Scène 1
Catilina, Céthégus, affranchis, Martian,
Septime
CATILINA
Tout est-il prêt ? enfin l'année
avance-t-elle ?
MARTIAN
Oui, seigneur ;Mallius, à ses serments
fidèle,
Vient entourer ces murs aux flammes
destinés.
Au-dehors, au-dedans les ordres sont
donnés.
Les conjurés en foule au carnage
s'excitent,
Et des moindres délais leurs courages
s'irritent.
Prescrivez le moment où Rome doit
périr.
CATILINA
Sitôt que du sénat vous me verrez
sortir,
Commencez à l'instant nos sanglants sacrifices
;
Que du sang des proscrits les fatales
prémices
Consacrent sous vos mains ce redoutable jour.
Observez, Martian, vers cet obscur détour,
Si d'un consul trompé les ardents
émissaires
Oseraient épier nos terribles
mystères.
CETHEGUS
Peut-être avant le temps faudrait-il
l'attaquer
Au milieu du sénat qu'il vient de convoquer
;
Je vois qu'il prévient tout, et que Rome
alarmée...
CATILINA
Prévient-il Mallius ? prévient-il mon
armée ?
Connaît-il mes projets ? sait-il, dans son
effroi,
Que Mallius n'agit, n'est armé que pour moi
?
Suis-je fait pour fonder ma fortune et ma gloire
Sur un vain brigandage, et non sur la victoire ?
Va, mes desseins sont grands, autant que mesurés
;
Les soldats de Sylla sont mes vrais
conjurés.
Quand des mortels obscurs, et de vils
téméraires,
D'un complot mal tissu forment les noeuds
vulgaires,
Un seul ressort qui manque à leurs pièges
tendus
Détruit l'ouvrage entier, et l'on n'y revient
plus.
Mais des mortels choisis, et tels que nous le
sommes,
Ces desseins si profonds,ces crimes degrands
hommes,
Cette élite indomptable, et ce superbe
choix
Des descendants de Mars et des vainqueurs des rois
;
Tous ces ressorts secrets, dont la force
assurée
Trompe de Cicéron la prudence
égarée,
Un feu dont l'étendue embrase au même
instant
Les Alpes, l'Apennin, l'aurore et le couchant,
Que Rome doit nourrir, que rien ne peut éteindre
:
Voilà notre destin, dis-moi s'il est à
craindre.
CETHEGUS
Sous le nom de César, Préneste est-elle
à nous ?
CATILINA
C'est là mon premier pas ; c'est un des plus
grands coups
Qu'au sénat incertain je porte en
assurance.
Tandis que Nonnius tombe sous ma puissance,
Tandis qu'il est perdu, je fais semer le bruit
Que tout ce grand complot par lui-même est
conduit.
La moitié du sénat croit Nonnius
complice.
Avant qu'on délibère, avant qu'on
s'éclaircisse,
Avant que ce sénat, si lent dans ses
débats,
Ait démêlé le piège
où j'ai conduit ses pas,
Mon armée est dans Rome, et la terre
asservie.
Allez ; que de ces lieux on enlève
Aurélie,
Et que rien ne partage un si grand
intérêt.
Scène 2
Catilina, Céthégus, etc ;
Aurélie
AURELIE, une lettre à la main
Lis ton sort et le mien, ton crime et ton arrêt
;
Voilà ce qu'on m'écrit...
CATILINA
Quelle main téméraire ?...
Eh bien ! je reconnais le seing de votre
père.
AURELIE
Lis...
CATILINA lit la lettre
«La mort trop longtemps a respecté mes
jours.
Une fille que j'aime en termine le cours,
Je suis trop bien puni, dans ma triste
vieillesse,
De cet hymen affreux qu'a permis ma faiblesse.
Je sais de votre époux les complots
odieux.
César qui nous trahit veut enlever
Préneste.
Vous avez partagé leur trahison funeste ;
Repentez-vous, ingrate, ou périssez comme
eux...»
Mais comment Nonnius aurait-il pu connaître
Des secrets qu'un consul ignore encor peut-être
?
CETHEGUS
Ce billet peut vous perdre.
CATILINA à Céthégus
Il pourra nous servir.
(à Aurélie)
Il faut tout vous apprendre, il faut tout
éclaircir.
Je vais armer le monde, et c'est pour ma
défense.
Vous, dans ce jour de sang marqué pour ma
puissance,
Voulez-vous préférer un père
à votre époux ?
Pour la dernière fois dois-je compter sur vous
?
AURELIE
Tu m'avais ordonné le silence et la fuite
;
Tu voulais à mes pleurs dérober ta
conduite ;
Eh bien ! que prétends-tu ?
CATILINA
Partez au même instant ;
Envoyez au consul ce billet important.
J'ai mes raisons, je veux qu'il apprenne à
connaître
Que César est à craindre, et plus que moi
peut-être.
Je n'y suis point nommé ; César est
accusé ;
C'est ce que j'attendais, tout le reste est
aisé.
Que mon fils au berceau, mon fils né pour la
guerre,
Soit porté dans vos bras aux vainqueurs de la
terre.
Ne rentrez avec lui dans ces murs abhorrés
Que quand j'en serai maître, et quand vous
régnerez.
Notre hymen est secret : je veux qu'on le publie
Au milieu de l'armée, aux yeux de l'Italie
;
Je veux que votre père, humble dans son
courroux,
Soit le premier sujet qui tombe à vos
genoux.
Partez, daignez me croire, et laissez-vous conduire
;
Laissez-moi mes dangers, ils doivent me suffire,
Et ce n'est pas à vous de partager mes soins
:
Vainqueur et couronné, cette nuit je vous
joins.
AURELIE
Tu vas ce jour dans Rome ordonner le carnage ?
CATILINA
Oui, de nos ennemis j'y vais punir la rage.
Tout est prêt ; on m'attend.
AURELIE
Commence donc par moi,
Commence par ce meurtre, il est digne de toi :
Barbare, j'aime mieux, avant que tout
périsse,
Expirer par tes mains, que vivre ta complice.
CATILINA
Qu'au nom de nos liens votre esprit raffermi...
CETHEGUS
Ne désespérez point un époux, un
ami.
Tout vous est confié ; la carrière est
ouverte,
Et reculer d'un pas, c'est courir à sa
perte.
AURELIE
Ma perte fut certaine au moment où mon
coeur
Reçut de vos conseils le poison séducteur
;
Quand j'acceptai sa main, quand je fus
abusée,
Attachée à son sort, victime
méprisée.
Vous pensez que mes yeux timides,
consternés,
Respecteront toujours vos complots
forcenés.
Malgré moi sur vos pas vous m'avez su
conduire.
J'aimais ; il fut aisé, cruel, de me
séduire !
Et c'est un crime affreux dont on doit vous
punir,
Qu'à tant d'atrocité l'amour ait pu
servir.
Dans mon aveuglement, que ma raison
déplore,
Ce reste de raison m'éclaire au moins
encore.
Il fait rougir mon front de l'abus
détesté
Que vous avez tous fait de ma
crédulité.
L'amour me fit coupable, et je ne veux plus
l'être ;
Je ne veux point servir les attentats d'un maître
;
Je renonce à mes voeux, à ton crime,
à ta foi ;
Mes mains, mes propres mains s'armeront contre
toi.
Frappe, et traîne dans Rome embrasée et
fumante,
Pour ton premier exploit, ton épouse expirante
;
Fais périr avec moi l'enfant
infortuné
Que les dieux en courroux à mes voeux ont
donné ;
Et couvert de son sang, libre dans ta furie,
Barbare, assouvis-toi du sang de ta patrie.
CATILINA
C'est donc là ce grand coeur, et qui me fut
soumis ?
Ainsi vous vous rangez parmi mes ennemis ?
Ainsi dans la plus juste et la plus noble guerre
Qui jamais décida du destin de la terre,
Quand je brave un consul, et Pompée, et
Caton,
Mes plus grands ennemis seront dans ma maison ?
Les préjugés romains de votre faible
père
Arment contre moi-même une épouse si
chère ?
Et vous mêlez enfin la menace à l'effroi
?
AURELIE
Je menace le crime... et je tremble pour toi.
Dans mes emportements vois encor ma tendresse.
Frémis d'en abuser, c'est ma seule,
faiblesse.
Crains...
CATILINA
Cet indigne mot n'est pas fait pour mon coeur.
Ne me parlez jamais de paix ni de terreur :
C'est assez m'offenser. écoutez : je vous aime
;
Mais ne présumez pas que, m'oubliant
moi-même,
J'immole à mon amour ces amis
généreux,
Mon parti, mes desseins, et l'empire avec eux.
Vous n'avez pas osé regarder la couronne ;
Jugez de mon amour, puisque je vous pardonne :
Mais sachez...
AURELIE
La couronne où tendent tes desseins,
Cet objet du mépris du reste des Romains,
Va, je l'arracherais sur mon front affermie,
Comme un signe insultant d'horreur et d'infamie.
Quoi ! tu m'aimes assez pour ne te pas venger !
Pour ne me punir pas de t'oser outrager,
Pour ne pas ajouter ta femme à tes victimes
?
Et moi je t'aime assez pour arrêter tes
crimes.
Et je cours...
Scène 3
Catilina, Céthégue, Lentulus-Sura,
Aurélie, etc
SURA
C'en est fait, et nous sommes perdus ;
Nos amis sont trahis, nos projets confondus.
Préneste entre nos mains n'a point
été remise ;
Nonnius vient dans Rome ; il sait notre
entreprise.
Un de nos confidents, dans Préneste
arrêté,
A subi les tourments, et n'a point
résisté.
Nous avons trop tardé ; rien ne peut nous
défendre,
Nonnius au sénat vient accuser son gendre.
Il va chez Cicéron, qui n'est que trop
instruit.
Eh bien ! de tes forfaits tu vois quel est le fruit
!
Voilà ces grands desseins où j'aurais
dû souscrire,
Ces destins de Sylla, ce trône, cet empire
!
Es-tu désabusé ? tes yeux sont-ils
ouverts ?
CATILINA, après un moment de
silence
Je ne m'attendais pas à ce nouveau revers.
Mais... me trahiriez-vous ?
AURELIE
Je le devrais peut-être.
Je devrais servir Rome, en la vengeant d'un
traître :
Nos dieux m'en avoueraient. Je ferai plus ; je
veux
Te rendre à ton pays, et vous sauver tous
deux.
Ce coeur n'a pas toujours la faiblesse en
partage.
Je n'ai point tes fureurs, mais j'aurai ton courage
;
L'amour en donne au moins. J'ai prévu le danger
;
Ce danger est venu, je veux le partager.
Je vais trouver mon père ; il faudra que
j'obtienne
Qu'il m'arrache la vie, ou qu'il sauve la tienne.
Il m'aime, il est facile, il craindra devant moi
D'armer le désespoir d'un gendre tel que
toi.
J'irai parler de paix à Cicéron
lui-même.
Ce consul qui te craint, ce sénat où l'on
t'aime,
Où César te soutient, où ton nom
est puissant,
Se tiendront trop heureux de te croire innocent.
On pardonne aisément à ceux qui sont
à craindre.
Repens-toi seulement, mais repens-toi sans feindre
;
Il n'est que ce parti quand on est découvert
:
Il blesse ta fierté, mais tout autre te
perd,
Et je te donne au moins, quoi qu'on puisse
entreprendre,
Le temps de quitter Rome, ou d'oser t'y
défendre.
Plus de reproche ici sur tes complots pervers ;
Coupable, je t'aimais ; malheureux, je te sers :
Je mourrai pour sauver et tes jours et la gloire.
Adieu : Catilina doit apprendre à me croire
:
Je l'avais mérité.
CATILINA, l'arrêtant
Que faire, et quel danger ?
Ecoutez... le sort change, il me force à
changer...
Je me rends...je vous cède... il faut vous
satisfaire...
Mais...songez qu'un époux est pour vous plus
qu'un père
Et que, dans le péril dont nous sommes
pressés,
Si je prends un parti, c'est vous qui m'y forcez.
AURELIE
Je me charge de tout, fût-ce encor de ta
haine.
Je te sers, c'est assez. Fille, épouse, et
Romaine,
Voilà tous mes devoirs, je les suis ; et le
tien
Est d'égaler un coeur aussi pur que le
mien.
Scène 4
Catilina, Céthégus, affranchis,
Lentulus-Sura
SURA
Est-ce Catilina que nous venons d'entendre ?
N'es-tu de Nonnius que le timide gendre ?
Esclave d'une femme, et d'un seul mot
troublé,
Ce grand coeur s'est rendu sitôt qu'elle a
parlé.
CETHEGUS
Non, tu ne peux changer ; ton génie
invincible,
Animé par l'obstacle, en sera plus
terrible.
Sans ressource à Préneste, accusés
au sénat,
Nous pourrions être encor les maîtres de
l'état ;
Nous le ferions trembler, même dans les
supplices.
Nous avons trop d'amis, trop d'illustres
complices,
Un parti trop puissant, pour ne pas
éclater.
SURA
Mais avant le signal on peut nous arrêter.
C'est lorsque dans la nuit le sénat se
sépare,
Que le parti s'assemble, et que tout se
déclare.
Que faire ?
CéTHéGUS, à Catilina
Tu te tais, et tu frémis d'effroi ?
CATILINA
Oui, je frémis du coup que mon sort veut de
moi.
SURA
J'attends peu d'Aurélie ; et, dans ce jour
funeste,
Vendre cher notre vie est tout ce qui nous reste.
CATILINA
Je compte les moments, et j'observe les lieux.
Aurélie, en flattant ce vieillard odieux,
En le baignant de pleurs, en lui demandant
grâce,
Suspendra pour un temps sa course et sa menace.
Cicéron, que j'alarme, est ailleurs
arrêté ;
C'en est assez, amis, tout est en
sûreté.
Qu'on transporte soudain les armes nécessaires
;
Armez tout, affranchis, esclaves, et sicaires ;
Débarrassez l'amas de ces lieux
souterrains,
Et qu'il en reste encore assez pour mes desseins.
Vous, fidèle affranchi, brave et prudent
Septime,
Et vous, cher Martian, qu'un même zèle
anime,
Observez Aurélie, observez Nonnius :
Allez ; et dans l'instant qu'ils ne se verront
plus,
Abordez-le en secret de la part de sa fille ;
Peignez-lui son danger, celui de sa famille ;
Attirez-le en parlant vers ce détour
obscur,
Qui conduit au chemin de Tibur et d'Anxur :
Là, saisissant tous deux le moment
favorable,
Vous... Ciel ! que vois-je ?
Scène 5
Cicéron et les
précédents
CICERON
Arrête, audacieux coupable ;
Où portes-tu tes pas ? Vous,
Céthégus, parlez...
Sénateurs, affranchis, qui vous a
rassemblés ?
CATILINA
Bientôt dans le sénat nous pourrons te
l'apprendre.
CETHEGUS
De ta poursuite vaine on saura s'y
défendre.
SURA
Nous verrons si, toujours prompt à nous
outrager,
Le fils de Tullius nous ose interroger.
CICERON
J'ose au moins demander qui sont ces
téméraires.
Sont-ils, ainsi que vous, des Romains
consulaires,
Que la loi de l'état me force à
respecter,
Et que le sénat seul ait le droit
d'arrêter ?
Qu'on les charge de fers ; allez, qu'on les
entraîne.
CATILINA
C'est donc toi qui détruis la liberté
romaine ?
Arrêter des Romains sur tes lâches
soupçons !
CICERON
Ils sont de ton conseil, et voilà mes
raisons.
Vous-mêmes, frémissez. Licteurs, qu'on
m'obéisse.
(On emmène Septime et Martian)
CATILINA
Implacable ennemi, poursuis ton injustice ;
Abuse de ta place, et profite du temps.
Il faudra rendre compte, et c'est où je
t'attends.
CICERON
Qu'on fasse à l'instant même interroger
ces traîtres.
Va, je pourrai bientôt traiter ainsi leurs
maîtres.
J'ai mandé Nonnius : il sait tous tes
desseins.
J'ai mis Rome en défense, et Préneste en
mes mains.
Nous verrons qui des deux emporte la balance,
Ou de ton artifice, ou de ma vigilance.
Je ne te parle plus ici de repentir ;
Je parle de supplice, et veux t'en avertir.
Avec les assassins sur qui tu te reposes,
Viens t'asseoir au sénat, et suis-moi, si tu
l'oses.
Scène 6
Catilina, Céthégus,
Lentulus-Sura
CETHEGUS
Faut-il donc succomber sous les puissants efforts
D'un bras habile et prompt qui rompt tous nos ressorts
?
Faut-il qu'à Cicéron le sort nous
sacrifie ?
CATILINA
Jusqu'au dernier moment ma fureur le
défie.
C'est un homme alarmé, que son trouble
conduit,
Qui cherche à tout apprendre, et qui n'est pas
instruit :
Nos amis arrêtés vont accroître ses
peines ;
Ils sauront l'éblouir de clartés
incertaines.
Dans ce billet fatal César est
accusé.
Le sénat en tumulte est déjà
divisé.
Mallius et l'armée aux portes vont
paraître.
Vous m'avez cru perdu ; marchez, et je suis
maître.
SURA
Nonnius du consul éclaircit les
soupçons.
CATILINA
Il ne le verra pas, c'est moi qui t'en
réponds.
Marchez, dis-je ; au sénat parlez en
assurance,
Et laissez-moi le soin de remplir ma vengeance.
Allons... Où vais-je ?
CETHEGUS
Eh bien ?
CATILINA
Aurélie ! ah, grands dieux !
Qu'allez-vous ordonner de ce coeur furieux ?
écartez-la, surtout. Si je la vois
paraître,
Tout prêt à vous servir, je tremblerai
peut-être.
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