Acte V

Acte IV  

Scène 1
Caton, et une partie des sénateurs, debout, en habits de guerre

CLODIUS, à Caton
Quoi ! lorsque défendant cette enceinte sacrée,
A peine aux factieux nous en fermons l'entrée,
Quand partout le sénat s'exposant au danger,
Aux ordres d'un Samnite a daigné se ranger ;
Cet altier plébéien nous outrage et nous brave !
Il sert un peuple libre, et le traite en esclave !
Un pouvoir passager est à peine en ses mains,
Il ose en abuser, et contre des Romains !
Contre ceux dont le sang a coulé dans la guerre !
Les cachots sont remplis des vainqueurs de la terre ;
Et cet homme inconnu, ce fils heureux du sort
Condamne insolemment ses maîtres à la mort !
Catilina pour nous serait moins tyrannique ;
On ne le verrait point flétrir la république.
Je partage avec vous les malheurs de l'état ;
Mais je ne peux souffrir la honte du sénat.

CATON
La honte, Clodius, n'est que dans vos murmures.
Allez de vos amis déplorer les injures ;
Mais sachez que le sang de nos patriciens,
Ce sang des Céthégus et des Cornéliens,
Ce sang si précieux, quand il devient coupable,
Devient le plus abject et le plus condamnable.
Regrettez, respectez ceux qui nous ont trahis ;
On les mène à la mort, et c'est par mon avis.
Celui qui vous sauva les condamne au supplice.
De quoi vous plaignez-vous ? est-ce de sa justice ?
Est-ce elle qui produit cet indigne courroux ?
En craignez-vous la suite, et la méritez-vous?
Quand vous devez la vie aux soins de ce grand homme,
Vous osez l'accuser d'avoir trop fait pour Rome !
Murmurez, mais tremblez ; la mort est sur vos pas.
Il n'est pas encor temps de devenir ingrats.
On a dans les périls de la reconnaissance ;
Et c'est le temps du moins d'avoir de la prudence.
Catilina paraît jusqu'aux pieds du rempart ;
On ne sait point encor quel parti prend César,
S'il veut ou conserver, ou perdre la patrie.
Cicéron agit seul, et seul se sacrifie ;
Et vous considérez, entourés d'ennemis,
Si celui qui vous sert vous a trop bien servis !

CLODIUS
Caton, plus implacable encor que magnanime,
Aime les châtiments plus qu'il ne hait le crime.
Respectez le sénat ; ne lui reprochez rien.
Vous parlez en censeur ; il nous faut un soutien.
Quand la guerre s'allume, et quand Rome est en cendre,
Les édits d'un consul pourront-ils nous défendre ?
N'a-t-il contre une armée, et des conspirateurs,
Que l'orgueil des faisceaux, et les mains des licteurs ?
Vous parlez de dangers ! Pensez-vous nous instruire
Que ce peuple insensé s'obstine à se détruire ?
Vous redoutez César ! Eh ! qui n'est informé
Combien Catilina de César fut aimé ?
Dans le péril pressant qui croît et nous obsède,
Vous montrez tous nos maux : montrez-vous le remède ?

CATON
Oui, j'ose conseiller, esprit fier et jaloux,
Que l'on veille à la fois sur César et sur vous.
Je conseillerais plus ; mais voici votre père.


Scène 2
Cicéron, Caton, une partie des sénateurs

CATON, à Cicéron
Viens, tu vois des ingrats. Mais Rome te défère
Les noms, les sacrés noms de père et de vengeur ;
Et l'envie à tes pieds t'admire avec terreur.

CICERON
Romains, j'aime la gloire, et ne veux point m'en taire ;
Des travaux des humains c'est le digne salaire.
Sénat, en vous servant il la faut acheter :
Qui n'ose la vouloir, n'ose la mériter.
Si j'applique à vos maux une main salutaire,
Ce que j'ai fait est peu, voyons ce qu'il faut faire.
Le sang coulait dans Rome : ennemis, citoyens,
Gladiateurs, soldats, chevaliers, plébéiens,
Etalaient à mes yeux la déplorable image,
Et d'une ville en cendre, et d'un champ de carnage :
La flamme en s'élançant de cent toits dévorés,
Dans l'horreur du combat guidait les conjurés :
Céthégus et Sura s'avançaient à leur tête,
Ma main les a saisis ; leur juste mort est prête.
Mais quand j'étouffe l'hydre, il renaît en cent lieux :
Il faut fendre partout les flots des factieux.
Tantôt Catilina, tantôt Rome l'emporte.
Il marche au Quirinal, il s'avance à la porte ;
Et là, sur des amas de mourants et de morts,
Ayant fait à mes yeux d'incroyables efforts,
Il se fraie un passage, il vole à son armée.
J'ai peine à rassurer Rome entière alarmée.
Antoine, qui s'oppose au fier Catilina,
A tous ces vétérans aguerris sous Sylla,
Antoine, que poursuit notre mauvais génie,
Par un coup imprévu voit sa force affaiblie ;
Et son corps accablé, désormais sans vigueur,
Sert mal en ces moments les soins de son grand coeur ;
Pétréius étonné, vainement le seconde.
Ainsi de tous côtés la maîtrese du monde,
Assiégée au-dehors, embrasée au-dedans,
Est cent fois en un jour à ses derniers moments.

CRASSUS
Que fait César ?

CICERON
                     Il a, dans ce jour mémorable,
Déployé, je l'avoue, un courage indomptable ;
Mais Rome exigeait plus d'un coeur tel que le sien.
Il n'est pas criminel, il n'est pas citoyen.
Je l'ai vu dissiper les plus hardis rebelles ;
Mais bientôt, ménageant des Romains infidèles,
Il s'efforçait de plaire aux esprits égarés,
Aux peuples, aux soldats, et même aux conjurés ;
Dans le péril horrible où Rome était en proie,
Son front laissait briller une secrète joie :
Sa voix, d'un peuple entier sollicitant l'amour,
Semblait inviter Rome à le servir un jour.
D'un trop coupable sang sa main était avare.

CATON
Je vois avec horreur tout ce qu'il nous prépare.
Je le redis encore, et veux le publier,
De César en tout temps il faut se défier.


Scène 3
Le sénat, César

CESAR
Eh bien ! dans ce sénat, trop prêt à se détruire,
La vertu de Caton cherche encore à me nuire ?
De quoi m'accuse-t-il ?

CATON
                     D'aimer Catilina,
De l'avoir protégé lorsqu'on le soupçonna,
De ménager encor ceux qu'on pouvait abattre,
De leur avoir parlé quand il fallait combattre.

CESAR
Un tel sang n'est pas fait pour teindre mes lauriers.
Je parle aux citoyens ; je combats les guerriers.

CATON
Mais tous ces conjurés, ce peuple de coupables,
Que sont-ils à vos yeux ?

CESAR
                    Des mortels méprisables.
A ma voix, à mes coups ils n'ont pu résister.
Qui se soumet à moi n'a rien à redouter.
C'est maintenant qu'on donne un combat véritable.
Des soldats de Sylla l'élite redoutable
Est sous un chef habile, et qui sait se venger.
Voici le vrai moment où Rome est en danger.
Pétréius est blessé, Catilina s'avance.
Le soldat sous les murs est à peine en défense.
Les guerriers de Sylla font trembler les Romains.
Qu'ordonnez-vous, consul, et quels sont vos desseins ?

CICERON
Les voici : que le ciel m'entende et les couronne.
Vous avez mérité que Rome vous soupçonne.
Je veux laver l'affront dont vous êtes chargé,
Je veux qu'avec l'état votre honneur soit vengé.
Au salut des Romains je vous crois nécessaire ;
Je vous connais : je sais ce que vous pouvez faire.
Je sais quels intérêts vous peuvent éblouir ;
César veut commander, mais il ne peut trahir.
Vous êtes dangereux, vous êtes magnanime.
En me plaignant de vous, je vous dois mon estime.
Partez ; justifiez l'honneur que je vous fais.
Le monde entier sur vous a les yeux désormais.
Secondez Pétréius, et délivrez l'empire.
Méritez que Caton vous aime et vous admire.
Dans l'art des Scipions vous n'avez qu'un rival.
Nous avons des guerriers, il faut un général :
Vous l'êtes, c'est sur vous que mon espoir se fonde :
César, entre vos mains je mets le sort du monde.

CESAR, en l'embrassant
Cicéron à César a dû se confier ;
Je vais mourir, seigneur, ou vous justifier.
(Il sort.)

CATON
De son ambition vous allumez les flammes.

CICERON
Va, c'est ainsi qu'on traite avec les grandes âmes.
Je l'enchaîne à l'état en me fiant à lui ;
Ma générosité le rendra notre appui.
Apprends à distinguer l'ambitieux du traître.
S'il n'est pas vertueux, ma voix le force à l'être.
Un courage indompté, dans le coeur des mortels,
Fait ou les grands héros ou les grands criminels.
Qui du crime à la terre a donné les exemples,
S'il eût aimé la gloire, eût mérité des temples.
Catilina lui-même, à tant d'horreurs instruit,
Eût été Scipion, si je l'avais conduit.
Je réponds de César, il est l'appui de Rome.
J'y vois plus d'un Sylla, mais j'y vois un grand homme.
(se tournant vers le chef des licteurs, qui entre en armes)
Eh bien ! les conjurés ?

LE CHEF DES LICTEURS
                     Seigneur, ils sont punis ;
Mais leur sang a produit de nouveaux ennemis.
C'est le feu de l'Etna qui couvait sous la cendre ;
Un tremblement de plus va partout le répandre ;
Et si de Pétréius le succès est douteux,
Ces murs sont embrasés, vous tombez avec eux.
Un nouvel Annibal nous assiège et nous presse ;
D'autant plus redoutable en sa cruelle adresse,
Que, jusqu'au sein de Rome, et parmi ses enfants,
En creusant vos tombeaux, il a des partisans.
On parle en sa faveur dans Rome qu'il ruine ;
Il l'attaque au-dehors, au-dedans il domine ;
Tout son génie y règne, et cent coupables voix
S'élèvent contre vous, et condamnent vos lois.
Les plaintes des ingrats et les clameurs des traîtres
Réclament contre vous les droits de nos ancêtres,
Redemandent le sang répandu par vos mains :
On parle de punir le vengeur des Romains.

CLODIUS
Vos égaux après tout, que vous deviez entendre,
Par vous seul condamnés, n'ayant pu se défendre,
Semblent autoriser...

CICERON
                     Clodius, arrêtez ;
Renfermez votre envie et vos témérités ;
Ma puissance absolue est de peu de durée ;
Mais tant qu'elle subsiste, elle sera sacrée.
Vous aurez tout le temps de me persécuter ;
Mais quand le péril dure il faut me respecter.
Je connais l'inconstance aux humains ordinaire ;
J'attends sans m'ébranler les retours du vulgaire.
Scipion accusé sur des prétextes vains,
Remercia les dieux, et quitta les Romains.
Je puis en quelque chose imiter ce grand homme :
Je rendrai grâce au ciel, et resterai dans Rome.
à l'état malgré vous j'ai consacré mes jours ;
Et, toujours envié, je servirai toujours.

CATON
Permettez que dans Rome encor je me présente,
Que j'aille intimider une foule insolente,
Que je vole au rempart, que du moins mon aspect
Contienne encor César, qui m'est toujours suspect.
Et si dans ce grand jour la fortune contraire...

CICERON
Caton, votre présence est ici nécessaire.
Mes ordres sont donnés, César est au combat ;
Caton de la vertu doit l'exemple au sénat.
Il en doit soutenir la grandeur expirante.
Restez... Je vois César, et Rome est triomphante.
(Il court au-devant de César.)
Ah! c'est donc par vos mains que l'état soutenu...

CESAR
Je l'ai servi peut-être, et vous m'aviez connu.
Pétréius est couvert d'une immortelle gloire ;
Le courage et l'adresse ont fixé la victoire ;
Nous n'avons combattu sous ce sacré rempart
Que pour ne rien laisser au pouvoir du hasard,
Que pour mieux enflammer des âmes héroïques,
A l'aspect imposant de leurs dieux domestiques.
Métellus, Muréna, les braves Scipions,
Ont soutenu le poids de leurs augustes noms.
Ils ont aux yeux de Rome étalé le courage
Qui subjugua l'Asie, et détruisit Carthage.
Tous sont de la patrie et l'honneur et l'appui.
Permettez que César ne parle point de lui.
Les soldats de Sylla, renversés sur la terre,
Semblent braver la mort, et défier la guerre.
De tant de nations ces tristes conquérants
Menacent Rome encor de leurs yeux expirants.
Si de pareils guerriers la valeur nous seconde,
Nous mettrons sous nos lois ce qui reste du monde.
Mais il est, grâce au ciel, encor de plus grands coeurs,
Des héros plus choisis, et ce sont leurs vainqueurs.
Catilina, terrible au milieu du carnage,
Entouré d'ennemis immolés à sa rage,
Sanglant, couvert de traits, et combattant toujours,
Dans nos rangs éclaircis a terminé ses jours.
Sur des morts entassés l'effroi de Rome expire.
Romain je le condamne, et soldat je l'admire.
J'aimai Catilina ; mais vous voyez mon coeur ;
Jugez si l'amitié l'emporte sur l'honneur.

CICERON
Tu n'as point démenti mes voeux et mon estime.
Va, conserve à jamais cet esprit magnanime.
Que Rome admire en toi son éternel soutien.
Grands dieux ! que ce héros soit toujours citoyen.
Dieux ! ne corrompez pas cette ame généreuse ;
Et que tant de vertu ne soit pas dangereuse.



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