CLODIUS, à Caton
Quoi ! lorsque défendant cette enceinte
sacrée,
A peine aux factieux nous en fermons
l'entrée,
Quand partout le sénat s'exposant au
danger,
Aux ordres d'un Samnite a daigné se ranger
;
Cet altier plébéien nous outrage et nous
brave !
Il sert un peuple libre, et le traite en esclave
!
Un pouvoir passager est à peine en ses
mains,
Il ose en abuser, et contre des Romains !
Contre ceux dont le sang a coulé dans la guerre
!
Les cachots sont remplis des vainqueurs de la terre
;
Et cet homme inconnu, ce fils heureux du sort
Condamne insolemment ses maîtres à la mort
!
Catilina pour nous serait moins tyrannique ;
On ne le verrait point flétrir la
république.
Je partage avec vous les malheurs de l'état
;
Mais je ne peux souffrir la honte du
sénat.
CATON
La honte, Clodius, n'est que dans vos murmures.
Allez de vos amis déplorer les injures ;
Mais sachez que le sang de nos patriciens,
Ce sang des Céthégus et des
Cornéliens,
Ce sang si précieux, quand il devient
coupable,
Devient le plus abject et le plus condamnable.
Regrettez, respectez ceux qui nous ont trahis ;
On les mène à la mort, et c'est par mon
avis.
Celui qui vous sauva les condamne au supplice.
De quoi vous plaignez-vous ? est-ce de sa justice
?
Est-ce elle qui produit cet indigne courroux ?
En craignez-vous la suite, et la
méritez-vous?
Quand vous devez la vie aux soins de ce grand
homme,
Vous osez l'accuser d'avoir trop fait pour Rome !
Murmurez, mais tremblez ; la mort est sur vos
pas.
Il n'est pas encor temps de devenir ingrats.
On a dans les périls de la reconnaissance
;
Et c'est le temps du moins d'avoir de la
prudence.
Catilina paraît jusqu'aux pieds du rempart
;
On ne sait point encor quel parti prend
César,
S'il veut ou conserver, ou perdre la patrie.
Cicéron agit seul, et seul se sacrifie ;
Et vous considérez, entourés
d'ennemis,
Si celui qui vous sert vous a trop bien servis !
CLODIUS
Caton, plus implacable encor que magnanime,
Aime les châtiments plus qu'il ne hait le
crime.
Respectez le sénat ; ne lui reprochez
rien.
Vous parlez en censeur ; il nous faut un soutien.
Quand la guerre s'allume, et quand Rome est en
cendre,
Les édits d'un consul pourront-ils nous
défendre ?
N'a-t-il contre une armée, et des
conspirateurs,
Que l'orgueil des faisceaux, et les mains des licteurs
?
Vous parlez de dangers ! Pensez-vous nous
instruire
Que ce peuple insensé s'obstine à se
détruire ?
Vous redoutez César ! Eh ! qui n'est
informé
Combien Catilina de César fut aimé
?
Dans le péril pressant qui croît et nous
obsède,
Vous montrez tous nos maux : montrez-vous le
remède ?
CATON
Oui, j'ose conseiller, esprit fier et jaloux,
Que l'on veille à la fois sur César et
sur vous.
Je conseillerais plus ; mais voici votre
père.
Scène 2
Cicéron, Caton, une partie des
sénateurs
CATON, à Cicéron
Viens, tu vois des ingrats. Mais Rome te
défère
Les noms, les sacrés noms de père et de
vengeur ;
Et l'envie à tes pieds t'admire avec
terreur.
CICERON
Romains, j'aime la gloire, et ne veux point m'en taire
;
Des travaux des humains c'est le digne salaire.
Sénat, en vous servant il la faut acheter
:
Qui n'ose la vouloir, n'ose la mériter.
Si j'applique à vos maux une main
salutaire,
Ce que j'ai fait est peu, voyons ce qu'il faut
faire.
Le sang coulait dans Rome : ennemis, citoyens,
Gladiateurs, soldats, chevaliers,
plébéiens,
Etalaient à mes yeux la déplorable
image,
Et d'une ville en cendre, et d'un champ de carnage
:
La flamme en s'élançant de cent toits
dévorés,
Dans l'horreur du combat guidait les conjurés
:
Céthégus et Sura s'avançaient
à leur tête,
Ma main les a saisis ; leur juste mort est
prête.
Mais quand j'étouffe l'hydre, il renaît en
cent lieux :
Il faut fendre partout les flots des factieux.
Tantôt Catilina, tantôt Rome
l'emporte.
Il marche au Quirinal, il s'avance à la porte
;
Et là, sur des amas de mourants et de
morts,
Ayant fait à mes yeux d'incroyables
efforts,
Il se fraie un passage, il vole à son
armée.
J'ai peine à rassurer Rome entière
alarmée.
Antoine, qui s'oppose au fier Catilina,
A tous ces vétérans aguerris sous
Sylla,
Antoine, que poursuit notre mauvais génie,
Par un coup imprévu voit sa force affaiblie
;
Et son corps accablé, désormais sans
vigueur,
Sert mal en ces moments les soins de son grand coeur
;
Pétréius étonné, vainement
le seconde.
Ainsi de tous côtés la maîtrese du
monde,
Assiégée au-dehors, embrasée
au-dedans,
Est cent fois en un jour à ses derniers
moments.
CRASSUS
Que fait César ?
CICERON
Il a, dans ce jour mémorable,
Déployé, je l'avoue, un courage
indomptable ;
Mais Rome exigeait plus d'un coeur tel que le
sien.
Il n'est pas criminel, il n'est pas citoyen.
Je l'ai vu dissiper les plus hardis rebelles ;
Mais bientôt, ménageant des Romains
infidèles,
Il s'efforçait de plaire aux esprits
égarés,
Aux peuples, aux soldats, et même aux
conjurés ;
Dans le péril horrible où Rome
était en proie,
Son front laissait briller une secrète joie
:
Sa voix, d'un peuple entier sollicitant l'amour,
Semblait inviter Rome à le servir un jour.
D'un trop coupable sang sa main était
avare.
CATON
Je vois avec horreur tout ce qu'il nous
prépare.
Je le redis encore, et veux le publier,
De César en tout temps il faut se
défier.
Scène 3
Le sénat, César
CESAR
Eh bien ! dans ce sénat, trop prêt
à se détruire,
La vertu de Caton cherche encore à me nuire
?
De quoi m'accuse-t-il ?
CATON
D'aimer Catilina,
De l'avoir protégé lorsqu'on le
soupçonna,
De ménager encor ceux qu'on pouvait
abattre,
De leur avoir parlé quand il fallait
combattre.
CESAR
Un tel sang n'est pas fait pour teindre mes
lauriers.
Je parle aux citoyens ; je combats les guerriers.
CATON
Mais tous ces conjurés, ce peuple de
coupables,
Que sont-ils à vos yeux ?
CESAR
Des
mortels méprisables.
A ma voix, à mes coups ils n'ont pu
résister.
Qui se soumet à moi n'a rien à
redouter.
C'est maintenant qu'on donne un combat
véritable.
Des soldats de Sylla l'élite redoutable
Est sous un chef habile, et qui sait se venger.
Voici le vrai moment où Rome est en
danger.
Pétréius est blessé, Catilina
s'avance.
Le soldat sous les murs est à peine en
défense.
Les guerriers de Sylla font trembler les Romains.
Qu'ordonnez-vous, consul, et quels sont vos desseins
?
CICERON
Les voici : que le ciel m'entende et les
couronne.
Vous avez mérité que Rome vous
soupçonne.
Je veux laver l'affront dont vous êtes
chargé,
Je veux qu'avec l'état votre honneur soit
vengé.
Au salut des Romains je vous crois nécessaire
;
Je vous connais : je sais ce que vous pouvez
faire.
Je sais quels intérêts vous peuvent
éblouir ;
César veut commander, mais il ne peut
trahir.
Vous êtes dangereux, vous êtes
magnanime.
En me plaignant de vous, je vous dois mon estime.
Partez ; justifiez l'honneur que je vous fais.
Le monde entier sur vous a les yeux
désormais.
Secondez Pétréius, et délivrez
l'empire.
Méritez que Caton vous aime et vous
admire.
Dans l'art des Scipions vous n'avez qu'un rival.
Nous avons des guerriers, il faut un
général :
Vous l'êtes, c'est sur vous que mon espoir se
fonde :
César, entre vos mains je mets le sort du
monde.
CESAR, en l'embrassant
Cicéron à César a dû se
confier ;
Je vais mourir, seigneur, ou vous justifier.
(Il sort.)
CATON
De son ambition vous allumez les flammes.
CICERON
Va, c'est ainsi qu'on traite avec les grandes
âmes.
Je l'enchaîne à l'état en me fiant
à lui ;
Ma générosité le rendra notre
appui.
Apprends à distinguer l'ambitieux du
traître.
S'il n'est pas vertueux, ma voix le force à
l'être.
Un courage indompté, dans le coeur des
mortels,
Fait ou les grands héros ou les grands
criminels.
Qui du crime à la terre a donné les
exemples,
S'il eût aimé la gloire, eût
mérité des temples.
Catilina lui-même, à tant d'horreurs
instruit,
Eût été Scipion, si je l'avais
conduit.
Je réponds de César, il est l'appui de
Rome.
J'y vois plus d'un Sylla, mais j'y vois un grand
homme.
(se tournant vers le chef des licteurs, qui entre en
armes)
Eh bien ! les conjurés ?
LE CHEF DES LICTEURS
Seigneur, ils sont punis ;
Mais leur sang a produit de nouveaux ennemis.
C'est le feu de l'Etna qui couvait sous la cendre
;
Un tremblement de plus va partout le répandre
;
Et si de Pétréius le succès est
douteux,
Ces murs sont embrasés, vous tombez avec
eux.
Un nouvel Annibal nous assiège et nous presse
;
D'autant plus redoutable en sa cruelle adresse,
Que, jusqu'au sein de Rome, et parmi ses enfants,
En creusant vos tombeaux, il a des partisans.
On parle en sa faveur dans Rome qu'il ruine ;
Il l'attaque au-dehors, au-dedans il domine ;
Tout son génie y règne, et cent coupables
voix
S'élèvent contre vous, et condamnent vos
lois.
Les plaintes des ingrats et les clameurs des
traîtres
Réclament contre vous les droits de nos
ancêtres,
Redemandent le sang répandu par vos mains
:
On parle de punir le vengeur des Romains.
CLODIUS
Vos égaux après tout, que vous deviez
entendre,
Par vous seul condamnés, n'ayant pu se
défendre,
Semblent autoriser...
CICERON
Clodius, arrêtez ;
Renfermez votre envie et vos
témérités ;
Ma puissance absolue est de peu de durée ;
Mais tant qu'elle subsiste, elle sera
sacrée.
Vous aurez tout le temps de me persécuter
;
Mais quand le péril dure il faut me
respecter.
Je connais l'inconstance aux humains ordinaire ;
J'attends sans m'ébranler les retours du
vulgaire.
Scipion accusé sur des prétextes
vains,
Remercia les dieux, et quitta les Romains.
Je puis en quelque chose imiter ce grand homme :
Je rendrai grâce au ciel, et resterai dans
Rome.
à l'état malgré vous j'ai
consacré mes jours ;
Et, toujours envié, je servirai toujours.
CATON
Permettez que dans Rome encor je me
présente,
Que j'aille intimider une foule insolente,
Que je vole au rempart, que du moins mon aspect
Contienne encor César, qui m'est toujours
suspect.
Et si dans ce grand jour la fortune contraire...
CICERON
Caton, votre présence est ici
nécessaire.
Mes ordres sont donnés, César est au
combat ;
Caton de la vertu doit l'exemple au sénat.
Il en doit soutenir la grandeur expirante.
Restez... Je vois César, et Rome est
triomphante.
(Il court au-devant de César.)
Ah! c'est donc par vos mains que l'état
soutenu...
CESAR
Je l'ai servi peut-être, et vous m'aviez
connu.
Pétréius est couvert d'une immortelle
gloire ;
Le courage et l'adresse ont fixé la victoire
;
Nous n'avons combattu sous ce sacré
rempart
Que pour ne rien laisser au pouvoir du hasard,
Que pour mieux enflammer des âmes
héroïques,
A l'aspect imposant de leurs dieux domestiques.
Métellus, Muréna, les braves
Scipions,
Ont soutenu le poids de leurs augustes noms.
Ils ont aux yeux de Rome étalé le
courage
Qui subjugua l'Asie, et détruisit
Carthage.
Tous sont de la patrie et l'honneur et l'appui.
Permettez que César ne parle point de lui.
Les soldats de Sylla, renversés sur la
terre,
Semblent braver la mort, et défier la
guerre.
De tant de nations ces tristes conquérants
Menacent Rome encor de leurs yeux expirants.
Si de pareils guerriers la valeur nous seconde,
Nous mettrons sous nos lois ce qui reste du
monde.
Mais il est, grâce au ciel, encor de plus grands
coeurs,
Des héros plus choisis, et ce sont leurs
vainqueurs.
Catilina, terrible au milieu du carnage,
Entouré d'ennemis immolés à sa
rage,
Sanglant, couvert de traits, et combattant
toujours,
Dans nos rangs éclaircis a terminé ses
jours.
Sur des morts entassés l'effroi de Rome
expire.
Romain je le condamne, et soldat je l'admire.
J'aimai Catilina ; mais vous voyez mon coeur ;
Jugez si l'amitié l'emporte sur l'honneur.
CICERON
Tu n'as point démenti mes voeux et mon
estime.
Va, conserve à jamais cet esprit
magnanime.
Que Rome admire en toi son éternel
soutien.
Grands dieux ! que ce héros soit toujours
citoyen.
Dieux ! ne corrompez pas cette ame
généreuse ;
Et que tant de vertu ne soit pas dangereuse.
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