PREFACE DE VOLTAIRE
Deux motifs ont fait choisir ce sujet de tragédie, qui parait impraticable, et peu fait pour les moeurs, pour les usages, la manière de penser, et le théâtre de Paris.
On a voulu essayer encore une fois, par une tragédie sans déclaration d'amour, de détruire les reproches que toute l'Europe savante fait à la France, de ne souffrir guère au théâtre que les intrigues galantes ; et on a eu surtout pour objet de faire connaître Cicéron aux jeunes personnes qui fréquentent les spectacles.
Les grandeurs passées des Romains tiennent encore toute la terre attentive, et l'Italie moderne met une partie de sa gloire à découvrir quelques ruines de l'ancienne. On montre avec respect la maison que Cicéron occupa. Son nom est dans toutes les bouches, ses écrits dans toutes les mains. Ceux qui ignorent dans leur patrie quel chef était à la tête de ses tribunaux, il y a cinquante ans, savent en quel temps Cicéron était à la tête de Rome. Plus le dernier siècle de la république romaine a été bien connu de nous, plus ce grand homme a été admiré. Nos nations modernes, trop tard civilisées, ont eu longtemps de lui des idées vagues ou fausses. Ses ouvrages servaient à notre éducation ; mais on ne savait pas jusqu'à quel point sa personne était respectable. L'auteur était superficiellement connu ; le consul était presque ignoré. Les lumières que nous avons acquises nous ont appris à ne lui comparer aucun des hommes qui se sont mêlés du gouvernement, et qui ont prétendu à l'éloquence.
Il semble que Cicéron aurait été tout ce qu'il aurait voulu être. Il gagna une bataille dans les gorges d'Issus, où Alexandre avait vaincu les Perses, il est bien vraisemblable que s'il s'était donné tout entier à la guerre, à cette profession qui demande un sens droit et une extrême vigilance, il eût été au rang des plus illustres capitaines de son siècle ; mais, comme César n'eût été que le second des orateurs, Cicéron n'eût été que le second des généraux. Il préféra à toute autre gloire celle d'être le père de la maîtresse du monde : et quel prodigieux mérite ne fallait-il pas à un simple chevalier d'Arpinum pour percer la foule de tant de grands hommes, pour parvenir sans intrigue à la première place de l'univers, malgré l'envie de tant de patriciens qui régnaient à Rome !
Ce qui étonne surtout, c'est que, dans les tumultes et les orages de sa vie, cet homme, toujours chargé des affaires de l'état et de celles des particuliers, trouvât encore du temps pour être instruit à fond de toutes les sectes des Grecs, et qu'il fût le plus grand philosophe des Romains, aussi bien que le plus éloquent. Y a-t-il dans l'Europe beaucoup de ministres, de magistrats, d'avocats même un peu employés, qui puissent, je ne dis pas expliquer les admirables découvertes de Newton, et les idées de Leibnitz, comme Cicéron rendait compte des principes de Zenon, de Platon, et d'épicure, mais qui puissent répondre à une question profonde de philosophie ?
Ce que peu de personnes savent, c'est que Cicéron était encore un des premiers poètes d'un siècle où la belle poésie commençait à naître. Il balançait la réputation de Lucrèce. Y a-t-il rien de plus beau que ces vers qui nous sont restés de son poème sur Marius, et qui font tant regretter la perte de cet ouvrage ?
Sic (1) Jovis altisoni subito pinnata satelles, |
Je suis de plus en plus persuadé que notre langue est impuissante à rendre l'harmonieuse énergie des vers latins comme des vers grecs ; mais j'oserai donner une légère esquisse de ce petit tableau, peint par le grand homme que j'ai osé faire parler dans Rome sauvée, et dont j'ai imité en quelques endroits les Catilinaires.
Tel on voit cet oiseau qui porte le tonnerre, |
Pour peu qu'on ait la moindre étincelle de goût, on apercevra dans la faiblesse de cette copie la force du pinceau de l'original. Pourquoi donc Cicéron passe-t-il pour un mauvais poète ? parce qu'il a plu à Juvénal de le dire, parce qu'on lui a imputé un vers ridicule :
O fortunatam natam, me consule, Romam !
C'est un vers si mauvais, que le traducteur, qui a voulu en exprimer les défauts en français, n'a pu même y réussir.
O Rome fortunée,
Sous mon consulat née !
ne rend pas à beaucoup près le ridicule du vers latin.
Je demande s'il est possible que l'auteur du beau morceau de poésie que je viens de citer ait fait un vers si impertinent ? Il y a des sottises qu'un homme de génie et de sens ne peut jamais dire. Je m'imagine que le préjugé, qui n'accorde presque jamais deux genres à un seul homme, fit croire Cicéron incapable de la poésie quand il y eut renoncé. Quelque mauvais plaisant, quelque ennemi de la gloire de ce grand homme, imagina ce vers ridicule, et l'attribua à l'orateur, au philosophe, au père de Rome. Juvénal, dans le siècle suivant, adopta ce bruit populaire, et le fit passer à la postérité dans ses déclamations satiriques ; et j'ose croire que beaucoup de réputations bonnes ou mauvaises se sont ainsi établies.
On impute, par exemple, au P. Malebranche ces deux vers :
Il fait en ce beau jour le plus beau temps du monde,
Pour aller à cheval sur la terre et sur l'onde.
On prétend qu'il les fit pour montrer qu'un philosophe peut, quand il veut, être poète. Quel homme de bon sens croira que le P. Malebranche ait fait quelque chose de si absurde ? Cependant, qu'un écrivain d'anecdotes, un compilateur littéraire, transmette à la postérité cette sottise, elle s'accréditera avec le temps ; et si le P. Malebranche était un grandhomme, on dirait un jour : Ce grand homme devenait un sot quand il était hors de sa sphère.
On a reproché à Cicéron trop de sensibilité, trop d'affliction dans ses malheurs. Il confie ses justes plaintes à sa femme et à son ami, et on impute à lâcheté sa franchise. Le blâme qui voudra d'avoir répandu dans le sein de l'amitié les douleurs qu'il cachait à ses persécuteurs ; je l'en aime davantage. Il n'y a guère que les âmes vertueuses de sensibles. Cicéron, qui aimait tant la gloire, n'a point ambitionné celle de vouloir paraître ce qu'il n'était pas. Nous avons vu des hommes mourir de douleur pour avoir perdu de très petites places, après avoir affecté de dire qu'ils ne les regrettaient pas : quel mal y a-t-il donc à avouer à sa femme et à son ami qu'on est fâché d'être loin de Rome qu'on a servie, et d'être persécuté par des ingrats et par des perfides ? Il faut fermer son coeur à ses tyrans, et l'ouvrir à ceux qu'on aime.
Cicéron était vrai dans toutes ses démarches ; il parlait de son affliction sans honte, et de son goût pour la vraie gloire sans détour. Ce caractère est à la fois naturel, haut, et humain. Préférerait-on la politique de César, qui, dans ses Commentaires, dit qu'il a offert la paix à Pompée, et qui, dans ses lettres, avoue qu'il ne veut pas la lui donner ? César était un grand homme ; mais Cicéron était un homme vertueux.
Que ce consul ait été un bon poète, un philosophe qui savait douter, un gouverneur de province parfait, un général habile ; que son âme ait été sensible et vraie, ce n'est pas là le mérite dont il s'agit ici. Il sauva Rome malgré le sénat, dont la moitié était animée contre lui par l'envie la plus violente. Il se fit des ennemis de ceux mêmes dont il fut l'oracle, le libérateur, et le vengeur. Il prépara sa ruine par le service le plus signalé que jamais homme ait rendu à sa patrie. Il vit cette ruine, et il n'en fut point effrayé. C'est ce qu'on a voulu représenter dans cette tragédie : c'est moins encore l'âme farouche de Catilina, que l'âme généreuse et noble de Cicéron, qu'on a voulu peindre.
Nous avons toujours cru, et on s'était confirmé plus que jamais dans l'idée que Cicéron est un des caractères qu'il ne faut jamais mettre sur le théâtre. Les Anglais, qui hasardent tout, sans même savoir qu'ils hasardent, ont fait une tragédie de la conspiration de Catilina. Ben-Jonson n'a pas manqué, dans cette tragédie historique, de traduire sept ou huit pages des Catilinaires, et même il les a traduites en prose, ne croyant pas que l'on pût faire parler Cicéron en vers. La prose du consul et les vers des autres personnages font, à la vérité, un contraste digne de la barbarie du siècle de Ben-Jonson ; mais pour traiter un sujet si sévère, dénué de ces passions qui ont tant d'empire sur le coeur, il faut avouer qu'il fallait avoir à faire à un peuple sérieux et instruit, digne en quelque sorte qu'on mît sous ses yeux l'ancienne Rome.
Je conviens que ce sujet n'est guère théâtral pour nous qui, ayant beaucoup plus de goût, de décence, de connaissance du théâtre que les Anglais, n'avons généralement pas des moeurs si fortes. On ne voit avec plaisir au théâtre que le combat des passions qu'on éprouve soi-même. Ceux qui sont remplis de l'étude de Cicéron et de la république romaine ne sont pas ceux qui fréquentent les spectacles. Ils n'imitent point Cicéron, qui y était assidu. Il est étrange qu'ils prétendent être plus graves que lui ; ils sont seulement moins sensibles aux beaux-arts, ou retenus par un préjugé ridicule. Quelques progrès que ces arts aient faits en France, les hommes choisis qui les ont cultivés n'ont point encore communiqué le vrai goût à toute la nation. C'est que nous sommes nés moins heureusement que les Grecs et les Romains. On va aux spectacles plus par oisiveté que par un véritable amour de la littérature.
Cette tragédie paraît plutôt faite pour être lue par les amateurs de l'antiquité, que pour être vue par le parterre. Elle y fut à la vérité applaudie, et beaucoup plus que Zaïre ; mais elle n'est pas d'un genre à se soutenir comme Zaïre sur le théâtre. Elle est beaucoup plus fortement écrite, et une seule scène entre César et Catilina était plus difficile à faire que la plupart des pièces où l'amour domine. Mais le coeur ramène à ces pièces ; et l'admiration pour les anciens Romains s'épuise bientôt. Personne ne conspire aujourd'hui, et tout le monde aime.
D'ailleurs les représentations de Catilina exigent un trop grand nombre d'acteurs, un trop grand appareil.
Les savants ne trouveront pas ici une histoire fidèle de la conjuration de Catilina ; ils sont assez persuadés qu'une tragédie n'est pas une histoire ; mais ils y verront une peinture vraie des moeurs de ce temps-là. Tout ce que Cicéron, Catilina, Caton, César, ont fait dans cette pièce, n'est pas vrai ; mais leur génie et leur caractère y sont peints fidèlement.
Si on n'a pu y développer l'éloquence de Cicéron, on a du moins étalé toute sa vertu et tout le courage qu'il fit paraître dans le péril. On a montré dans Catilina ces contrastes de férocité et de séduction qui formaient son caractère ; on a fait voir César naissant, factieux et magnanime, César fait pour être à la fois la gloire et le fléau de Rome.
On n'a point fait paraître les députés des Allobroges, qui n'étaient point des ambassadeurs de nos Gaules, mais des agents d'une petite province d'Italie soumise aux Romains, qui ne firent que le personnage de délateurs, et qui par là sont indignes de figurer sur la scène avec Cicéron, César et Caton.
Si cet ouvrage paraît au moins passablement écrit, et s'il fait connaître un peu l'ancienne Rome, c'est tout ce qu'on a prétendu, et tout le prix qu'on attend.
Cette préface, qui est de Voltaire, fut imprimée en 1753, en tête de l'édition de Rome sauvée, ou Catilina, qui fut donnée à la suite du Supplément au Siècle de Louis XIV.
(1) Dans les Consolations de ma captivité, par Roucher, tome Ier, page 211, ou trouve une autre traduction des vers de Cicéron. Le nouveau traducteur, comme Voltaire, suppose que le texte latin porte sic ; mais Cicéron a écrit hic. L'orateur romain, ainsi que le remarque M. A.-A. Renouard, n'a pas fait une comparaison, mais une description, un récit. B.