Scène 1
Catilina, Céthégus
CETHEGUS
Tandis que tout s'apprête, et que ta main
hardie
Va de Rome et du monde allumer l'incendie,
Tandis que ton armée approche de ces
lieux,
Sais-tu ce qui se passe en ces murs odieux ?
CATILINA
Je sais que d'un consul la sombre défiance
Se livre à des terreurs qu'il appelle prudence
;
Sur le vaisseau public ce pilote
égaré
Présente à tous les vents un flanc mal
assuré ;
Il s'agite au hasard, à l'orage il
s'apprête,
Sans savoir seulement d'où viendra la
tempête.
Ne crains rien du sénat : ce corps faible et
jaloux
Avec joie en secret l'abandonne à nos
coups.
Ce sénat divisé, ce monstre à tant
de têtes,
Si fier de sa noblesse, et plus de ses
conquêtes,
Voit avec les transports de l'indignation
Les souverains des rois respecter Cicéron.
César n'est point à lui, Crassus le
sacrifie.
J'attends tout de ma main, j'attends tout de
l'envie.
C'est un homme expirant qu'on voit d'un faible
effort
Se débattre et tomber dans les bras de la
mort.
CETHEGUS
Il a des envieux, mais il parle, il entraîne
;
Il réveille la gloire, il subjugue la haine
;
Il domine au sénat.
CATILINA
Je le brave en tous lieux ;
J'entends avec mépris ses cris injurieux :
Qu'il déclame à son gré
jusqu'à sa dernière heure ;
Qu'il triomphe en parlant, qu'on l'admire, et qu'il
meure.
De plus cruels soucis, des chagrins plus
pressants,
Occupent mon courage, et règnent sur mes
sens.
CETHEGUS
Que dis-tu ? qui t'arrête en ta noble
carrière ?
Quand l'adresse et la force ont ouvert la
barrière,
Que crains-tu ?
CATILINA
Ce n'est pas mes nombreux ennemis ;
Mon parti seul m'alarme, et je crains mes amis,
De Lentulus-Sura l'ambition jalouse,
Le grand coeur de César, et surtout mon
épouse.
CETHEGUS
Ton épouse ? tu crains une femme et des pleurs
?
Laisse-lui ses remords, laisse-lui ses terreurs ;
Tu l'aimes, mais en maître, et son amour
docile
Est de tes grands desseins un instrument utile.
CATILINA
Je vois qu'il peut enfin devenir dangereux.
Rome, un époux, un fils, partagent trop ses
voeux.
O Rome ! ô nom fatal ! ô liberté
chérie !
Quoi ! dans ma maison même on parle de patrie
!
Je veux qu'avant le temps fixé pour le
combat,
Tandis que nous allons éblouir le
sénat,
Ma femme, avec mon fils, de ces lieux
enlevée,
Abandonne une ville aux flammes
réservée,
Qu'elle parte, en un mot. Nos femmes, nos
enfants,
Ne doivent point troubler ces terribles moments.
Mais César !
CETHEGUS
Que veux-tu ? Si par ton artifice
Tu ne peux réussir à t'en faire un
complice,
Dans le rang des proscrits faut-il placer son nom
?
Faut-il confondre enfin César et Cicéron
?
CATILINA
C'est là ce qui m'occupe, et s'il faut qu'il
périsse,
Je me sens étonné de ce grand
sacrifice.
Il semble qu'en secret, respectant son destin,
Je révère dans lui l'honneur du nom
romain.
Mais Sura viendra-t-il ?
CETHEGUS
Compte sur son audace ;
Tu sais comme, ébloui des grandeurs de sa
race,
A partager ton règne il se croit
destiné.
CATILINA
Qu'à cet espoir trompeur il reste
abandonné.
Tu vois avec quel art il faut que je
ménage
L'orgueil présomptueux de cet esprit
sauvage,
Ses chagrins inquiets, ses soupçons, son
courroux.
Sais-tu que de César il ose être jaloux
?
Enfin j'ai des amis moins aisés à
conduire
Que Rome et Cicéron ne coûtent à
détruire.
O d'un chef de parti dur et pénible emploi
!
CETHEGUS
Le soupçonneux Sura s'avance ici vers
toi.
Scène 2
Catilina, Céthégus,
Lentulus-Sura
SURA
Ainsi, malgré mes soins et malgré ma
prière,
Vous prenez dans César une assurance
entière ;
Vous lui donnez Préneste ; il devient notre
appui.
Pensez-vous me forcer à dépendre de lui
?
CATILINA
Le sang des Scipions n'est point fait pour
dépendre.
Ce n'est qu'au premier rang que vous devez
prétendre.
Je traite avec César, mais sans m'y confier
;
Son crédit peut nous nuire, il peut nous appuyer
:
Croyez qu'en mon parti, s'il faut que je
l'engage,
Je me sers de son nom, mais pour votre avantage.
SURA
Ce nom est-il plus grand que le vôtre et le mien
?
Pourquoi vous abaisser à briguer ce soutien
?
On le fait trop valoir, et Rome est trop
frappée
D'un mérite naissant qu'on oppose à
Pompée.
Pourquoi le rechercher alors que je vous sers ?
Ne peut-on sans César subjuguer l'univers
?
CATILINA
Nous le pouvons, sans doute, et sur votre
vaillance
J'ai fondé dès longtemps ma plus forte
espérance ;
Mais César est aimé du peuple et du
sénat ;
Politique, guerrier, pontife, magistrat,
Terrible dans la guerre, et grand dans la
tribune,
Par cent chemins divers il court à la
fortune.
Il nous est nécessaire.
SURA
Il nous sera fatal :
Notre égal aujourd'hui, demain notre
rival,
Bientôt notre tyran, tel est son caractère
;
Je le crois du parti le plus grand adversaire.
Peut-être qu'à vous seul il daignera
céder,
Mais croyez qu'à tout autre il voudra
commander.
Je ne souffrirai point, puisqu'il faut vous le
dire,
De son fier ascendant le dangereux empire.
Je vous ai prodigué mon service et ma foi,
Et je renonce à vous, s'il l'emporte sur
moi.
CATILINA
J'y consens ; faites plus, arrachez-moi la vie,
Je m'en déclare indigne, et je la
sacrifie,
Si je permets jamais, de nos grandeurs jaloux,
Qu'un autre ose penser à s'élever sur
nous :
Mais souffrez qu'à César votre
intérêt me lie ;
Je le flatte aujourd'hui, demain je l'humilie :
Je ferai plus, peut-être ; en un mot, vous
pensez
Que sur nos intérêts mes yeux s'ouvrent
assez.
(à Céthégus)
Va, prépare en secret le départ
d'Aurélie ;
Que des seuls conjurés sa maison soit
remplie.
De ces lieux cependant qu'on écarte ses
pas,
Craignons de son amour les funestes
éclats.
Par un autre chemin tu reviendras m'attendre
Vers ces lieux retirés où César va
m'entendre.
SURA
Enfin donc sans César vous n'entreprenez rien
?
Nous attendrons le fruit de ce grand entretien.
CATILINA
Allez, j'espère en vous plus que dans
César même.
CETHEGUS
Je cours exécuter ta volonté
suprême,
Et sous tes étendards à jamais
réunir
Ceux qui mettent leur gloire à savoir
t'obéir.
Scène 3
Catilina, César
CATILINA
Eh bien ! César, eh bien ! toi de qui la
fortune
Dès le temps de Sylla me fut toujours
commune,
Toi dont j'ai présagé les
éclatants destins,
Toi né pour être un jour le premier des
Romains,
N'es-tu donc aujourd'hui que le premier esclave
Du fameux plébéien qui t'irrite et te
brave ?
Tu le hais, je le sais, et ton oeil
pénétrant
Voit pour s'en affranchir ce que Rome entreprend
;
Et tu balancerais, et ton ardent courage
Craindrait de nous aider à sortir d'esclavage
!
Des destins de la terre il s'agit aujourd'hui,
Et César souffrirait qu'on les changeât
sas lui !
Quoi ! n'es-tu plus jaloux du nom du grand
Pompée ?
Ta haine pour Caton s'est-elle dissipée ?
N'es-tu pas indigné de servir les autels,
Quand Cicéron préside au destin des
mortels,
Quand l'obscur habitant des rives du
Fibrène
Siège au-dessus de toi sur la pourpre romaine
?
Souffriras-tu longtemps tous ces rois fastueux,
Cet heureux Lucullus, brigand voluptueux,
Fatigué de sa gloire, énervé de
mollesse ;
Un Crassus étonné de sa propre
richesse,
Dont l'opulence avide, osant nous insulter,
Asservirait l'état, s'il daignait l'acheter
?
Ah ! de quelque côté que tu jettes la
vue,
Vois Rome turbulente, ou Rome corrompue ;
Vois ces lâches vainqueurs en proie aux
factions,
Disputer, dévorer le sang des nations.
Le monde entier t'appelle, et tu restes paisible
!
Veux-tu laisser languir ce courage invincible ?
De Rome qui te parle as-tu quelque pitié ?
César est-il fidèle à ma tendre
amitié ?
CESAR
Oui, si dans le sénat on te fait
injustice,
César te défendra, compte sur mon
service.
Je ne peux te trahir ; n'exige rien de plus.
CATILINA
Et tu bornerais là tes voeux irrésolus
?
C'est à parler pour moi que tu peux te
réduire ?
CESAR
J'ai pesé tes projets, je ne veux pas leur nuire
;
Je peux leur applaudir, je n'y veux point entrer.
CATILINA
J'entends : pour les heureux tu veux te
déclarer.
Des premiers mouvements spectateur immobile,
Tu veux ravir les fruits de la guerre civile,
Sur nos communs débris établir ta
grandeur.
CESAR
Non, je veux des dangers plus dignes de mon
coeur.
Ma haine pour Caton, ma fière jalousie
Des lauriers dont Pompée est couvert en
Asie,
Le crédit, les honneurs, l'éclat de
Cicéron,
Ne m'ont déterminé qu'à surpasser
leur nom.
Sur les rives du Rhin, de la Seine et du Tage,
La victoire m'appelle ; et voilà mon
partage.
CATILINA
Commence donc par Rome, et songe que demain
J'y pourrais avec toi marcher en souverain.
CESAR
Ton projet est bien grand, peut-être
téméraire ;
Il est digne de toi ; mais, pour ne te rien
taire,
Plus il doit t'agrandir, moins il est fait pour
moi.
CATILINA
Comment ?
CESAR
Je ne veux pas servir ici sous toi.
CATILINA
Ah ! crois qu'avec César on partage sans
peine.
CESAR
On ne partage point la grandeur souveraine.
Va, ne te flatte pas que jamais à son char
L'heureux Catilina puisse enchaîner
César.
Tu m'as vu ton ami, je le suis, je veux l'être
;
Mais jamais mon ami ne deviendra mon
maître.
Pompée en serait digne, et s'il l'ose
tenter,
Ce bras levé sur lui l'attend pour
l'arrêter.
Sylla, dont tu reçus la valeur en partage,
Dont j'estime l'audace, et dont je hais la rage,
Sylla nous a réduits à la
captivité :
Mais s'il ravit l'empire, il l'avait
mérité ;
I1 soumit l'Hellespont, il fit trembler
l'Euphrate,
Il subjugua l'Asie, il vainquit Mithridate.
Qu'as-tu fait ? quels états, quels fleuves,
quelles mers,
Quels rois par toi vaincus ont adoré nos fers
?
Tu peux, avec le temps, être un jour un grand
homme ;
Mais tu n'as pas acquis le droit d'asservir Rome
:
Et mon nom, ma grandeur, et mon autorité,
N'ont point encor l'éclat et la
maturité,
Le poids qu'exigerait une telle entreprise.
Je vois que tôt ou tard Rome sera soumise.
J'ignore mon destin ; mais si j'étais un
jour
Forcé par les Romains de régner à
mon tour,
Avant que d'obtenir une telle victoire,
J'étendrai, si je puis, leur empire et leur
gloire ;
Je serai digne d'eux, et je veux que leurs fers,
D'eux-mêmes respectés, de lauriers soient
couverts.
CATILINA
Le moyen que je t'offre est plus aisé,
peut-être.
Qu'était donc ce Sylla qui s'est fait notre
maître ?
Il avait une armée, et j'en forme aujourd'hui
;
Il m'a fallu créer ce qui s'offrait à lui
;
Il profita des temps, et moi je les fais
naître.
Je ne dis plus qu'un mot : il fut roi ; veux-tu
l'être ?
Veux-tu de Cicéron subir ici la loi,
Vivre son courtisan, ou régner avec moi ?
CESAR
Je ne veux l'un ni l'autre : il n'est pas temps de
feindre.
J'estime Cicéron, sans l'aimer ni le
craindre.
Je t'aime, je l'avoue, et je ne te crains pas.
Divise le sénat, abaisse des ingrats,
Tu le peux, j'y consens ; mais si ton âme
aspire
Jusqu'à m'oser soumettre à ton nouvel
empire,
Ce coeur sera fidèle à tes secrets
desseins,
Et ce bras combattra l'ennemi des Romains. (Il
sort.)
Scène 4
Catilina
CATILINA
Ah ! qu'il serve, s'il l'ose, au dessein qui m'anime
;
Et s'il n'en est l'appui, qu'il en soit la
victime.
Sylla voulait le perdre, il le connaissait bien.
Son génie en secret est l'ennemi du mien.
Je ferai ce qu'enfin Sylla craignit de faire.
Scène 5
Catilina, Céthégus,
Lentulus-Sura
SURA
César s'est-il montré favorable ou
contraire ?
CATILINA
Sa stérile amitié nous offre un faible
appui.
Il faut et nous servir, et nous venger de lui.
Nous avons des soutiens plus sûrs et plus
fidèles.
Les voici ces héros vengeurs de nos
querelles.
Scène 6
Catilina, les conjurés
CATILINA
Venez, noble Pison, vaillant Autronius,
Intrépide Vargonte, ardent Statilius ;
Vous tous, braves guerriers de tout rang, de tout
âge,
Des plus grands des humains redoutable assemblage
;
Venez, vainqueurs des rois, vengeurs des
citoyens,
Vous tous, mes vrais amis, mes égaux, mes
soutiens.
Encor quelques moments, un dieu qui vous seconde
Va mettre entre vos mains la maîtresse du
monde.
De trente nations malheureux conquérants,
La peine était pour vous, le fruit pour vos
tyrans.
Vos mains n'ont subjugué Tigrane et
Mithridate,
Votre sang n'a rougi les ondes de l'Euphrate,
Que pour enorgueillir d'indignes
sénateurs,
De leurs propres appuis lâches
persécuteurs,
Grands par vos travaux seuls, et qui, pour
récompense,
Vous permettaient de loin d'adorer leur
puissance.
Le jour de la vengeance est arrivé pour
vous.
Je ne propose point à votre fier courroux
Des travaux sans périls et des meurtres sans
gloire :
Vous pourriez dédaigner une telle victoire
;
A vos coeurs généreux je promets des
combats :
Je vois vos ennemis expirants sous vos bras :
Entrez dans leurs palais ; frappez, mettez en
cendre
Tout ce qui prétendra l'honneur de se
défendre ;
Mais surtout qu'un concert unanime et parfait
De nos vastes desseins assure en tout l'effet.
A l'heure où je vous parle on doit saisir
Préneste ;
Des soldats de Sylla le redoutable reste,
Par des chemins divers et des sentiers obscurs,
Du fond de la Toscane avance vers ces murs.
Ils arrivent ; je sors, et je marche à leur
tête.
Au-dehors, au-dedans, Rome est votre
conquête.
Je combats Pétréius, et je m'ouvre en ces
lieux,
Au pied du Capitole, un chemin glorieux.
C'est là que, par les droits que vous donne la
guerre,
Nous montons en triomphe au trône de la
terre,
A ce trône souillé par d'indignes
Romains,
Mais lavé dans leur sang, et vengé par
vos mains.
Curius et les siens doivent m'ouvrir les portes.
(Il s'arrête un moment, puis il s'adresse
à un conjuré)
Vous, des gladiateurs aurons-nous les cohortes ?
Leur joignez-vous surtout ces braves
vétérans,
Qu'un odieux repos fatigua trop longtemps ?
LENTULUS
Je dois les amener, sitôt que la nuit
sombre
Cachera sous son voile et leur marche et leur nombre
;
Je les armerai tous dans ce lieu retiré.
CATILINA
Vous, du mont Célius êtes-vous
assuré ?
STATILIUS.
Les gardes sont séduits ; on peut tout
entreprendre.
CATILINA
Vous, au mont Aventin que tout soit mis en
cendre.
Dès que de Mallius vous verrez les
drapeaux,
De ce signal terrible allumez les flambeaux.
Aux maisons des proscrits que la mort soit
portée.
La première victime à mes yeux
présentée,
Vous l'avez tous juré, doit être
Cicéron :
Immolez César même, oui, César et
Caton ;
Eux morts, le sénat tombe, et nous sert en
silence.
Déjà notre fortune aveugle sa prudence
;
Dans ces murs, sous son temple, à ses yeux, sous
ses pas,
Nous disposons en paix l'appareil du
trépas.
Surtout avant le temps ne prenez point les armes.
Que la mort des tyrans précède les
alarmes ;
Que Rome et Cicéron tombent du même fer
;
Que la foudre en grondant les frappe avec
l'éclair.
Vous avez dans vos mains le destin de la terre ;
Ce n'est point conspirer, c'est déclarer la
guerre,
C'est reprendre vos droits, et c'est vous
ressaisir
De l'univers dompté qu'on osait vous
ravir.
(à Céthégus et à
Lentulus-Sura)
Vous, de ces grands desseins les auteurs
magnanimes,
Venez dans le sénat, venez voir vos
victimes.
De ce consul encor nous entendrons la voix ;
Croyez qu'il va parler pour la dernière
fois.
Et vous, dignes Romains, jurez par cette
épée,
Qui du sang des tyrans sera bientôt
trempée.
Jurez tous de périr ou de vaincre avec
moi.
MARTIAN
Oui, nous le jurons tous par ce fer et par toi !
UN AUTRE CONJURé
Périsse le sénat !
MARTIAN
Périsse l'infidèle
Qui pourra différer de venger ta querelle
!
Si quelqu'un se repent, qu'il tombe sous nos coups
!
CATILINA
Allez, et cette nuit Rome entière est à
vous.
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