Acte I - Chez Cythéris |
Les personnages
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Sénateurs, chevaliers, conjurés,
gladiateurs, soldats, hommes du peuple, esclaves
égyptiens, matrones romaines, etc.
L'an 710 de Rome.
La scène, pendant les cinq actes, est à Rome ;
pendant l'épilogue, elle est en Macédoine, dans
les plaines de Philippes.
Acte I
Une chambre très élégante, ornée de peintures à fresques, attenante à la salle de bain. A gauche, au premier plan, une fenêtre donnant sur la rue ; au second plan, une porte. Au fond du théâtre, une porte masquée par une double draperie. C'est le soir.
Scène 1
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Vivons, ma Lesbie !... aimons
! |
CASSIUS
Bravo ! vous lisez à merveille.
CYTHÉRIS, avec surprise, comme si elle
n'avait pas encore aperçu Cassius
Vous
ici, Cassius !
CASSIUS
Cela
vous émerveille ?
Hélène vous a dit pourtant que
j'étais là.
CYTHÉRIS
Au fait, c'est très possible ; et puisque vous
voilà,
Voulez-vous vous asseoir ? Que dit-on de l'Afrique
?
CASSIUS
Depuis quand, Cythéris, parlons-nous politique
?
CYTHÉRIS
Au théâtre, au forum, en lui donnant la
main,
N'est-ce point par ces mots qu'on aborde un Romain
?
CASSIUS
D'accord. Cela vaut mieux, certes, que de
médire.
Mais c'est quand on n'a pas autre chose à se
dire.
CYTHÉRIS
Vous avez quelque chose à me dire ?
CASSIUS
Oui.
CYTHÉRIS
Tant
mieux !
Que me direz-vous donc ?
CASSIUS
Je
vous aime.
CYTHÉRIS
Oh,
c'est vieux !
CASSIUS
Vieux? J'ai beau le redire, amant fidèle et
tendre,
Vous avez toujours eu l'air de ne pas m'entendre.
CYTHÉRIS
Vous, un stoïcien, — car vous
l'étiez, je croi,
— Vous daignez, Cassius, descendre jusqu'à
moi !
Vous de qui les aïeux, dans Rome,
populaires,
Marchaient accompagnés des faisceaux
consulaires,
Vous aimez Cythéris !... Est-ce possible ?
Non.
Mais que dira Brutus, l'élève de
Zénon,
S'il apprend cet amour ? Oh ! j'ai peur qu'il ne
force
Junia, votre femme, oui, sa soeur, au divorce.
Un scandale pour moi n'est pas ce que je veux...
Doucement, Asia ! vous tirez mes cheveux !
CASSIUS
Cythéris ! Cythéris ! oh ! vous
êtes bien belle !
CYTHÉRIS
Je le sais.
CASSIUS
Mais
combien vous êtes plus cruelle !
CYTHÉRIS
Je l'apprends.
CASSIUS, avec dépit
Ah
! — Je pars demain ; j'aurais voulu
Partir avec un mot meilleur.
CYTHÉRIS
C'est
résolu ?
Vous partez demain ?
CASSIUS
Oui.
CYTHÉRIS
Je
vais être charmante
Alors.
CASSIUS
Comme c'est bon, un amant qu'on tourmente !
CYTHÉRIS
Tourmentez un amant, agitez un flambeau,
L'amour est plus ardent et le rayon plus beau !
CASSIUS
Ainsi donc à ce point mon départ vous
enchante ?...
CYTHÉRIS
Non, et vous avez tort de me dire
méchante.
Ne vous y trompez pas, j'aime à vous recevoir
;
Vous êtes de ces gens qu'on est heureux de
voir.
Quand vous ne parlez pas de l'amour qui vous
brûle,
Vous avez de l'esprit... pas autant que Catulle,
Pas autant que Lucrèce, oh non ! pas même
autant
Que ce pauvre petit Horace qui, partant
Ce matin, est venu, messager poétique,
Chercher complaisamment mes lettres pour
l'Attique.
Mais vous en avez plus, de l'esprit, beaucoup
plus
Que Cimber, que Casca... même que Lucullus.
CASSIUS
Même que Lucullus !... Cythéris, prenez
garde,
Vous me rendriez fat...
CYTHÉRIS
Ce
serait par mégarde.
CASSIUS
Mais je crois qu'en parlant ainsi, vous vous moquiez
:
Moi, j'aurais plus d'esprit que le roi des banquiers
?
Voilà qui me rapproche un peu de vous, —
j'y gagne.
CYTHÉRIS
Vous faites voile pour... quel pays ?
CASSIUS
Pour
l'Espagne.
CYTHÉRIS
Mais c'est au bout du monde !
CASSIUS
Est-ce
trop près encor ?
Que vous rapporterai-je ? une ou deux mines d'or
?
CYTHÉRIS
Non ; vous me cueillerez, dans ces climats
torrides,
Seulement une orange, un fruit des
Hespérides.
Mais craignez, comme Ulysse aux champs du
Lestrygon,
De vous faire manger tout vif par le dragon.
Et qu'allez-vous donc faire en Espagne ?
CASSIUS
La
guerre.
CYTHÉRIS
Ah ! c'est vrai ; Rome et moi nous n'y songions plus
guère :
Du malheureux Pompée, il reste encor deux fils
!
César avec douleur accepte leurs
défis...
Mais comment se fait-il, — vous pardonnez,
j'espère,
— Qu'après avoir servi dignement sous le
père,
Adoptant de César les drapeaux
triomphants,
Vous alliez aujourd'hui combattre les enfants ?
— En tout cas, pour Sextus je vous demande
grâce.
CASSIUS
Ah ! vous le connaissez ?
CYTHÉRIS
Non
; mais, dans sa disgrâce,
J'aime ce fier pirate avec ses matelots,
Ce proscrit qui demande une patrie aux flots,
Cet illustre forban, conduit par la Fortune,
Qui se fait appeler Sextus, fils de Neptune ;
Qui, lançant la trirème au vol rapide et
sûr,
Marche roi de la mer, et s'habille d'azur,
Comme s'il avait teint sa robe festonnée
Dans ta vague bleuâtre, ô
Méditerranée !
CASSIUS
O dieux bons ! quelle verve et quel entraînement
!
Prenez garde, on croirait très
sérieusement,
A votre enthousiasme...
CYTHÉRIS
Eh
bien ! est-on coupable
Pour être enthousiaste ?
CASSIUS
Oh
! vous seriez capable...
CYTHÉRIS
Moi ! capable de tout... je vous en averti.
CASSIUS
Excepté de m'aimer !
CYTHÉRIS
Quand
vous serez parti.
CASSIUS
Ce gracieux contrat, j'en accepte les clauses.
CYTHÉRIS
Vous m'en voulez ? Aussi vous demandez des
choses...
CASSIUS
Moi ! rien qu'un souvenir.
CYTHÉRIS
C'est
beaucoup !
CASSIUS
En
effet ;
Mais je ne veux pas être oublié tout
à fait.
CYTHÉRIS
Vous ne voulez pas être oublié ?...
CASSIUS
Non,
vous dis-je.
CYTHÉRIS
Et comment pensez-vous opérer ce prodige ?
CASSIUS
En parlant à vos yeux un langage
vainqueur.
Puisque, hélas ! je ne puis parler à
votre coeur.
- Byrrha!
CYTHÉRIS
Vous
appelez ?
CASSIUS
Donne
cette corbeille.
(Byrrha apporte la corbeille à
Cythéris.)
CYTHÉRIS
Qu'est cela ?
CASSIUS
Presque
rien.
CYTHÉRIS
Merveille
sur merveille !
CASSIUS
Des objets sans valeur... oh ! je vous en
répond...
Je les ai rapportés de la Grèce et du
Pont.
CYTHÉRIS
Des étoffes de Tyr et de Sarde !... une
coupe
Où l'ivoire sur l'or en feston se découpe
;
Un cratère d'argent ciselé par Mentor
;
Vingt chefs-d'oeuvre ! Scopas, Polyclète,
Crantor!
De l'or filé, de l'air tissu, comme ces
toiles
Qui flottent, blancs réseaux
détachés des étoiles !
Émeraude, topaze, un luxe oriental !
De l'ambre parfumé, des boules de cristal,
Ces trésors de fraîcheur dont je suis
idolâtre !
Puis des perles à faire envie à
Cléopâtre,
La buveuse de perle !... Et tout cela pour moi ?
Vous êtes magnifique autant que le grand roi
!
(On entend les trompettes du Capitole.)
CASSIUS
Cythéris, écoutez la joyeuse fanfare
!
C'est le vainqueur du Rhône, et des mers, et du
Phare.
Eh bien ! si comme lui, moi, je pouvais m'asseoir
Sur le char triomphal qui le porte ce soir,
Au lieu de ces bijoux qu'envieraient nos
matrones,
Je mettrais à vos pieds mes trois mille
couronnes.
CYTHÉRIS
Et vous auriez bien tort, car vraiment, je le
crains,
Je les refuserais, comme ces lourds écrins
Et ces légers tissus, fines ailes
d'abeille.
CASSIUS
Quoi ! vous refusez ?
CYTHÉRIS
Oui.
CASSIUS
Le
vase... la corbeille ?
Me faire cette injure !
CYTHÉRIS
Une
injure, à vous ? non.
M'en préservent les dieux !
CASSIUS
Par
Castor !
CYTHÉRIS
Par
Junon !
Ce refus, Cassius, ne doit point vous surprendre
:
J'accepte quelquefois... mais lorsque je veux
rendre.
CASSIUS
Ce refus, Cythéris, peut être hasardeux
;
C'est la guerre !...
CYTHÉRIS
Comment
? la guerre entre nous deux !...
Je vous tends, au contraire, une main pacifique !
Restons amis, seigneur ; vous êtes magnifique
!
Cythéris vous promet, pour vos soins
assidus,
Un souvenir, gratis, à ses moments perdus
;
Mais voilà tout.
CASSIUS
Byrrha
! viens.
BYRRHA
Seigneur
?
CYTHÉRIS
Viens,
Hélène.
CASSIUS
Reprends cette corbeille, et remporte-la.
BYRRHA
Pleine
?
CASSIUS
(A lui-même.)
Pleine : elle a refusé. — C'est trop
injurieux !
(A Byrrha, qui s'éloigne.)
Reviens ici, Byrrha.
CYTHÉRIS, bas, à
Hélène
Vois,
il est furieux.
Fais suivre par mes gens cet homme au teint de
bistre.
Cassius parle bas, c'est quelque ordre
sinistre...
Va, que je sache tout..
CASSIUS
Byrrha,
j'avais raison,
Un de mes ennemis hante cette maison.
Dans l'ombre cache-toi, sous le portique... en face
;
Tu le verras entrer.
BYRRHA
Que
faut-il que je fasse ?
CASSIUS
Qu'il entre librement ; — mais lorsqu'il
sortira...
BYRRHA
Eh bien ?
CASSIUS
Eh
bien ! tu vois cette bourse, Byrrha ?...
Dans la rue, à tes pieds, si par cette
fenêtre
Elle tombe, — entends-tu ? — tu
frapperas.
BYRRHA
Oui,
maître.
Scène 4
LES MEMES, MOINS BYRRHA
CYTHÉRIS
Ma toilette est finie à présent,
Cassius.
CASSIUS
Vous êtes, Cythéris, belle comme
Vénus !
CYTHÉRIS
Je le voudrais : ce soir, je suis jalouse d'elle.
CASSIUS
Ce soir ?
CYTHÉRIS
Oui.
Vous savez, femme qui se fait belle
Se fait belle toujours pour quelqu'un.
CASSIUS
J'ai
compris.
Vous attendez quelqu'un, n'est-ce pas, Cythéris
?
CYTHÉRIS
Peut-être.
CASSIUS
Et
vous voulez que je cède la place ?
CYTHÉRIS
Vous êtes trop galant et de trop noble race
Pour ne comprendre pas qu'on ne reste jamais
Chez une femme, alors qu'on peut la
gêner...
CASSIUS
Mais... Vous conviendrez aussi qu'il est certaines
femmes !..
CYTHÉRIS
Pour un homme élevé parmi les grandes
dames,
Un semblable langage est plus que surprenant :
Vous parlez, Cassius, non comme un lieutenant
De César, ce héros de l'antique
épopée,
Ni comme un amiral de notre grand Pompée ;
Mais comme un soldat marse au bouclier de cuir,
Comme un centurion grossier, un homme à fuir
!
— Je vous arrête là, non pour moi,
je vous jure ;
Je vous pardonnerais de bon coeur une injure :
Mais vous auriez grand'peine à vous pardonner,
vous !
CASSIUS
J'avais tort.
CYTHÉRIS
Adieu
donc ; sans aigreur quittons-nous.
CASSIUS
Je sors... mais, en sortant, un dernier mot, de
grâce !
CYTHÉRIS
Oh, dix ! N'allez pas croire au moins que je vous
chasse.
CASSIUS
Le nom de mon rival.
CYTHÉRIS
Soit
!
CASSIUS
Vous
allez nommer
L'heureux mortel qui n'a qu'à se laisser
aimer.
Comme pour Cythéris l'amour est chose
grave,
Cet heureux-là sans doute est jeune, riche,
brave,
D'aussi vieille noblesse au moins que Romulus ;
Il a gloire et beauté ?
CYTHÉRIS
S'il
n'avait rien de plus,
Des jardins de Salluste à la porte
Capène,
Rome a bien dix seigneurs qui le vaudraient sans peine
;
Et dans ce cas alors...
CASSIUS
Achevez
; dans ce cas ?
CYTHÉRIS
Je serais sa maîtresse, et ne l'aimerais
pas.
CASSIUS
Cet homme est donc un sage, un moderne Aristippe
?
De toutes les vertus enfin c'est donc le type ?
Puisqu'à vos yeux charmés ce nouvel astre
a lui,
Quel est-il ? On voudrait se modeler sur lui.
CYTHÉRIS
Oh ! vous savez, la femme est un être frivole
;
Et, comme l'alouette imprudente qui vole,
Ce qui brille parfois la prend à ses
rayons.
CASSIUS
- Fort bien ! Cet homme brille alors : par quoi ?
Voyons !
CYTHÉRIS
Par les contrastes. Rien en lui qui se ressemble
:
Il est jeune et vieux, pauvre et riche tout ensemble
;
Il est voluptueux comme une femme au bain,
Patient, sobre et dur comme un pâtre sabin
;
Il égale, s'il veut, flambeau du ciel
Rutule,
L'orateur Cicéron, le poète Catulle
;
Extrême en toute chose, il surpasse,
dit-on,
Le pervers Clodius, le vertueux Caton ;
Noble et fier, il salue un esclave en tunique ;
C'est Tarquin, c'est Gracchus, — enfin c'est
l'homme unique !
Le reconnaissez-vous ?
CASSIUS
Non.
CYTHÉRIS
Vraiment
? Trait pour trait
Cependant je le peins.
CASSIUS
Achevez
le portrait.
Que fait-il ?
CYTHÉRIS
Maintenant
?
CASSIUS
Oui.
CYTHÉRIS
Chargé
de trophées,
Vainqueur des factions dans ses bras
étouffées,
Après avoir soumis trois cents peuples
divers,
Huit cents villes, dans Rome enfermé
l'univers,
- Sous le vélarium, qui flotte et se
déploie
Comme un nuage d'or et de pourpre et de soie,
Il monte au Capitole, où seul, parmi les
dieux,
Son colosse d'airain s'élève radieux
!
Maintenant, revêtu de l'antique chlamyde,
Maître du Pont-Euxin, de l'Afrique numide,
Et du Nil et du Rhône, — il triomphe
à la fois
De Juba, de Pharnace, et du grand chef gaulois.
A présent vous devez, certes, le
reconnaître.
CASSIUS
Vous parlez de César ?
CYTHÉRIS
Oui.
CASSIUS
Vous
croyez peut-être
Que César, quand l'encens fume sur les
trépieds,
De son char triomphal va descendre à vos pieds
?
CYTHÉRIS
Je ne crois pas, — j'attends.
CASSIUS
Vrai,
l'amour déraisonne.
Lui César, lui qui n'a jamais aimé
personne,
César vous aimerait !
CYTHÉRIS
Que
de mots superflus !
Je vous dis que je l'aime, et ne dis rien de
plus.
CASSIUS
Ainsi donc vous n'avez pas d'autre certitude ?
CYTHÉRIS
J'attends un messager de lui.
CASSIUS
Par
habitude,
Je suis fort prévoyant : tandis que nous
causions,
J'ai pris, c'est très heureux, quelques
précautions.
CYTHÉRIS
Lesquelles, dites-moi ?
CASSIUS
Mes
gens gardent la rue.
CYTHÉRIS
Et feront-ils encor longtemps le pied de grue ?
CASSIUS
Jusqu'au jour, s'il le faut.
CYTHÉRIS
Alors
cette maison
Est bloquée ?
CASSIUS
Est
bloquée.
CYTHÉRIS
Ah
! je suis en prison ?
Hélène, donne-moi ma cithare
inactive.
(Elle s'assied.)
CASSIUS
Vous allez chanter ?
CYTHÉRIS
Oui,
puisque je suis captive !
La soeur de Polynice, esclave chez Créon,
Chantait ; je vais chanter des vers
d'Anacréon.
Vous permettez ?
(Hélène lui donne sa
cithare.)
CASSIUS
Je
suis ravi !
CYTHÉRIS
C'est
à merveille !
(A Hélène.)
Quelle heure ?
HÉLÈNE
Nous
entrons dans la deuxième veille.
CYTHÉRIS, chantant
Entends ma lyre qui pleure, |
CASSIUS
Ces vers sont merveilleux, et vous chantez fort bien
;
Mais que nous disent-ils ?
CYTHÉRIS
Sans
la réponse, rien.
Je le sais comme vous.
CASSIUS
Où
donc est la réponse ?
CYTHÉRIS
La réponse, attendez... Ah ! ce bruit nous
l'annonce.
(Un battement d'aile se fait entendre dans la
draperie. Elle se lève.)
Je ne me trompe pas, la voici.
(Elle va à la fenêtre, et prend une
colombe.)
CASSIUS
Dieux
d'enfer !
CYTHÉRIS
Vos gens faisaient bien mal le service de l'air !
(Elle détache un billet de l'aile de la
colombe, et lit :)
Colombe au joli pied rose, |
Hélène, prends Iris.
(Baisant la colombe.)
Va,
ma pauvre petite,
Dans ta cage dorée.
HÉLÈNE
Oh
! comme elle palpite !
CASSIUS
Cythéris, je vois bien qu'il faut me
résigner :
C'est le triomphateur qui sur vous doit
régner.
Avouez qu'il me traite en fils de Mithridate ?
Je fuis ! Pourtant j'étais ici premier en
date.
Mais qu'importe à César, les dieux en
sont témoins,
Une usurpation ou de plus ou de moins ?
— Je suis vaincu.
CYTHÉRIS, bas à
Hélène
L'a-t-on
suivi ?
HÉLÈNE
Cet
homme sombre
A l'angle du Vélabre est embusqué dans
l'ombre.
CYTHÉRIS
Oui, pour frapper César, vois-tu, c'est trop
certain,
Lorsqu'il regagnera d'ici le Palatin.
(Haut.)
Hélène, fais un nid plus moelleux que la
mousse
A ma colombe, avec cette écharpe si douce.
— Vous disiez, Cassius... ?
CASSIUS
Que
je serais jaloux
D'emporter avec moi quelque chose de vous.
Iris, fidèle Iris, gentille
messagère,
Donne-moi cette écharpe et soyeuse et
légère,
En échange, voici pour t'acheter du mil,
Des lentisques de Corse et des graines du Nil.
(Il donne sa bourse à Hélène,
et prend l'écharpe.)
HÉLÈNE
Maîtresse, dites-moi, que dois-je faire ?
CYTHÉRIS
Hélène,
Au seigneur Cassius rends cette bourse pleine.
Le seigneur Cassius, qui nous fait ses adieux,
Te rendra cette écharpe.
CASSIUS
Oh
! Cythéris !...
CYTHÉRIS
Bons
dieux !
Que voulez-vous, je suis féroce ; c'est mon
heure.
Mais revenez demain, et je serai meilleure ;
Car lorsqu'on est heureuse, on est bonne !
(A Hélène.)
Cet
or,
Ne crois pas que je veuille, au moins, t'en faire
tort,
Hélène ; je suis juste, et te donne en
échange
Une perle d'Asie, et tu gagnes au change.
CASSIUS, reprenant sa bourse et la jetant par
la fenêtre
C'est bien !
CYTHÉRIS
Que
faites-vous ?
CASSIUS
Je
n'ai jamais repris
Ce que j'avais donné.
CYTHÉRIS
Soit
!
CASSIUS
Adieu,
Cythéris.
(Il sort, et rencontre à la porte
César, qui s'enveloppe la tête dans son
manteau.)
C'est lui, malheur !
Scène 5
CYTHERIS, CÉSAR, LES FEMMES
CYTHÉRIS
Grands
dieux ! détournez sa menace ! —
(A César.)
Et vous êtes venu !
CÉSAR
Mais,
comme de Pharnace,
Pourrai-je dire aussi de vous : Je suis venu,
J'ai vu...
CYTHÉRIS
N'achevez
pas ; le reste est si connu !
Mais, avant toute chose, oh ! que je vous
contemple.
Le dieu du Capitole a donc quitté son
temple,
Et le triomphateur est mon hôte ce soir
!...
Dans cette humble maison daignera-t-il s'asseoir
?
(César s'assied ; elle se met à ses
genoux.)
CÉSAR
Que faites-vous donc là ? faut-il que je vous
gronde ?
CYTHÉRIS
Je suis à vos genoux, César, comme le
monde !
CÉSAR, rejetant son manteau
Vous avez désiré voir le
triomphateur,
Dont le plus grand triomphe est à vos
pieds.
CYTHÉRIS
Flatteur ! — Mais quelle majesté
souveraine, ineffable !...
Hélas ! de Sémélé vous
connaissez la fable :
Elle aussi voulut voir Jupiter... Quel trépas
!
CÉSAR
Rassurez-vous, ma foudre à moi ne brûle
pas.
CYTHÉRIS, contemplant
César
Oui, voilà bien la toge éblouissante et
peinte ;
Dans la pourpre de Tyr la robe deux fois teinte,
Ta robe, ô Jupiter ! et voilà bien
encor
La tunique brodée avec ses palmes d'or !
Voilà bien le laurier sauvage, la couronne
Seule digne du front sacré qu'elle environne
!...
Mais ceci, qu'est-ce donc ?
CÉSAR
Un
talisman bien vieux,
La bulle d'or, qui sert contre les envieux !
Elle a déjà suffi, rayonnant sous ma
stole,
Contre ceux qui m'ont vu monter au Capitole ;
Mais de votre maison s'ils me voyaient sortir,
La bulle pourrait-elle encor me garantir ?
CYTHÉRIS
Vénus est votre mère, et, mieux que cette
bulle,
Le regard de Vénus garde le fils d'Iule !
— Mais un anneau de fer, à vous,
César ?
CÉSAR
Il
doit
Remplacer désormais l'anneau d'or à mon
doigt.
Depuis cent ans, parmi nos guerriers, entre mille
Trois hommes seulement l'ont porté : Paul
Émile,
Pompée, et moi.
CYTHÉRIS
Vraiment
?
CÉSAR
C'est
l'anneau du soldat.
Il fallait bien que Rome enfin me
l'accordât.
CYTHÉRIS
Des bracelets de cuivre ?
CÉSAR
Oui
; c'est la récompense
Qu'aux plus braves soldats un général
dispense.
CYTHÉRIS
Mais comment se fait-il que César ?
Pardonnez...
CÉSAR
Ce sont mes vétérans qui me les ont
donnés.
CYTHÉRIS
César, vous êtes bon, vous êtes
grand !
CÉSAR
J'essaie
! -
Où trouver pour ce jour une assez blanche
craie,
Ma belle Cythéris ?...
CYTHÉRIS
Oh
! oui, oui, grand et bon !
CÉSAR
La vie a tant de jours que l'on marque au charbon
!
Dites-moi, Cythéris, comme j'entrais, un
homme
Sortait d'ici ?
CYTHÉRIS
Faut-il,
César, que je le nomme ?
CÉSAR
Non, je l'ai reconnu ; c'est Cassius.
CYTHÉRIS
C'est
lui.
CÉSAR
Alors je l'ai fait fuir ?
CYTHÉRIS
Il
ne s'est pas enfui ;
C'est moi qui l'ai prié de nous laisser
ensemble.
CÉSAR
Il s'occupe de vous ?
CYTHÉRIS
Beaucoup
trop, ce me semble.
CÉSAR
Il vous aime ?
CYTHÉRIS
Il
le jure.
CÉSAR
Et
vous l'aimez aussi ?
CYTHÉRIS
Si je l'aimais, César serait-il donc ici ?
CÉSAR
C'est juste ; et moi je suis un ingrat lorsque
j'ose
Vous dire... Mais, pardon, savez-vous une chose ?
CYTHÉRIS
Laquelle ? vous riez ; laquelle, s'il vous plaît
?
CÉSAR
Cassius ! il sera furieux.
CYTHÉRIS
Non,
il l'est !
CÉSAR
Ce pauvre Cassius, c'est cruel, je l'avoue :
Quand nous jouons ensemble, il perd tout ce qu'il joue
!
Mon génie a le pas sur le sien, j'en
répond.
Il rassemble une flotte un jour dans
l'Hellespont,
Vingt galères, je crois : je lui prends ses
galères.
Plus tard, voulant donner quelques jeux
populaires,
- Je vous parle du temps de ses rébellions,
—
Il achète à grands frais cinquante beaux
lions.
Ce pauvre Cassius ! — mon navire
s'égare...
Et je prends ses lions tout en prenant
Mégare.
CYTHÉRIS
Voilà ce qu'on appelle un homme malheureux
!
CÉSAR
Ce n'est pas tout, oh non ! — Il devient
amoureux,
Amoureux comme un fou, d'une femme si belle,
Qu'elle rendrait pensif un prêtre de
Cybèle...
Mais dites, me faut-il poursuivre, ou m'arrêter
?
Triompherai-je encore, et dois-je me vanter
D'avoir sur Cassius, pour couronner l'histoire,
Remporté, Cythéris, une triple victoire
?
CYTHÉRIS
César, le nombre trois, vous savez, plaît
aux dieux !
CÉSAR
Vous dites que je puis vous aimer ?
CYTHÉRIS
Je
fais mieux,
Je vous aime.
CÉSAR
Et
pourquoi m'aimez-vous ?
CYTHÉRIS
Pour
trois causes.
CÉSAR
D'abord ?
CYTHÉRIS
N'êtes-vous
pas César ?
CÉSAR
Restent
deux choses.
CYTHÉRIS
Je suis Grecque.
CÉSAR
On
le voit !
CYTHÉRIS
Les
dieux nous ont trahis,
César ; et vous aimez la Grèce mon
pays.
CÉSAR
C'est tout simple : j'ai fait mes études
à Rhode,
Ce jardin lumineux qu'un flot d'écume
brode.
Si je vaux quelque chose, île au beau ciel
vermeil,
C'est que j'ai dans le coeur un peu de ton soleil
!
CYTHÉRIS
Nos villes n'étaient plus que des ruines sombres
:
Par vous, Corinthe sort blanche de ses décombres
;
Vous relevez Athène, et, sur le
Parthénon,
De Phidias encore on peut lire le nom.
CÉSAR
Ce brave Mummius, bon soldat, chef vulgaire,
Démolissait toujours quand il faisait la
guerre.
Sylla, c'est différent, il n'était pas
sans art,
Et lisait quelquefois Homère, — par hasard
;
Il aimait les tableaux, les livres, les statues :
Mais il aimait aussi les villes abattues !
César paye une dette, et répare en
cela
Les torts de Mummius, le crime de Sylla.
CYTHÉRIS
Oh ! vous êtes un dieu !
CÉSAR
Vous,
plus qu'une mortelle.
Mais la ville où naquit Cythéris, quelle
est-elle ?
Nommez-la ; j'aimerai le fortuné
séjour
Où des yeux si charmants ont bu l'azur du jour
!
CYTHÉRIS
Je naquis sur les bords de l'Ilissus.
CÉSAR
Beau
fleuve,
Où le cygne argenté dans un flot d'or
s'abreuve !
CYTHÉRIS
Au pied du mont Hymette.
CÉSAR
Oh
! son miel savoureux,
Ce doux miel, ruisselant du sein des chênes
creux,
Pouvait seul vous donner cette voix souveraine
Qui pénètre les coeurs mieux qu'un chant
de sirène !
Mais reparlons un peu de Cassius.
CYTHÉRIS
Pourquoi
?
CÉSAR
Il doit vous avoir dit un mal affreux de moi ?
CYTHÉRIS
Il m'a dit tout le mal que d'un homme on peut
dire...
Que vous n'aviez jamais aimé !
CÉSAR
Voilà
médire !
Les méchants ! Savez-vous quel reproche ils me
font ?
C'est d'aimer trop !
CYTHÉRIS
Vraiment
?
CÉSAR
Mais
d'un amour profond !
CYTHÉRIS
Cassius dit pourtant...
CÉSAR
Mauvais
propos de Rome !
C'est une calomnie étrange contre un homme
Qui dans sa vie a fait trois guerres par amour.
CYTHÉRIS
Trois guerres ! vous, César ?
CÉSAR
Comptons-les
tour à tour :
La guerre de Bretagne : une pour Servilie.
Les perles, voyez-vous, c'était là sa
folie ;
Et l'océan de l'Inde enviait, disait-on,
Une certaine perle à l'océan
breton.
CYTHÉRIS
Ah !
CÉSAR
La
guerre d'Égypte après, pour
Cléopâtre :
Deux ! La guerre d'Afrique - oh ! j'étais
idolâtre
De la blanche Eunoé, femme d'un noir jaloux
:
Trois !... Voyons ! puis-je faire une guerre pour vous
?
CYTHÉRIS
Oh moi ! pour mériter cette gloire
infinie,
Suis-je reine d'Égypte ou de Mauritanie ?
CÉSAR
Jeune et belle ! le sceptre est là, dans ces
deux mots.
Périclès a bien fait la guerre de
Samos,
Cette guerre qui mit en feu toute l'Asie,
Pour un soupir tombé des lèvres d'Aspasie
!
Elle avait comme vous la double royauté :
Elle avait la jeunesse, elle avait la beauté
!
CYTHÉRIS
Ainsi donc, à vos yeux, me voilà
souveraine ?
CÉSAR
Je n'ai jamais connu de plus puissante reine.
CYTHÉRIS
Alors, si j'ordonnais, vous obéiriez ?
CÉSAR
Moi ? Comme un esclave.
CYTHÉRIS
Eh
bien, César, voici ma loi :
Vous resterez ici.
CÉSAR
Vraiment
?
CYTHÉRIS
Je
vous l'ordonne.
Qui vous accompagnait chez moi ?
CÉSAR
Chez
vous ? Personne.
CYTHÉRIS
Personne ?
CÉSAR
Ah
! mon bouffon.
CYTHÉRIS
Et...
tenez-vous à lui ?
CÉSAR
Un esclave est un homme : on s'en doute aujourd'hui
;
Mais un bouffon...
CYTHÉRIS
Alors
je le prends.
CÉSAR, riant
Tout
de suite !
CYTHÉRIS
Comment le nommez-vous ?
CÉSAR
Thersite.
CYTHÉRIS, appelant
Ici,
Thersite !
Scène 6
LES PRÉCÉDENTS, THERSITE
THERSITE
Me voilà.
CYTHÉRIS
Dites-lui
qu'il m'obéisse, à moi.
CÉSAR
Commandez, il sera trop heureux.
THERSITE
Je
le croi.
Par Momus ! obéir à maîtresse
jolie,
Ce n'est point déserter ton service, ô
Folie !
CÉSAR
Que dis-tu là ?
THERSITE
Faut-il
expliquer mon latin ?
CÉSAR
Ah ! drôle !
CYTHÉRIS
Va,
bouffon, retourne au Palatin ;
Annonce que bientôt l'on reverra ton
maître.
Ajoute seulement, et sans le compromettre,
Que si dans un quart d'heure il n'est pas revenu,
On ne s'alarme point. Va, cours.
THERSITE
C'est
convenu.
CYTHÉRIS, prenant le manteau de
César
Maintenant, ce manteau, mets-le sur tes
épaules.
THERSITE, à César
Si tu n'as jamais vu César, vainqueur des
Gaules,
Passer, — regarde bien dehors, prends un
flambeau,
Et tu seras surpris de te trouver si beau !
(Il sort en chantant : )
Lorsque Bacchus m'enivre,
J'ai le bras, le coeur fort !
Buvons ! boire fait vivre !
Cerbère un jour nous mord :
Je bois pour tomber ivre
Mort !
(Il disparaît dans l'atrium, et la voix
diminue.)
CÉSAR
Quel est votre dessein, Cythéris ?
CYTHÉRIS
Ah
! peut-être
Vous direz que je suis cruelle : je dois l'être
!
Car il fallait sauver César. Point de milieu
!...
Un homme, qu'est-ce donc lorsqu'il s'agit d'un dieu
?
CÉSAR
Vous êtes maintenant, ô ma belle
rieuse,
Sombre comme la nuit, et plus mystérieuse
!
CYTHÉRIS, tremblante
[Chut ! écoutez !
THERSITE, dans la rue
Le sol poudreux boit l'onde
! |
CÉSAR
Avec sa voix de muletier,
Ce malheureux va mettre en rumeur le quartier.
CYTHÉRIS, plus
troublée
Pardonnez-moi, César ; n'allez pas me maudire
!
CÉSAR
Qui, moi? vous pardonner ! ... Mais que voulez-vous
dire ?]
CYTHÉRIS, se rapprochant de la
fenêtre
Ecoutez !
THERSITE, s'éloignant
Vous que la guerre enivre,
Que l'ambition mord,
Tuez-vous !... J'aime à vivre,
Moi, buveur sans remord,
Qui ne veux tomber qu'ivre
Mort !!!
(Il pousse un cri de douleur. — Bruit d'armes
au dehors.)
Ah !
CÉSAR
Ce
cri lamentable et profond !..
Qu'est-ce donc ?
CYTHÉRIS, avec effroi
C'est
César qui tombe !
CÉSAR
Mon
bouffon
Qu'on vient d'assassiner ?
CYTHÉRIS
En place de son maître.
CÉSAR
L'assassin,
quel est-il ?
CYTHÉRIS
Vous
allez le connaître.
CÉSAR
Par Jupiter vengeur ! par les douze grands dieux
!
Je jure, moi, qu'on sait miséricordieux,
De punir l'assassin, fût-ce un noble de
Rome...
Je comprends maintenant qu'un bouffon est un homme
!
CYTHÉRIS
Le coupable, César, bientôt nous le
verrons.
Mes six gladiateurs gardaient les environs.
Ils vont nous l'amener ici chargé
d'entraves.
Mais tenez, ce sont eux.
Scène 7
LES MÊMES, BYRRHA, DEUX GLADIATEURS
BYRRHA, entraîné par les
gladiateurs
Six
contre un !... sont-ils braves !
UN DES GLADIATEURS
Marche !
BYRRHA
Eh
bien, oui ! j'étais payé ; j'ai fait le
coup.
Est-ce donc une chose à surprendre
beaucoup
Qu'un homme assassiné, la nuit, dans le
Vélabre ?
Et pour cela faut-il voyager en Calabre ?
Je suis à qui me paye, en vrai gladiateur
!
Allons, conduisez-moi sans bruit chez le
préteur.
CYTHÉRIS
[Qui t'a payé ?
BYRRHA
Réponds,
toi, ma lame rougie !
Comme les pièces d'or n'ont pas son
effigie,
Elles ne pourront point le dénoncer, je
crois.
CYTHÉRIS
Mais sais-tu, malheureux, qu'on va te mettre en croix
?
BYRRHA
Vous n'entamerez pas ce coeur, il est de roche !
Chez le préteur !
CÉSAR
Attends.
BYRRHA, tressaillant tout à
coup
Cette
voix...
CÉSAR
Viens, approche.
BYRRHA
César
!
CÉSAR
Tu
voulais donc m'assassiner, Byrrha ?
BYRRHA
César ! assassiner César ! Qui le dira
?
CÉSAR
Quand ton bras a frappé mon bouffon tout
à l'heure,
C'est moi que tu croyais frapper.
BYRRHA
Voyez...
je pleure !
Qui, moi, frapper César ? César, à
qui je dois
La vie ?
CYTHÉRIS
A
César, vous ?
BYRRHA
(Il tombe à genoux.)
Oui
! Le glaive à mes doigts
Échappait ; oui, sanglant et la face
bleuâtre,
Aux acclamations du morne
amphithéâtre,
Sous le genou pesant qui m'écrasait,
tordu,
J'abandonnais au fer mon cou déjà tendu
;
Et César me sauva de l'arène fatale
!
Et César eut pitié, quand la grande
Vestale
Défendait de me plaindre et de me
secourir,
Et, le pouce incliné, m'ordonnait de mourir
!
(Il se relève.)
Moi, moi frapper César ! Avant de m'y
résoudre,
Je crierais : Jupiter, réduis ce bras en poudre
!
CÉSAR, à
Cythéris
Voyez ! l'ingratitude au moins n'est pas son
fait.
Les hommes ne sont pas si méchants qu'on les
fait.
Regardez cette larme au bord de sa paupière
!...
Une fleur quelquefois germe donc sur la pierre !
BYRRHA
Celui qui m'a payé le meurtre de ce soir,
Est-ce là, Julius, ce que tu veux savoir ?
CYTHÉRIS
Oui.
CÉSAR
Byrrha,
pas encor.
(Aux gladiateurs.)
Tout
ce que nécessite
L'état de mon bouffon, de mon pauvre
Thersite,
Faites-le, vous.
UN GLADIATEUR
C'est
fait. Il n'était que blessé :
Deux des nôtres l'ont pris dans la rue, et
laissé
Chez le médecin grec qui près d'ici
demeure.
CÉSAR
Bien.
(Il leur fait signe de sortir.)
Scène 8
LES MÊMES, MOINS LES GLADIATEURS
BYRRHA
Voulez-vous
savoir ?
CÉSAR
Rien.
BYRRHA
Avant
que je meure ?
CÉSAR
Non, rien. Certains secrets, mieux vaut les
ignorer.
CYTHÉRIS
Certains secrets, César, mieux vaut les
pénétrer !
(A Byrrha.)
Qu'au vrai coupable seul tout le crime
appartienne.
Montre à César la main qui fit agir la
tienne.
BYRRHA
C'est Cassius ! lui seul a dirigé mes
coups.
CÉSAR
Cassius ?
BYRRHA
Oui.
CYTHÉRIS
César..
eh bien ! qu'en dites-vous ?
CÉSAR
J'eus des torts envers lui, je l'avouerai sans peine
:
Il réclamait l'honneur de la préture
urbaine,
Et moi je l'ai donnée à Brutus
aujourd'hui.
Brutus la méritait peut-être moins que
lui.
— Attends, Byrrha.
(Il prend ses tablettes, et écrit.) (Lisant
:)
«
Malgré toute candidature,
Je donne à Cassius la seconde
préture,
Celle des étrangers, qui, j'espère, lui
plaît
Non moins que la préture urbaine, qu'il voulait.
»
(Donnant à Byrrha ses tablettes.)
Va, porte à Cassius...
BYRRHA
Mais
moi ?
CÉSAR
Je
te fais grâce!
Au palais de César que Byrrha prenne
place.
César aime les coeurs reconnaissants.
BYRRHA
César,
Écoute ! si jamais il te faut par hasard
Un homme de courage, au dévouement
insigne,
Et pour toi toujours prêt à mourir, fais
un signe ;
Et du roc Tarpéien ton esclave Byrrha
Sur des piques de fer se précipitera !
(Il sort.)
Scène 9
CÉSAR, CYTHÉRIS, à
genoux
CÉSAR
Ma belle Cythéris, que faites-vous encore
?
CYTHÉRIS
Je ne t'admire plus comme un homme ; j'adore
Jupiter immortel, qui, le front radieux,
Du ciel est descendu miséricordieux !
CÉSAR
Jupiter ! c'est ainsi parfois qu'on me surnomme ;
Mais vous verrez bientôt que je ne suis qu'un
homme.
CYTHÉRIS
Pourquoi cela, César ?
CÉSAR
Parce
que cette nuit,
Dont l'azur étoilé moins que vos yeux
reluit,
Ne sera point, hélas ! plus longue que les
autres.
La nuit d'Amphitryon égala trois des
nôtres !
CYTHÉRIS
César, ce que je veux de toi, ce que
j'attend,
Ce n'est pas une nuit, c'est une heure, un
instant,
Pourvu qu'en cet instant de volupté
suprême
Ton coeur dise à mon coeur : O Cythéris,
je t'aime !
CÉSAR
Je t'aime, ô Cythéris ! Et maintenant
dis-moi,
Que veux-tu, cher amour ? ton désir est ma
loi.
Demande, et pour deux mots pleins d'une ivresse
étrange,
Pour ces deux mots : César, je t'aime ! —
doux échange !
Par ma mère Vénus qui nous ouvre les
bras,
Je te donne, choisis, tout ce que tu voudras !
CYTHÉRIS
Donne-moi ce laurier, pour que ma main
l'effeuille
Bien rarement, j'espère, et t'envoie une
feuille
Qui vienne t'avertir, courrier muet et prompt,
Chaque fois qu'un danger planera sur ton front.
CÉSAR
Ce laurier ?
CYTHÉRIS
N'est-ce
pas un signe de victoire ?
CÉSAR
Oui, Cythéris : eh bien ?
CYTHÉRIS
Eh
bien ! c'est là ma gloire.
Je veux qu'on dise un jour à l'univers surpris
:
Quand César triomphait du monde,
Cythéris,
La pauvre enfant d'Athène, a, dans ce
jour-là même,
Triomphé de César.
CÉSAR, lui donnant sa couronne de
laurier
On
le dira.
CYTHÉRIS
Je
t'aime !
Texte numérisé en mode texte par Agnès Vinas à partir d'un exemplaire personnel et mis en ligne le 4/4/2009. Les internautes qui désirent l'emprunter sont priés d'en mentionner explicitement la provenance. Cette disposition s'applique en particulier à tous les contributeurs de Wikisource.