Scène 1
Catilina
CATILINA.
(Soldats dans l'enfoncement)
Orateur insolent, qu'un vil peuple seconde,
Assis au premier rang des souverains du monde,
Tu vas tomber du faîte où Rome t'a
placé.
Inflexible Caton, vertueux insensé !
Ennemi de ton siècle, esprit dur et
farouche,
Ton terme est arrivé, ton imprudence y
touche.
Fier sénat de tyrans qui tiens le monde aux
fers,
Tes fers sont préparés, tes tombeaux sont
ouverts.
Que ne puis-je en ton sang, impérieux
Pompée,
éteindre de ton nom la splendeur usurpée
!
Que ne puis-je opposer à ton pouvoir fatal
Ce César si terrible, et déjà ton
égal !
Quoi ! César, comme moi factieux dès
l'enfance,
Avec Catilina n'est pas d'intelligence ?
Mais le piège est tendu ; je prétends
qu'aujourd'hui
Le trône qui m'attend soit préparé
par lui.
Il faut employer tout, jusqu'à Cicéron
même,
Ce César que je crains, mon épouse que
j'aime :
Sa docile tendresse, en cet affreux moment,
De mes sanglants projets est l'aveugle
instrument.
Tout ce qui m'appartient doit être mon
complice.
Je veux que l'amour même à mon ordre
obéisse.
Titres chers et sacrés, et de père, et
d'époux,
Faiblesses des humains,
évanouissez-vous.
Scène 2
Catilina, Céthégus ; affranchis et
soldats dans le lointain
CATILINA
Eh bien ! cher Céthégus, tandis que la
nuit sombre
Cache encor nos desseins et Rome, dans son ombre,
Avez-vous réuni les chefs des conjurés
?
CETHEGUS
Ils viendront dans ces lieux du consul
ignorés,
Sous ce portique même, et près du temple
impie
Où domine un sénat, tyran de
l'Italie.
Ils ont renouvelé leurs serments et leur
foi.
Mais tout est-il prévu ? César est-il
à toi ?
Seconde-t-il enfin Catilina qu'il aime ?
CATILINA
Cet esprit dangereux n'agit que pour
lui-même.
CETHEGUS
Conspirer sans César !
CATILINA
Ah ! je l'y veux forcer.
Dans ce piège sanglant je veux
l'embarrasser.
Mes soldats, en son nom, vont surprendre
Préneste ;
Je sais qu'on le soupçonne, et je réponds
du reste.
Ce consul violent va bientôt l'accuser ;
Pour se venger de lui, César peut tout
oser.
Rien n'est si dangereux que César qu'on irrite
;
C'est un lion qui dort, et que ma voix excite.
Je veux que Cicéron réveille son
courroux,
Et force ce grand homme à combattre pour
nous.
CETHEGUS
Mais Nonnius enfin dans Préneste est le
maître ;
Il aime la patrie, et tu dois le connaître
:
Tes soins pour le tenter ont été
superflus.
Que faut-il décider du sort de Nonnius ?
CATILINA
Je t'entends ; tu sais trop que sa fille m'est
chère.
Ami, j'aime Aurélie en détestant son
père.
Quand il sut que sa fille avait conçu pour
moi
Ce tendre sentiment qui la tient sous ma loi ;
Quand sa haine impuissante, et sa colère
vaine,
Eurent tenté sans fruit de briser notre
chaîne ;
A cet hymen secret quand il a consenti,
Sa faiblesse a tremblé d'offenser son
parti.
Il a craint Cicéron ; mais mon heureuse
adresse
Avance mes desseins par sa propre faiblesse.
J'ai moi-même exigé, par un serment
sacré,
Que ce noeud clandestin fût encore
ignoré.
Céthégus et Sura sont seuls
dépositaires
De ce secret utile à nos sanglants
mystères.
Le palais d'Aurélie au temple nous conduit
;
C'est là qu'en sûreté j'ai
moi-même introduit
Les armes, les flambeaux, l'appareil du carnage.
De nos vastes succès mon hymen est le
gage.
Vous m'avez bien servi ; l'amour m'a servi mieux.
C'est chez Nonnius même, à l'aspect de ses
dieux,
Sous les murs du sénat, sous sa voûte
sacrée,
Que de tous nos tyrans la mort est
préparée.
(aux conjurés qui sont dans le
fond)
Vous, courez dans Préneste, où nos amis
secrets
Ont du nom de César voilé nos
intérêts ;
Que Nonnius surpris ne puisse se défendre.
Vous, près du Capitole, allez soudain vous
rendre.
Songez qui vous servez, et gardez vos serments.
(à Céthégus)
Toi, conduis d'un coup d'oeil tous ces grands
mouvements.
Scène 3
Aurélie, Catilina
AURELIE
Ah ! calmez les horreurs dont je suis poursuivie,
Cher époux, essuyez les larmes
d'Aurélie.
Quel trouble, quel spectacle, et quel réveil
affreux !
Je vous suis en tremblant sous ces murs
ténébreux.
Ces soldats que je vois redoublent mes alarmes.
On porte en mon palais des flambeaux et des armes
!
Qui peut nous menacer ? Les jours de Marius,
De Carbon, de Sylla, sont-ils donc revenus ?
De ce front si terrible éclaircissez les
ombres.
Vous détournez de moi des yeux tristes et
sombres.
Au nom de tant d'amour, et par ces noeuds secrets
Qui joignent nos destins, nos coeurs, nos
intérêts,
Au nom de notre fils, dont l'enfance est si
chère,
(Je ne vous parle point des dangers de sa
mère,
Et je ne vois, hélas ! que ceux que vous courez)
:
Ayez pitié du trouble où mes sens sont
livrés :
Expliquez-vous.
CATILINA
Sachez que mon nom, ma fortune,
Ma sûreté, la vôtre, et la cause
commune,
Exigent ces apprêts qui causent votre
effroi.
Si vous daignez m'aimer, si vous êtes à
moi,
Sur ce qu'ont vu vos yeux observez le silence.
Des meilleurs citoyens j'embrasse la
défense.
Vous voyez le sénat, le peuple
divisés,
Une foule de rois l'un à l'autre opposés
:
On se menace, on s'arme ; et, dans ces
conjonctures,
Je prends un parti sage, et de justes mesures.
AURELIE
Je le souhaite au moins. Mais me tromperiez-vous
?
Peut-on cacher son coeur aux coeurs qui sont à
nous ?
En vous justifiant, vous redoublez ma crainte.
Dans vos yeux égarés trop d'horreur est
empreinte.
Ciel ! que fera mon père, alors que dans ces
lieux
Ces funestes apprêts viendront frapper ses yeux
?
Souvent les noms de fille, et de père, et de
gendre,
Lorsque Rome a parlé, n'ont pu se faire
entendre.
Notre hymen lui déplut, vous le savez assez
:
Mon bonheur est un crime à ses yeux
offensés.
On dit que Nonnius est mandé de
Préneste.
Quels effets il verra de cet hymen funeste !
Cher époux, quel usage affreux,
infortuné,
Du pouvoir que sur moi l'amour vous a donné
!
Vous avez un parti ; mais Cicéron, mon
père,
Caton, Rome, les dieux, sont du parti contraire.
Peut-être Nonnius vient vous perdre
aujourd'hui.
CATILINA
Non, il ne viendra point ; ne craignez rien de
lui.
AURELIE
Comment?
CATILINA
Aux murs de Rome il ne pourra se rendre
Que pour y respecter et sa fille et son gendre.
Je ne puis m'expliquer, mais souvenez-vous bien
Qu'en tout son intérêt s'accorde avec le
mien.
Croyez, quand il verra qu'avec lui je partage
De mes justes projets le premier avantage,
Qu'il sera trop heureux d'abjurer devant moi
Les superbes tyrans dont il reçut la loi.
Je vous ouvre à tous deux, et vous devez m'en
croire,
Une source éternelle et d'honneur et de
gloire.
AURELIE
La gloire est bien douteuse, et le péril
certain.
Que voulez-vous ? pourquoi forcer votre destin ?
Ne vous suffit-il pas, dans la paix, dans la
guerre,
D'être un des souverains sous qui tremble la
terre ?
Pour tomber de plus haut, où voulez-vous monter
?
Les noirs pressentiments viennent
m'épouvanter.
J'ai trop chéri le joug où je me suis
soumise.
Voilà donc cette paix que je m'étais
promise,
Ce repos de l'amour que mon coeur a cherché
!
Les dieux m'en ont punie, et me l'ont
arraché.
Dès qu'un léger sommeil vient fermer mes
paupières,
Je vois Rome embrasée, et des mains
meurtrières,
Des supplices, des morts, des fleuves teints de sang
;
De mon père au sénat je vois percer le
flanc ;
Vous-même, environne d'une troupe en furie,
Sur des monceaux de morts exhalant votre vie ;
Des torrents de mon sang répandus par vos
coups,
Et votre épouse enfin mourante auprès de
vous.
Je me lève, je fuis ces images funèbres
;
Je cours, je vous demande au milieu des
ténèbres :
Je vous retrouve, hélas ! et vous me
replongez
Dans l'abîme des maux qui me sont
présagés.
CATILINA
Allez, Catilina ne craint point les augures ;
Et je veux du courage, et non pas des murmures,
Quand je sers et l'état, et vous, et mes
amis.
AURELIE
Ah ! cruel ! est-ce ainsi que l'on sert son pays
?
J'ignore à quels desseins ta fureur s'est
portée ;
S'ils étaient généreux, tu
m'aurais consultée :
Nos communs intérêts semblaient te
l'ordonner :
Si tu feins avec moi, je dois tout
soupçonner.
Tu te perdras : déjà ta conduite est
suspecte
A ce consul sévère, et que Rome
respecte.
CATILINA
Cicéron respecté ! lui, mon lâche
rival !
Scène 4
Aurélie, Catilina, Martian, l'un des
conjurés
MARTIAN
Seigneur, Cicéron vient près de ce lieu
fatal ;
Par son ordre bientôt le sénat se
rassemble :
Il vous mande en secret.
AURELIE
Catilina, je tremble
A cet ordre subit, à ce funeste nom.
CATILINA
Mon épouse trembler au nom de Cicéron
!
Que Nonnius séduit le craigne et le
révère ;
Qu'il déshonore ainsi son rang, son
caractère ;
Qu'il serve, il en est digne, et je plains son erreur
:
Mais de vos sentiments j'attends plus de
grandeur.
Allez, souvenez-vous que vos nobles
ancêtres
Choisissaient autrement leurs consuls et leurs
maîtres.
Quoi ! vous femme et Romaine, et du sang d'un
Néron,
Vous seriez sans orgueil et sans ambition ?
Il en faut aux grands coeurs.
AURELIE
Tu crois le mien timide ;
La seule cruauté te paraît
intrépide.
Tu m'oses reprocher d'avoir tremblé pour
toi.
Le consul va paraître ; adieu, mais connais-moi
:
Apprends que cette épouse à tes lois trop
soumise,
Que tu devais aimer, que ta fierté
méprise,
Qui ne peut te changer, qui ne peut t'attendrir,
Plus Romaine que toi, peut t'apprendre à
mourir.
CATILINA
Que de chagrins divers il faut que je dévore
!
Cicéron que je vois est moins à craindre
encore.
Scène 5
Cicéron dans l'enfoncement, le chef des
licteurs, Catilina
CICERON, au chef des licteurs
Suivez mon ordre, allez ; de ce perfide coeur
Je prétends, sans témoin, sonder la
profondeur.
La crainte quelquefois peut ramener un
traître.
CATILINA
Quoi ! c'est ce plébéien dont Rome a fait
son maître !
CICERON
Avant que le sénat se rassemble à ma
voix,
Je viens, Catilina, pour la dernière fois,
Apporter le flambeau sur le bord de l'abîme
Où votre aveuglement vous conduit par le
crime.
CATILINA
Qui ? vous ?
CICERON
Moi.
CATILINA
C'est ainsi que votre inimitié...
CICERON
C'est ainsi que s'explique un reste de
pitié.
Vos cris audacieux, votre plainte frivole,
Ont assez fatigué les murs du Capitole.
Vous feignez de penser que Rome et le
sénat
Ont avili dans moi l'honneur du consulat.
Concurrent malheureux à cette place
insigne,
Votre orgueil l'attendait, mais en étiez-vous
digne ?
La valeur d'un soldat, le nom de vos aïeux,
Ces prodigalités d'un jeune ambitieux,
Ces jeux et ces festins qu'un vain luxe
prépare,
étaient-ils un mérite assez grand, assez
rare,
Pour vous faire espérer de dispenser des
lois
Au peuple souverain qui règne sur les rois
?
A vos prétentions j'aurais cédé
peut-être,
Si j'avais vu dans vous ce que vous deviez
être.
Vous pouviez de l'état être un jour le
soutien :
Mais pour être consul, devenez citoyen.
Pensez-vous affaiblir ma gloire et ma puissance,
En décriant mes soins, mon état, ma
naissance ?
Dans ces temps malheureux, dans nos jours
corrompus,
Faut-il des noms à Rome ? il lui faut des
vertus.
Ma gloire (et je la dois à ces vertus
sévères)
Est de ne rien tenir des grandeurs de mes
pères.
Mon nom commence en moi : de votre honneur
jaloux,
Tremblez que votre nom ne finisse dans vous.
CATILINA
Vous abusez beaucoup, magistrat d'une
année,
De votre autorité passagère et
bornée.
CICERON
Si j'en avais usé, vous seriez dans les
fers,
Vous, l'éternel appui des citoyens pervers
;
Vous qui, de nos autels souillant les
privilèges,
Portez jusqu'aux lieux saints vos fureurs
sacrilèges ;
Qui comptez tous vos jours, et manquez tous vos
pas
Par des plaisirs affreux ou des assassinats ;
Qui savez tout braver, tout oser, et tout feindre
:
Vous enfin, qui sans moi seriez peut-être
à craindre.
Vous avez corrompu tous les dons précieux
Que, pour un autre usage, ont mis en vous les dieux
;
Courage, adresse, esprit, grâce, fierté
sublime,
Tout, dans votre âme aveugle, est l'instrument du
crime.
Je détournais de vous des regards
paternels,
Qui veillaient au destin du reste des mortels.
Ma voix, que craint l'audace, et que le faible
implore,
Dans le rang des Verrès ne vous mit point encore
;
Mais, devenu plus fier par tant
d'impunité,
Jusqu'à trahir l'Etat vous avez
attenté.
Le désordre est dans Rome, il est dans l'Etrurie
;
On parle de Préneste, on soulève l'Ombrie
;
Les soldats de Sylla, de carnage
altérés,
Sortent de leur retraite aux meurtres
préparés ;
Mallius en Toscane arme leurs mains féroces
;
Les coupables soutiens de ces complots atroces
Sont tous vos partisans déclarés ou
secrets ;
Partout le noeud du crime unit vos
intérêts.
Ah ! sans qu'un jour plus grand éclaire ma
justice,
Sachez que je vous crois leur chef ou leur complice
;
Que j'ai partout des yeux, que j'ai partout des mains
;
Que malgré vous encore il est de vrais Romains
;
Que ce cortège affreux d'amis vendus au
crime
Sentira comme vous l'équité qui
m'anime.
Vous n'avez vu dans moi qu'un rival de grandeur,
Voyez-y votre juge, et votre accusateur,
Qui va dans un moment vous forcer de
répondre
Au tribunal des lois qui doivent vous confondre ;
Des lois qui se taisaient sur vos crimes
passés,
De ces lois que je venge, et que vous renversez.
CATILINA
Je vous ai déjà dit, seigneur, que votre
place
Avec Catilina permet peu cette audace ;
Mais je veux pardonner des soupçons si
honteux,
En faveur de l'état que nous servons tous deux
:
Je fais plus, je respecte un zèle
infatigable,
Aveugle, je l'avoue, et pourtant estimable.
Ne me reprochez plus tous mes égarements,
D'une ardente jeunesse impétueux enfants ;
Le sénat m'en donna l'exemple trop
funeste.
Cet emportement passe, et le courage reste.
Ce luxe, ces excès, ces fruits de la
grandeur,
Sont les vices du temps, et non ceux de mon
coeur.
Songez que cette main servit la république
;
Que soldat en Asie, et juge dans l'Afrique,
J'ai, malgré nos excès et nos
divisions,
Rendu Rome terrible aux yeux des nations.
Moi je la trahirais ! moi qui l'ai su défendre
!
CICERON
Marius et Sylla, qui la mirent en cendre,
Ont mieux servi l'état, et l'ont mieux
défendu.
Les tyrans ont toujours quelque ombre de vertu ;
Ils soutiennent les lois avant de les abattre.
CATILINA
Ah ! si vous soupçonnez ceux qui savent
combattre,
Accusez donc César, et Pompée, et
Crassus.
Pourquoi fixer sur moi vos yeux toujours
déçus ?
Parmi tant de guerriers, dont on craint la
puissance,
Pourquoi suis-je l'objet de votre défiance
?
Pourquoi me choisir, moi ? par quel zèle
emporté ?...
CICERON
Vous-même jugez-vous ; l'avez-vous
mérité ?
CATILINA
Non, mais j'ai trop daigné m'abaisser à
l'excuse ;
Et plus je me défends, plus Cicéron
m'accuse.
Si vous avez voulu me parler en ami,
Vous vous êtes trompé, je suis votre
ennemi :
Si c'est en citoyen , comme vous je crois
l'être,
Et si c'est en consul, ce consul n'est pas maître
;
Il préside au sénat, et je peux l'y
braver.
CICERON
J'y punis les forfaits ; tremble de m'y trouver.
Malgré toute ta haine, à mes yeux
méprisable,
Je t'y protégerai, si tu n'es point coupable
:
Fuis Rome, si tu l'es.
CATILINA
C'en est trop ; arrêtez.
C'est trop souffrir le zèle où vous vous
emportez.
De vos vagues soupçons j'ai
dédaigné l'injure ;
Mais après tant d'affronts que mon orgueil
endure,
Je veux que vous sachiez que le plus grand de
tous
N'est pas d'être accusé, mais
protégé par vous.
Scène 6
Cicéron seul
CICERON
Le traître pense-t-il, à force
d'insolence,
Par sa fausse grandeur prouver son innocence ?
Tu ne peux m'imposer, perfide ; ne crois pas
éviter l'oeil vengeur attaché sur tes
pas.
Scène 7
Cicéron, Caton
CICERON
Eh bien ! ferme Caton, Rome est-elle en défense
?
CATON
Vos ordres sont suivis. Ma prompte vigilance
A disposé déjà ces braves
chevaliers
Qui sous vos étendards marcheront les
premiers.
Mais je crains tout du peuple, et du sénat
lui-même.
CICERON
Du sénat ?
CATON
Enivré de sa grandeur suprême,
Dans ses divisions il se forge des fers.
CICERON
Les vices des Romains ont vengé l'univers,
La vertu disparaît, la liberté chancelle
;
Mais Rome a des Catons, j'espère encor pour
elle.
CATON
Ah ! qui sert son pays sert souvent un ingrat.
Votre mérite même irrite le sénat
;
Il voit d'un oeil jaloux cet éclat qui
l'offense.
CICERON
Les regards de Caton seront ma récompense.
Au torrent de mon siècle, à son
iniquité,
J'oppose ton suffrage et la
postérité.
Faisons notre devoir : les dieux feront le reste.
CATON
Eh ! comment résister à ce torrent
funeste,
Quand je vois dans ce temple, aux vertus
élevé,
L'infâme trahison marcher le front levé
?
Croit-on que Mallius, cet indigne rebelle,
Ce tribun des soldats, subalterne
infidèle,
De la guerre civile arborât l'étendard
;
Qu'il osât s'avancer vers ce sacré
rempart,
Qu'il eût pu fomenter ces ligues
menaçantes,
S'il n'était soutenu par des mains plus
puissantes,
Si quelque rejeton de nos derniers tyrans
N'allumait en secret des feux plus dévorants
?
Les premiers du sénat nous trahissent
peut-être ;
Des cendres de Sylla les tyrans vont
renaître.
César fut le premier que mon coeur
soupçonna.
Oui, j'accuse César.
CICERON
Et moi, Catilina !
De brigues, de complots, de nouveautés
avide,
Vaste dans ses projets, impétueux,
perfide,
Plus que César encor je le crois
dangereux,
Beaucoup plus téméraire, et bien moins
généreux,
Je viens de lui parler ; j'ai vu sur son visage,
J'ai vu dans ses discours son audace et sa rage,
Et la sombre hauteur d'un esprit affermi,
Qui se lasse de feindre, et parle en ennemi.
De ses obscurs complots je cherche les complices.
Tous ses crimes passés sont mes premiers
indices.
J'en préviendrai la suite.
CATON
Il a beaucoup d'amis ;
Je crains pour les Romains des tyrans
réunis.
L'armée est en Asie, et le crime est dans Rome
;
Mais pour sauver l'état il suffit d'un grand
homme.
CICERON
Si nous sommes unis, il suffit de nous deux.
La discorde est bientôt parmi les factieux.
César peut conjurer, mais je connais son
âme ;
Je sais quel noble orgueil le domine et
l'enflamme.
Son coeur ambitieux ne peut être abattu
Jusqu'à servir en lâche un tyran sans
vertu.
Il aime Rome encore, il ne veut point de maître
;
Mais je prévois trop bien qu'un jour il voudra
l'être.
Tous deux jaloux de plaire, et plus de commander,
Ils sont montés trop haut pour jamais
s'accorder.
Par leur désunion Rome sera sauvée.
Allons, n'attendons pas que, de sang
abreuvée,
Elle tende vers nous ses languissantes mains,
Et qu'on donne des fers aux maîtres des
humains. |