous l'adresse de Berlin, que j'ai pris beaucoup de variantes.

En 1756, lors de la reprise du Catilina de Crébillon, Fréron fit un grand éloge de la Rome sauvée de Voltaire, qui a substitué des beautés aux défauts (voyez l'Année littéraire, 1756, II, 341). Mais, en 1762, il tint un autre langage. Oreste et Rome sauvée, disait-il alors (voyez Année littéraire, 1762, VII, 236), n'ont servi qu'à confirmer le mérite d'Electre et de Catilina.

Je ne connais aucune parodie de Rome sauvée ; mais, à son apparition, on publia quelques brochures : I. Observations sur Catilina et Rome sauvée , in-8° de trente-deux pages. II. Parallèle de Catilina et de Rome sauvée, in-12 de trente-deux pages. III. Lettre à madame de** sur la tragédie de Rome sauvée, petit in-8° de treize pages. On a quelquefois indiqué comme relatives à Rome sauvée des brochures dont la date même prouve qu'elles sont relatives au Catilina de Crébillon, qui est de 1748.