Acte I - Chez Cythéris

  Scène 2

Les personnages

  • César
  • Brutus
  • Marc-Antoine
  • Octave, neveu de César
  • Cassius, chef de la conspiration
  • Byrrha, gladiateur corse
  • Thersite, bouffon de César
  • Casca, sénateur
  • Cimber, sénateur
  • Trébonius, sénateur
  • Ruga, sénateur
  • Terentius Varron, bibliothécaire de César
  • Un devin
  • Faber, artisan
  • Valens, artisan
  • Straton, esclave de Brutus
  • Titinius, centurion
  • Pulcher, secrétaire de César
  • Deux autres secrétaires de César
  • Cythéris, courtisane grecque
  • Porcia, femme de Brutus
  • Calpurnie, femme de César
  • Cléopâtre, reine d'Egypte
  • Daphnis, jeune coryphée
  • Hélène, suivante de Cythéris
  • Asia, suivante de Cythéris
  • Charmion, esclave nubienne de Cléopâtre

Sénateurs, chevaliers, conjurés, gladiateurs, soldats, hommes du peuple, esclaves égyptiens, matrones romaines, etc.

L'an 710 de Rome.
La scène, pendant les cinq actes, est à Rome ; pendant l'épilogue, elle est en Macédoine, dans les plaines de Philippes.


Acte I

Une chambre très élégante, ornée de peintures à fresques, attenante à la salle de bain. A gauche, au premier plan, une fenêtre donnant sur la rue ; au second plan, une porte. Au fond du théâtre, une porte masquée par une double draperie. C'est le soir.


Scène 1
HÉLÈNE, entrant ; CASSIUS ET BYRRHA dans l'atrium.

(Sur un signe d'Hélène, ils restent où ils sont, en vue du spectateur. Hélène entre seule, et s'arrête devant la porte du fond.)

HÉLÈNE
Maîtresse !

CYTHÉRIS, derrière les rideaux
          Que veux-tu ?

HÉLÈNE
                    Pardon, je vous dérange ;
C'est encor le seigneur Cassius.

CYTHÉRIS
                    Homme étrange !

HÉLÈNE
Il vient vous présenter ses hommages.

CYTHÉRIS
                              Toujours !
(Se montrant.)
Dis que je n'y suis pas,

HÉLÈNE
                              Et je l'ai dit.

CYTHÉRIS
                                        Va, cours.

HÉLÈNE
Je cours, maîtresse ; mais il ne veut rien entendre :
Jusqu'à votre retour il menace d'attendre.

CYTHÉRIS
Soit ! Mieux vaut poliment renvoyer ce jaloux.
Qu'il entre donc : au fait, nous y gagnerons tous.

HÉLÈNE, à Cassius
Entrez, seigneur.
(Cassius et Byrrha entrent par la gauche.)

CASSIUS
(A Byrrha.)
                    Enfin ! — Toi, mon brave, demeure.

HÉLÈNE
Ma maîtresse est au bain, et va venir sur l'heure.
(Elle entre dans la salle de bain.)

Scène 2
CASSIUS, BYRRHA

CASSIUS
Byrrha !

BYRRHA
          Seigneur ?

CASSIUS
                    Approche, esclave intelligent ;
Pose là ta corbeille et ce vase d'argent.
Ménage ta vigueur, mon gladiateur corse :
J'ai besoin que ton bras garde toute sa force.

BYRRHA
Vous m'avez acheté : Byrrha le montagnard
Est à vous. Ordonnez.

CASSIUS
                    As-tu pris ton poignard ?

BYRRHA
Byrrha sans son poignard ! mais c'est le corps sans l'âme,
C'est le bras sans la main, le manche sans la lame !

CASSIUS
Bien. Ne t'éloigne pas.
(Il fait un signe ; Byrrha retourne dans l'atrium).
                    Il faut, et sans retour,
Que j'en finisse avec ce ridicule amour.
Cassius amoureux, et Cythéris rebelle !...
Cassius dédaigné par Cythéris !... Ma belle,
Nos élégants de Rome, aux doigts lourds de rubis,
Ceux-là qui laissent pendre et flotter leurs habits,
Qui, trônant sur un char, fiers d'être sans émules,
Font polir et dorer le sabot de leurs mules,
Tous nos fats au parler grasseyant et moqueur,
Tous nos petits Troyens, riraient de trop bon coeur
S'ils venaient à savoir que mon pauvre navire,
— Où tant de voyageurs ont abordé, — chavire.
Je suis trop jeune encor pour souffrir ces mépris.
Quand une femme aimable, et comme Cythéris,
Fait la prude, et repousse un homme de ma sorte,
C'est qu'elle en aime un autre. — Avant que je ne sorte,
Elle m'avouera tout ; je connaîtrai celui...
Me venger d'elle !... oh ! non, mais vengeons-nous de lui. —

Scène 3
LES MEMES, CYTHÉRIS, HÉLÈNE, ASIA, DAPHNÉ, ÉGYPTA

CYTHÉRIS, entrant
(Elle est enveloppée d'une espèce de peignoir)
Vite... vite... Asia... je suis toute saisie !
Arrange mes cheveux.

ASIA
          Comment ?

CYTHÉRIS
                    A l'Aspasie.
Égypta, prends l'écrin, dans le second tiroir ;
Daphné, couche-toi là, tu tiendras le miroir.
A propos, tu parlais d'une ode de Catulle,
Hélène ?

HÉLÈNE
          La voici, Madame.

CYTHÉRIS
                    On l'intitule ?

HÉLÈNE
A Lesbie.

CYTHÉRIS
          A Lesbie, encor ?

HÉLÈNE
                    Toujours.

CYTHÉRIS
                              Toujours !
Et dites qu'il n'est pas d'éternelles amours !
Par Vénus ! voilà donc une patricienne
(C'est une Clodia, famille très ancienne),
Une matrone enfin, qui rencontre un amant
Fidèle, et, mieux encore, un poète charmant !
Si cela continue, ô matrones toscanes,
Nous vous jalouserons, nous autres courtisanes !

HÉLÈNE
Chacun son tour ; c'est juste, avouez ?...
Entre nous,
Madame, elles étaient si jalouses de vous !

CYTHÉRIS
Lis-moi ces vers.

HÉLÈNE, lisant

Vivons, ma Lesbie !... aimons !
Vos sermons,
Que nous ne voulons pas suivre,
Vieillards, conseillers grondeurs
Et boudeurs,
Valent moins qu'un as de cuivre !

Donne-moi mille baisers
Embrasés ;
Donne, ô belle que j'adore,
Mille autres en les pressant ;
Encor cent,
Encor mille, et mille encore !

Puis, quand ils seront brouillés
Par milliers,
Brouillons-les encor dans l'ombre,
Pour que l'envieux, qui nuit
Dans la nuit,
N'en soupçonne pas le nombre !

CASSIUS
Bravo ! vous lisez à merveille.

CYTHÉRIS, avec surprise, comme si elle n'avait pas encore aperçu Cassius
                    Vous ici, Cassius !

CASSIUS
                              Cela vous émerveille ?
Hélène vous a dit pourtant que j'étais là.

CYTHÉRIS
Au fait, c'est très possible ; et puisque vous voilà,
Voulez-vous vous asseoir ? Que dit-on de l'Afrique ?

CASSIUS
Depuis quand, Cythéris, parlons-nous politique ?

CYTHÉRIS
Au théâtre, au forum, en lui donnant la main,
N'est-ce point par ces mots qu'on aborde un Romain ?

CASSIUS
D'accord. Cela vaut mieux, certes, que de médire.
Mais c'est quand on n'a pas autre chose à se dire.

CYTHÉRIS
Vous avez quelque chose à me dire ?

CASSIUS
                    Oui.

CYTHÉRIS
                                        Tant mieux !
Que me direz-vous donc ?

CASSIUS
                    Je vous aime.

CYTHÉRIS
                                        Oh, c'est vieux !

CASSIUS
Vieux? J'ai beau le redire, amant fidèle et tendre,
Vous avez toujours eu l'air de ne pas m'entendre.

CYTHÉRIS
Vous, un stoïcien, — car vous l'étiez, je croi,
— Vous daignez, Cassius, descendre jusqu'à moi !
Vous de qui les aïeux, dans Rome, populaires,
Marchaient accompagnés des faisceaux consulaires,
Vous aimez Cythéris !... Est-ce possible ? Non.
Mais que dira Brutus, l'élève de Zénon,
S'il apprend cet amour ? Oh ! j'ai peur qu'il ne force
Junia, votre femme, oui, sa soeur, au divorce.
Un scandale pour moi n'est pas ce que je veux...
Doucement, Asia ! vous tirez mes cheveux !

CASSIUS
Cythéris ! Cythéris ! oh ! vous êtes bien belle !

CYTHÉRIS
Je le sais.

CASSIUS
                    Mais combien vous êtes plus cruelle !

CYTHÉRIS
Je l'apprends.

CASSIUS, avec dépit
                    Ah ! — Je pars demain ; j'aurais voulu
Partir avec un mot meilleur.

CYTHÉRIS
                              C'est résolu ?
Vous partez demain ?

CASSIUS
                    Oui.

CYTHÉRIS
                                        Je vais être charmante
Alors.

CASSIUS
Comme c'est bon, un amant qu'on tourmente !

CYTHÉRIS
Tourmentez un amant, agitez un flambeau,
L'amour est plus ardent et le rayon plus beau !

CASSIUS
Ainsi donc à ce point mon départ vous enchante ?...

CYTHÉRIS
Non, et vous avez tort de me dire méchante.
Ne vous y trompez pas, j'aime à vous recevoir ;
Vous êtes de ces gens qu'on est heureux de voir.
Quand vous ne parlez pas de l'amour qui vous brûle,
Vous avez de l'esprit... pas autant que Catulle,
Pas autant que Lucrèce, oh non ! pas même autant
Que ce pauvre petit Horace qui, partant
Ce matin, est venu, messager poétique,
Chercher complaisamment mes lettres pour l'Attique.
Mais vous en avez plus, de l'esprit, beaucoup plus
Que Cimber, que Casca... même que Lucullus.

CASSIUS
Même que Lucullus !... Cythéris, prenez garde,
Vous me rendriez fat...

CYTHÉRIS
                    Ce serait par mégarde.

CASSIUS
Mais je crois qu'en parlant ainsi, vous vous moquiez :
Moi, j'aurais plus d'esprit que le roi des banquiers ?
Voilà qui me rapproche un peu de vous, — j'y gagne.

CYTHÉRIS
Vous faites voile pour... quel pays ?

CASSIUS
                    Pour l'Espagne.

CYTHÉRIS
Mais c'est au bout du monde !

CASSIUS
                    Est-ce trop près encor ?
Que vous rapporterai-je ? une ou deux mines d'or ?

CYTHÉRIS
Non ; vous me cueillerez, dans ces climats torrides,
Seulement une orange, un fruit des Hespérides.
Mais craignez, comme Ulysse aux champs du Lestrygon,
De vous faire manger tout vif par le dragon.
Et qu'allez-vous donc faire en Espagne ?

CASSIUS
                              La guerre.

CYTHÉRIS
Ah ! c'est vrai ; Rome et moi nous n'y songions plus guère :
Du malheureux Pompée, il reste encor deux fils !
César avec douleur accepte leurs défis...
Mais comment se fait-il, — vous pardonnez, j'espère,
— Qu'après avoir servi dignement sous le père,
Adoptant de César les drapeaux triomphants,
Vous alliez aujourd'hui combattre les enfants ?
— En tout cas, pour Sextus je vous demande grâce.

CASSIUS
Ah ! vous le connaissez ?

CYTHÉRIS
                    Non ; mais, dans sa disgrâce,
J'aime ce fier pirate avec ses matelots,
Ce proscrit qui demande une patrie aux flots,
Cet illustre forban, conduit par la Fortune,
Qui se fait appeler Sextus, fils de Neptune ;
Qui, lançant la trirème au vol rapide et sûr,
Marche roi de la mer, et s'habille d'azur,
Comme s'il avait teint sa robe festonnée
Dans ta vague bleuâtre, ô Méditerranée !

CASSIUS
O dieux bons ! quelle verve et quel entraînement !
Prenez garde, on croirait très sérieusement,
A votre enthousiasme...

CYTHÉRIS
                              Eh bien ! est-on coupable
Pour être enthousiaste ?

CASSIUS
                              Oh ! vous seriez capable...

CYTHÉRIS
Moi ! capable de tout... je vous en averti.

CASSIUS
Excepté de m'aimer !

CYTHÉRIS
                              Quand vous serez parti.

CASSIUS
Ce gracieux contrat, j'en accepte les clauses.

CYTHÉRIS
Vous m'en voulez ? Aussi vous demandez des choses...

CASSIUS
Moi ! rien qu'un souvenir.

CYTHÉRIS
                    C'est beaucoup !

CASSIUS
                                        En effet ;
Mais je ne veux pas être oublié tout à fait.

CYTHÉRIS
Vous ne voulez pas être oublié ?...

CASSIUS
                              Non, vous dis-je.

CYTHÉRIS
Et comment pensez-vous opérer ce prodige ?

CASSIUS
En parlant à vos yeux un langage vainqueur.
Puisque, hélas ! je ne puis parler à votre coeur.
- Byrrha!

CYTHÉRIS
                    Vous appelez ?

CASSIUS
                                        Donne cette corbeille.
(Byrrha apporte la corbeille à Cythéris.)

CYTHÉRIS
Qu'est cela ?

CASSIUS
                    Presque rien.

CYTHÉRIS
                                        Merveille sur merveille !

CASSIUS
Des objets sans valeur... oh ! je vous en répond...
Je les ai rapportés de la Grèce et du Pont.

CYTHÉRIS
Des étoffes de Tyr et de Sarde !... une coupe
Où l'ivoire sur l'or en feston se découpe ;
Un cratère d'argent ciselé par Mentor ;
Vingt chefs-d'oeuvre ! Scopas, Polyclète, Crantor!
De l'or filé, de l'air tissu, comme ces toiles
Qui flottent, blancs réseaux détachés des étoiles !
Émeraude, topaze, un luxe oriental !
De l'ambre parfumé, des boules de cristal,
Ces trésors de fraîcheur dont je suis idolâtre !
Puis des perles à faire envie à Cléopâtre,
La buveuse de perle !... Et tout cela pour moi ?
Vous êtes magnifique autant que le grand roi !
(On entend les trompettes du Capitole.)

CASSIUS
Cythéris, écoutez la joyeuse fanfare !
C'est le vainqueur du Rhône, et des mers, et du Phare.
Eh bien ! si comme lui, moi, je pouvais m'asseoir
Sur le char triomphal qui le porte ce soir,
Au lieu de ces bijoux qu'envieraient nos matrones,
Je mettrais à vos pieds mes trois mille couronnes.

CYTHÉRIS
Et vous auriez bien tort, car vraiment, je le crains,
Je les refuserais, comme ces lourds écrins
Et ces légers tissus, fines ailes d'abeille.

CASSIUS
Quoi ! vous refusez ?

CYTHÉRIS
          Oui.

CASSIUS
                    Le vase... la corbeille ?
Me faire cette injure !

CYTHÉRIS
                    Une injure, à vous ? non.
M'en préservent les dieux !

CASSIUS
                    Par Castor !

CYTHÉRIS
                                        Par Junon !
Ce refus, Cassius, ne doit point vous surprendre :
J'accepte quelquefois... mais lorsque je veux rendre.

CASSIUS
Ce refus, Cythéris, peut être hasardeux ;
C'est la guerre !...

CYTHÉRIS
                    Comment ? la guerre entre nous deux !...
Je vous tends, au contraire, une main pacifique !
Restons amis, seigneur ; vous êtes magnifique !
Cythéris vous promet, pour vos soins assidus,
Un souvenir, gratis, à ses moments perdus ;
Mais voilà tout.

CASSIUS
                    Byrrha ! viens.

BYRRHA
                              Seigneur ?

CYTHÉRIS
                                        Viens, Hélène.

CASSIUS
Reprends cette corbeille, et remporte-la.

BYRRHA
                                        Pleine ?

CASSIUS
(A lui-même.)
Pleine : elle a refusé. — C'est trop injurieux !
(A Byrrha, qui s'éloigne.)
Reviens ici, Byrrha.

CYTHÉRIS, bas, à Hélène
                    Vois, il est furieux.
Fais suivre par mes gens cet homme au teint de bistre.
Cassius parle bas, c'est quelque ordre sinistre...
Va, que je sache tout..

CASSIUS
                    Byrrha, j'avais raison,
Un de mes ennemis hante cette maison.
Dans l'ombre cache-toi, sous le portique... en face ;
Tu le verras entrer.

BYRRHA
                    Que faut-il que je fasse ?

CASSIUS
Qu'il entre librement ; — mais lorsqu'il sortira...

BYRRHA
Eh bien ?

CASSIUS
                    Eh bien ! tu vois cette bourse, Byrrha ?...
Dans la rue, à tes pieds, si par cette fenêtre
Elle tombe, — entends-tu ? — tu frapperas.

BYRRHA
                                        Oui, maître.

Scène 4
LES MEMES, MOINS BYRRHA

CYTHÉRIS
Ma toilette est finie à présent, Cassius.

CASSIUS
Vous êtes, Cythéris, belle comme Vénus !

CYTHÉRIS
Je le voudrais : ce soir, je suis jalouse d'elle.

CASSIUS
Ce soir ?

CYTHÉRIS
          Oui. Vous savez, femme qui se fait belle
Se fait belle toujours pour quelqu'un.

CASSIUS
                    J'ai compris.
Vous attendez quelqu'un, n'est-ce pas, Cythéris ?

CYTHÉRIS
Peut-être.

CASSIUS
          Et vous voulez que je cède la place ?

CYTHÉRIS
Vous êtes trop galant et de trop noble race
Pour ne comprendre pas qu'on ne reste jamais
Chez une femme, alors qu'on peut la gêner...

CASSIUS
Mais... Vous conviendrez aussi qu'il est certaines femmes !..

CYTHÉRIS
Pour un homme élevé parmi les grandes dames,
Un semblable langage est plus que surprenant :
Vous parlez, Cassius, non comme un lieutenant
De César, ce héros de l'antique épopée,
Ni comme un amiral de notre grand Pompée ;
Mais comme un soldat marse au bouclier de cuir,
Comme un centurion grossier, un homme à fuir !
— Je vous arrête là, non pour moi, je vous jure ;
Je vous pardonnerais de bon coeur une injure :
Mais vous auriez grand'peine à vous pardonner, vous !

CASSIUS
J'avais tort.

CYTHÉRIS
                    Adieu donc ; sans aigreur quittons-nous.

CASSIUS
Je sors... mais, en sortant, un dernier mot, de grâce !

CYTHÉRIS
Oh, dix ! N'allez pas croire au moins que je vous chasse.

CASSIUS
Le nom de mon rival.

CYTHÉRIS
                    Soit !

CASSIUS
                                        Vous allez nommer
L'heureux mortel qui n'a qu'à se laisser aimer.
Comme pour Cythéris l'amour est chose grave,
Cet heureux-là sans doute est jeune, riche, brave,
D'aussi vieille noblesse au moins que Romulus ;
Il a gloire et beauté ?

CYTHÉRIS
                              S'il n'avait rien de plus,
Des jardins de Salluste à la porte Capène,
Rome a bien dix seigneurs qui le vaudraient sans peine ;
Et dans ce cas alors...

CASSIUS
                    Achevez ; dans ce cas ?

CYTHÉRIS
Je serais sa maîtresse, et ne l'aimerais pas.

CASSIUS
Cet homme est donc un sage, un moderne Aristippe ?
De toutes les vertus enfin c'est donc le type ?
Puisqu'à vos yeux charmés ce nouvel astre a lui,
Quel est-il ? On voudrait se modeler sur lui.

CYTHÉRIS
Oh ! vous savez, la femme est un être frivole ;
Et, comme l'alouette imprudente qui vole,
Ce qui brille parfois la prend à ses rayons.

CASSIUS
- Fort bien ! Cet homme brille alors : par quoi ? Voyons !

CYTHÉRIS
Par les contrastes. Rien en lui qui se ressemble :
Il est jeune et vieux, pauvre et riche tout ensemble ;
Il est voluptueux comme une femme au bain,
Patient, sobre et dur comme un pâtre sabin ;
Il égale, s'il veut, flambeau du ciel Rutule,
L'orateur Cicéron, le poète Catulle ;
Extrême en toute chose, il surpasse, dit-on,
Le pervers Clodius, le vertueux Caton ;
Noble et fier, il salue un esclave en tunique ;
C'est Tarquin, c'est Gracchus, — enfin c'est l'homme unique !
Le reconnaissez-vous ?

CASSIUS
                    Non.

CYTHÉRIS
                                        Vraiment ? Trait pour trait
Cependant je le peins.

CASSIUS
                              Achevez le portrait.
Que fait-il ?

CYTHÉRIS
                    Maintenant ?

CASSIUS
                              Oui.

CYTHÉRIS
                                        Chargé de trophées,
Vainqueur des factions dans ses bras étouffées,
Après avoir soumis trois cents peuples divers,
Huit cents villes, dans Rome enfermé l'univers,
- Sous le vélarium, qui flotte et se déploie
Comme un nuage d'or et de pourpre et de soie,
Il monte au Capitole, où seul, parmi les dieux,
Son colosse d'airain s'élève radieux !
Maintenant, revêtu de l'antique chlamyde,
Maître du Pont-Euxin, de l'Afrique numide,
Et du Nil et du Rhône, — il triomphe à la fois
De Juba, de Pharnace, et du grand chef gaulois.
A présent vous devez, certes, le reconnaître.

CASSIUS
Vous parlez de César ?

CYTHÉRIS
                    Oui.

CASSIUS
                                        Vous croyez peut-être
Que César, quand l'encens fume sur les trépieds,
De son char triomphal va descendre à vos pieds ?

CYTHÉRIS
Je ne crois pas, — j'attends.

CASSIUS
                                        Vrai, l'amour déraisonne.
Lui César, lui qui n'a jamais aimé personne,
César vous aimerait !

CYTHÉRIS
                                        Que de mots superflus !
Je vous dis que je l'aime, et ne dis rien de plus.

CASSIUS
Ainsi donc vous n'avez pas d'autre certitude ?

CYTHÉRIS
J'attends un messager de lui.

CASSIUS
                                        Par habitude,
Je suis fort prévoyant : tandis que nous causions,
J'ai pris, c'est très heureux, quelques précautions.

CYTHÉRIS
Lesquelles, dites-moi ?

CASSIUS
                              Mes gens gardent la rue.

CYTHÉRIS
Et feront-ils encor longtemps le pied de grue ?

CASSIUS
Jusqu'au jour, s'il le faut.

CYTHÉRIS
                              Alors cette maison
Est bloquée ?

CASSIUS
                    Est bloquée.

CYTHÉRIS
                                        Ah ! je suis en prison ?
Hélène, donne-moi ma cithare inactive.
(Elle s'assied.)

CASSIUS
Vous allez chanter ?

CYTHÉRIS
                              Oui, puisque je suis captive !
La soeur de Polynice, esclave chez Créon,
Chantait ; je vais chanter des vers d'Anacréon.
Vous permettez ?
(Hélène lui donne sa cithare.)

CASSIUS
                    Je suis ravi !

CYTHÉRIS
                                        C'est à merveille !
(A Hélène.)
Quelle heure ?

HÉLÈNE
                              Nous entrons dans la deuxième veille.

CYTHÉRIS, chantant

Entends ma lyre qui pleure,
O colombe ! voici l'heure...
Reviens, que ton vol m'effleure :
Mais crains l'ongle du vautour !
Si, dans l'ombre, à quelque frise
Ton aile blanche se brise,
Prends les ailes de la brise.
Prends les ailes de l'amour !

Suis ma lampe de porphyre,
Sa lueur doit te suffire :
Viens, colombe, viens, zéphire !
Annonce-moi le vainqueur.
Que dans la nuit solennelle
J'entende, gloire éternelle !
Aux battements de ton aile
Les battements de son coeur.

CASSIUS
Ces vers sont merveilleux, et vous chantez fort bien ;
Mais que nous disent-ils ?

CYTHÉRIS
                              Sans la réponse, rien.
Je le sais comme vous.

CASSIUS
                              Où donc est la réponse ?

CYTHÉRIS
La réponse, attendez... Ah ! ce bruit nous l'annonce.
(Un battement d'aile se fait entendre dans la draperie. Elle se lève.)
Je ne me trompe pas, la voici.
(Elle va à la fenêtre, et prend une colombe.)

CASSIUS
                                        Dieux d'enfer !

CYTHÉRIS
Vos gens faisaient bien mal le service de l'air !
(Elle détache un billet de l'aile de la colombe, et lit :)

Colombe au joli pied rose,
Pars : l'étoile brille, éclose.
Elle a dit : A la nuit close
Souviens-toi ! Je me souviens,
0 messagère fidèle,
Vole, vole à tire d'aile ;
Et, retournant auprès d'elle,
Annonce-lui que je viens!

Hélène, prends Iris.
(Baisant la colombe.)
                    Va, ma pauvre petite,
Dans ta cage dorée.

HÉLÈNE
                              Oh ! comme elle palpite !

CASSIUS
Cythéris, je vois bien qu'il faut me résigner :
C'est le triomphateur qui sur vous doit régner.
Avouez qu'il me traite en fils de Mithridate ?
Je fuis ! Pourtant j'étais ici premier en date.
Mais qu'importe à César, les dieux en sont témoins,
Une usurpation ou de plus ou de moins ?
— Je suis vaincu.

CYTHÉRIS, bas à Hélène
                    L'a-t-on suivi ?

HÉLÈNE
                                        Cet homme sombre
A l'angle du Vélabre est embusqué dans l'ombre.

CYTHÉRIS
Oui, pour frapper César, vois-tu, c'est trop certain,
Lorsqu'il regagnera d'ici le Palatin.
(Haut.)
Hélène, fais un nid plus moelleux que la mousse
A ma colombe, avec cette écharpe si douce.
— Vous disiez, Cassius... ?

CASSIUS
                              Que je serais jaloux
D'emporter avec moi quelque chose de vous.
Iris, fidèle Iris, gentille messagère,
Donne-moi cette écharpe et soyeuse et légère,
En échange, voici pour t'acheter du mil,
Des lentisques de Corse et des graines du Nil.
(Il donne sa bourse à Hélène, et prend l'écharpe.)

HÉLÈNE
Maîtresse, dites-moi, que dois-je faire ?

CYTHÉRIS
Hélène,
Au seigneur Cassius rends cette bourse pleine.
Le seigneur Cassius, qui nous fait ses adieux,
Te rendra cette écharpe.

CASSIUS
                              Oh ! Cythéris !...

CYTHÉRIS
                                        Bons dieux !
Que voulez-vous, je suis féroce ; c'est mon heure.
Mais revenez demain, et je serai meilleure ;
Car lorsqu'on est heureuse, on est bonne !
(A Hélène.)
                                        Cet or,
Ne crois pas que je veuille, au moins, t'en faire tort,
Hélène ; je suis juste, et te donne en échange
Une perle d'Asie, et tu gagnes au change.

CASSIUS, reprenant sa bourse et la jetant par la fenêtre
C'est bien !

CYTHÉRIS
                    Que faites-vous ?

CASSIUS
                                        Je n'ai jamais repris
Ce que j'avais donné.

CYTHÉRIS
                    Soit !

CASSIUS
                                        Adieu, Cythéris.
(Il sort, et rencontre à la porte César, qui s'enveloppe la tête dans son manteau.)
C'est lui, malheur !

Scène 5
CYTHERIS, CÉSAR, LES FEMMES

CYTHÉRIS
                    Grands dieux ! détournez sa menace ! —
(A César.)
Et vous êtes venu !

CÉSAR
                              Mais, comme de Pharnace,
Pourrai-je dire aussi de vous : Je suis venu,
J'ai vu...

CYTHÉRIS
          N'achevez pas ; le reste est si connu !
Mais, avant toute chose, oh ! que je vous contemple.
Le dieu du Capitole a donc quitté son temple,
Et le triomphateur est mon hôte ce soir !...
Dans cette humble maison daignera-t-il s'asseoir ?
(César s'assied ; elle se met à ses genoux.)

CÉSAR
Que faites-vous donc là ? faut-il que je vous gronde ?

CYTHÉRIS
Je suis à vos genoux, César, comme le monde !

CÉSAR, rejetant son manteau
Vous avez désiré voir le triomphateur,
Dont le plus grand triomphe est à vos pieds.

CYTHÉRIS
Flatteur ! — Mais quelle majesté souveraine, ineffable !...
Hélas ! de Sémélé vous connaissez la fable :
Elle aussi voulut voir Jupiter... Quel trépas !

CÉSAR
Rassurez-vous, ma foudre à moi ne brûle pas.

CYTHÉRIS, contemplant César
Oui, voilà bien la toge éblouissante et peinte ;
Dans la pourpre de Tyr la robe deux fois teinte,
Ta robe, ô Jupiter ! et voilà bien encor
La tunique brodée avec ses palmes d'or !
Voilà bien le laurier sauvage, la couronne
Seule digne du front sacré qu'elle environne !...
Mais ceci, qu'est-ce donc ?

CÉSAR
                              Un talisman bien vieux,
La bulle d'or, qui sert contre les envieux !
Elle a déjà suffi, rayonnant sous ma stole,
Contre ceux qui m'ont vu monter au Capitole ;
Mais de votre maison s'ils me voyaient sortir,
La bulle pourrait-elle encor me garantir ?

CYTHÉRIS
Vénus est votre mère, et, mieux que cette bulle,
Le regard de Vénus garde le fils d'Iule !
— Mais un anneau de fer, à vous, César ?

CÉSAR
                                        Il doit
Remplacer désormais l'anneau d'or à mon doigt.
Depuis cent ans, parmi nos guerriers, entre mille
Trois hommes seulement l'ont porté : Paul Émile,
Pompée, et moi.

CYTHÉRIS
                    Vraiment ?

CÉSAR
                                        C'est l'anneau du soldat.
Il fallait bien que Rome enfin me l'accordât.

CYTHÉRIS
Des bracelets de cuivre ?

CÉSAR
                                        Oui ; c'est la récompense
Qu'aux plus braves soldats un général dispense.

CYTHÉRIS
Mais comment se fait-il que César ? Pardonnez...

CÉSAR
Ce sont mes vétérans qui me les ont donnés.

CYTHÉRIS
César, vous êtes bon, vous êtes grand !

CÉSAR
                                        J'essaie ! -
Où trouver pour ce jour une assez blanche craie,
Ma belle Cythéris ?...

CYTHÉRIS
                                        Oh ! oui, oui, grand et bon !

CÉSAR
La vie a tant de jours que l'on marque au charbon !
Dites-moi, Cythéris, comme j'entrais, un homme
Sortait d'ici ?

CYTHÉRIS
                              Faut-il, César, que je le nomme ?

CÉSAR
Non, je l'ai reconnu ; c'est Cassius.

CYTHÉRIS
                                        C'est lui.

CÉSAR
Alors je l'ai fait fuir ?

CYTHÉRIS
                              Il ne s'est pas enfui ;
C'est moi qui l'ai prié de nous laisser ensemble.

CÉSAR
Il s'occupe de vous ?

CYTHÉRIS
                              Beaucoup trop, ce me semble.

CÉSAR
Il vous aime ?

CYTHÉRIS
                    Il le jure.

CÉSAR
                                        Et vous l'aimez aussi ?

CYTHÉRIS
Si je l'aimais, César serait-il donc ici ?

CÉSAR
C'est juste ; et moi je suis un ingrat lorsque j'ose
Vous dire... Mais, pardon, savez-vous une chose ?

CYTHÉRIS
Laquelle ? vous riez ; laquelle, s'il vous plaît ?

CÉSAR
Cassius ! il sera furieux.

CYTHÉRIS
                                        Non, il l'est !

CÉSAR
Ce pauvre Cassius, c'est cruel, je l'avoue :
Quand nous jouons ensemble, il perd tout ce qu'il joue !
Mon génie a le pas sur le sien, j'en répond.
Il rassemble une flotte un jour dans l'Hellespont,
Vingt galères, je crois : je lui prends ses galères.
Plus tard, voulant donner quelques jeux populaires,
- Je vous parle du temps de ses rébellions, —
Il achète à grands frais cinquante beaux lions.
Ce pauvre Cassius ! — mon navire s'égare...
Et je prends ses lions tout en prenant Mégare.

CYTHÉRIS
Voilà ce qu'on appelle un homme malheureux !

CÉSAR
Ce n'est pas tout, oh non ! — Il devient amoureux,
Amoureux comme un fou, d'une femme si belle,
Qu'elle rendrait pensif un prêtre de Cybèle...
Mais dites, me faut-il poursuivre, ou m'arrêter ?
Triompherai-je encore, et dois-je me vanter
D'avoir sur Cassius, pour couronner l'histoire,
Remporté, Cythéris, une triple victoire ?

CYTHÉRIS
César, le nombre trois, vous savez, plaît aux dieux !

CÉSAR
Vous dites que je puis vous aimer ?

CYTHÉRIS
                                        Je fais mieux,
Je vous aime.

CÉSAR
                    Et pourquoi m'aimez-vous ?

CYTHÉRIS
                                        Pour trois causes.

CÉSAR
D'abord ?

CYTHÉRIS
                    N'êtes-vous pas César ?

CÉSAR
                                        Restent deux choses.

CYTHÉRIS
Je suis Grecque.

CÉSAR
                    On le voit !

CYTHÉRIS
                                        Les dieux nous ont trahis,
César ; et vous aimez la Grèce mon pays.

CÉSAR
C'est tout simple : j'ai fait mes études à Rhode,
Ce jardin lumineux qu'un flot d'écume brode.
Si je vaux quelque chose, île au beau ciel vermeil,
C'est que j'ai dans le coeur un peu de ton soleil !

CYTHÉRIS
Nos villes n'étaient plus que des ruines sombres :
Par vous, Corinthe sort blanche de ses décombres ;
Vous relevez Athène, et, sur le Parthénon,
De Phidias encore on peut lire le nom.

CÉSAR
Ce brave Mummius, bon soldat, chef vulgaire,
Démolissait toujours quand il faisait la guerre.
Sylla, c'est différent, il n'était pas sans art,
Et lisait quelquefois Homère, — par hasard ;
Il aimait les tableaux, les livres, les statues :
Mais il aimait aussi les villes abattues !
César paye une dette, et répare en cela
Les torts de Mummius, le crime de Sylla.

CYTHÉRIS
Oh ! vous êtes un dieu !

CÉSAR
                              Vous, plus qu'une mortelle.
Mais la ville où naquit Cythéris, quelle est-elle ?
Nommez-la ; j'aimerai le fortuné séjour
Où des yeux si charmants ont bu l'azur du jour !

CYTHÉRIS
Je naquis sur les bords de l'Ilissus.

CÉSAR
                                        Beau fleuve,
Où le cygne argenté dans un flot d'or s'abreuve !

CYTHÉRIS
Au pied du mont Hymette.

CÉSAR
                              Oh ! son miel savoureux,
Ce doux miel, ruisselant du sein des chênes creux,
Pouvait seul vous donner cette voix souveraine
Qui pénètre les coeurs mieux qu'un chant de sirène !
Mais reparlons un peu de Cassius.

CYTHÉRIS
                                        Pourquoi ?

CÉSAR
Il doit vous avoir dit un mal affreux de moi ?

CYTHÉRIS
Il m'a dit tout le mal que d'un homme on peut dire...
Que vous n'aviez jamais aimé !

CÉSAR
                                        Voilà médire !
Les méchants ! Savez-vous quel reproche ils me font ?
C'est d'aimer trop !

CYTHÉRIS
                    Vraiment ?

CÉSAR
                                        Mais d'un amour profond !

CYTHÉRIS
Cassius dit pourtant...

CÉSAR
                                        Mauvais propos de Rome !
C'est une calomnie étrange contre un homme
Qui dans sa vie a fait trois guerres par amour.

CYTHÉRIS
Trois guerres ! vous, César ?

CÉSAR
                              Comptons-les tour à tour :
La guerre de Bretagne : une pour Servilie.
Les perles, voyez-vous, c'était là sa folie ;
Et l'océan de l'Inde enviait, disait-on,
Une certaine perle à l'océan breton.

CYTHÉRIS
Ah !

CÉSAR
          La guerre d'Égypte après, pour Cléopâtre :
Deux ! La guerre d'Afrique - oh ! j'étais idolâtre
De la blanche Eunoé, femme d'un noir jaloux :
Trois !... Voyons ! puis-je faire une guerre pour vous ?

CYTHÉRIS
Oh moi ! pour mériter cette gloire infinie,
Suis-je reine d'Égypte ou de Mauritanie ?

CÉSAR
Jeune et belle ! le sceptre est là, dans ces deux mots.
Périclès a bien fait la guerre de Samos,
Cette guerre qui mit en feu toute l'Asie,
Pour un soupir tombé des lèvres d'Aspasie !
Elle avait comme vous la double royauté :
Elle avait la jeunesse, elle avait la beauté !

CYTHÉRIS
Ainsi donc, à vos yeux, me voilà souveraine ?

CÉSAR
Je n'ai jamais connu de plus puissante reine.

CYTHÉRIS
Alors, si j'ordonnais, vous obéiriez ?

CÉSAR
Moi ? Comme un esclave.

CYTHÉRIS
                    Eh bien, César, voici ma loi :
Vous resterez ici.

CÉSAR
                    Vraiment ?

CYTHÉRIS
                                        Je vous l'ordonne.
Qui vous accompagnait chez moi ?

CÉSAR
                                        Chez vous ? Personne.

CYTHÉRIS
Personne ?

CÉSAR
          Ah ! mon bouffon.

CYTHÉRIS
                                        Et... tenez-vous à lui ?

CÉSAR
Un esclave est un homme : on s'en doute aujourd'hui ;
Mais un bouffon...

CYTHÉRIS
                    Alors je le prends.

CÉSAR, riant
                                        Tout de suite !

CYTHÉRIS
Comment le nommez-vous ?

CÉSAR
                              Thersite.

CYTHÉRIS, appelant
                                        Ici, Thersite !

Scène 6
LES PRÉCÉDENTS, THERSITE

THERSITE
Me voilà.

CYTHÉRIS
                    Dites-lui qu'il m'obéisse, à moi.

CÉSAR
Commandez, il sera trop heureux.

THERSITE
                              Je le croi.
Par Momus ! obéir à maîtresse jolie,
Ce n'est point déserter ton service, ô Folie !

CÉSAR
Que dis-tu là ?

THERSITE
                    Faut-il expliquer mon latin ?

CÉSAR
Ah ! drôle !

CYTHÉRIS
                    Va, bouffon, retourne au Palatin ;
Annonce que bientôt l'on reverra ton maître.
Ajoute seulement, et sans le compromettre,
Que si dans un quart d'heure il n'est pas revenu,
On ne s'alarme point. Va, cours.

THERSITE
                                        C'est convenu.

CYTHÉRIS, prenant le manteau de César
Maintenant, ce manteau, mets-le sur tes épaules.

THERSITE, à César
Si tu n'as jamais vu César, vainqueur des Gaules,
Passer, — regarde bien dehors, prends un flambeau,
Et tu seras surpris de te trouver si beau !
(Il sort en chantant : )
Lorsque Bacchus m'enivre,
J'ai le bras, le coeur fort !
Buvons ! boire fait vivre !
Cerbère un jour nous mord :
Je bois pour tomber ivre
Mort !
(Il disparaît dans l'atrium, et la voix diminue.)

CÉSAR
Quel est votre dessein, Cythéris ?

CYTHÉRIS
                                        Ah ! peut-être
Vous direz que je suis cruelle : je dois l'être !
Car il fallait sauver César. Point de milieu !...
Un homme, qu'est-ce donc lorsqu'il s'agit d'un dieu ?

CÉSAR
Vous êtes maintenant, ô ma belle rieuse,
Sombre comme la nuit, et plus mystérieuse !

CYTHÉRIS, tremblante
[Chut ! écoutez !

THERSITE, dans la rue

Le sol poudreux boit l'onde !
L'arbre au vert parasol
Boit le sol !
La mer, sombre et profonde
De l'air fluide et pur
Boit l'azur !
Le soleil, roi du monde,
Plongeant au gouffre amer
Boit la mer !
La lune, pâle et blonde
Boit le rayon vermeil
Du soleil !

CÉSAR
Avec sa voix de muletier,
Ce malheureux va mettre en rumeur le quartier.

CYTHÉRIS, plus troublée
Pardonnez-moi, César ; n'allez pas me maudire !

CÉSAR
Qui, moi? vous pardonner ! ... Mais que voulez-vous dire ?]

CYTHÉRIS, se rapprochant de la fenêtre
Ecoutez !

THERSITE, s'éloignant
Vous que la guerre enivre,
Que l'ambition mord,
Tuez-vous !... J'aime à vivre,
Moi, buveur sans remord,
Qui ne veux tomber qu'ivre
Mort !!!
(Il pousse un cri de douleur. — Bruit d'armes au dehors.)
Ah !

CÉSAR
          Ce cri lamentable et profond !..
Qu'est-ce donc ?

CYTHÉRIS, avec effroi
                    C'est César qui tombe !

CÉSAR
                                        Mon bouffon
Qu'on vient d'assassiner ?

CYTHÉRIS
En place de son maître.

CÉSAR
                              L'assassin, quel est-il ?

CYTHÉRIS
                                        Vous allez le connaître.

CÉSAR
Par Jupiter vengeur ! par les douze grands dieux !
Je jure, moi, qu'on sait miséricordieux,
De punir l'assassin, fût-ce un noble de Rome...
Je comprends maintenant qu'un bouffon est un homme !

CYTHÉRIS
Le coupable, César, bientôt nous le verrons.
Mes six gladiateurs gardaient les environs.
Ils vont nous l'amener ici chargé d'entraves.
Mais tenez, ce sont eux.

Scène 7
LES MÊMES, BYRRHA, DEUX GLADIATEURS

BYRRHA, entraîné par les gladiateurs
                    Six contre un !... sont-ils braves !

UN DES GLADIATEURS
Marche !

BYRRHA
          Eh bien, oui ! j'étais payé ; j'ai fait le coup.
Est-ce donc une chose à surprendre beaucoup
Qu'un homme assassiné, la nuit, dans le Vélabre ?
Et pour cela faut-il voyager en Calabre ?
Je suis à qui me paye, en vrai gladiateur !
Allons, conduisez-moi sans bruit chez le préteur.

CYTHÉRIS
[Qui t'a payé ?

BYRRHA
                    Réponds, toi, ma lame rougie !
Comme les pièces d'or n'ont pas son effigie,
Elles ne pourront point le dénoncer, je crois.

CYTHÉRIS
Mais sais-tu, malheureux, qu'on va te mettre en croix ?

BYRRHA
Vous n'entamerez pas ce coeur, il est de roche !
Chez le préteur !

CÉSAR
                    Attends.

BYRRHA, tressaillant tout à coup
                                        Cette voix...

CÉSAR
Viens, approche.

BYRRHA
                    César !

CÉSAR
                                        Tu voulais donc m'assassiner, Byrrha ?

BYRRHA
César ! assassiner César ! Qui le dira ?

CÉSAR
Quand ton bras a frappé mon bouffon tout à l'heure,
C'est moi que tu croyais frapper.

BYRRHA
                                        Voyez... je pleure !
Qui, moi, frapper César ? César, à qui je dois
La vie ?

CYTHÉRIS
          A César, vous ?

BYRRHA
(Il tombe à genoux.)
                                        Oui ! Le glaive à mes doigts
Échappait ; oui, sanglant et la face bleuâtre,
Aux acclamations du morne amphithéâtre,
Sous le genou pesant qui m'écrasait, tordu,
J'abandonnais au fer mon cou déjà tendu ;
Et César me sauva de l'arène fatale !
Et César eut pitié, quand la grande Vestale
Défendait de me plaindre et de me secourir,
Et, le pouce incliné, m'ordonnait de mourir !
(Il se relève.)
Moi, moi frapper César ! Avant de m'y résoudre,
Je crierais : Jupiter, réduis ce bras en poudre !

CÉSAR, à Cythéris
Voyez ! l'ingratitude au moins n'est pas son fait.
Les hommes ne sont pas si méchants qu'on les fait.
Regardez cette larme au bord de sa paupière !...
Une fleur quelquefois germe donc sur la pierre !

BYRRHA
Celui qui m'a payé le meurtre de ce soir,
Est-ce là, Julius, ce que tu veux savoir ?

CYTHÉRIS
Oui.

CÉSAR
          Byrrha, pas encor.
(Aux gladiateurs.)
                              Tout ce que nécessite
L'état de mon bouffon, de mon pauvre Thersite,
Faites-le, vous.

UN GLADIATEUR
                    C'est fait. Il n'était que blessé :
Deux des nôtres l'ont pris dans la rue, et laissé
Chez le médecin grec qui près d'ici demeure.

CÉSAR
Bien.
(Il leur fait signe de sortir.)

Scène 8
LES MÊMES, MOINS LES GLADIATEURS

BYRRHA
          Voulez-vous savoir ?

CÉSAR
                              Rien.

BYRRHA
                                        Avant que je meure ?

CÉSAR
Non, rien. Certains secrets, mieux vaut les ignorer.

CYTHÉRIS
Certains secrets, César, mieux vaut les pénétrer !
(A Byrrha.)
Qu'au vrai coupable seul tout le crime appartienne.
Montre à César la main qui fit agir la tienne.

BYRRHA
C'est Cassius ! lui seul a dirigé mes coups.

CÉSAR
Cassius ?

BYRRHA
          Oui.

CYTHÉRIS
                              César.. eh bien ! qu'en dites-vous ?

CÉSAR
J'eus des torts envers lui, je l'avouerai sans peine :
Il réclamait l'honneur de la préture urbaine,
Et moi je l'ai donnée à Brutus aujourd'hui.
Brutus la méritait peut-être moins que lui.
— Attends, Byrrha.
(Il prend ses tablettes, et écrit.) (Lisant :)
                    « Malgré toute candidature,
Je donne à Cassius la seconde préture,
Celle des étrangers, qui, j'espère, lui plaît
Non moins que la préture urbaine, qu'il voulait. »
(Donnant à Byrrha ses tablettes.)
Va, porte à Cassius...

BYRRHA
                              Mais moi ?

CÉSAR
                                        Je te fais grâce!
Au palais de César que Byrrha prenne place.
César aime les coeurs reconnaissants.

BYRRHA
                                        César,
Écoute ! si jamais il te faut par hasard
Un homme de courage, au dévouement insigne,
Et pour toi toujours prêt à mourir, fais un signe ;
Et du roc Tarpéien ton esclave Byrrha
Sur des piques de fer se précipitera !
(Il sort.)

Scène 9
CÉSAR, CYTHÉRIS, à genoux

CÉSAR
Ma belle Cythéris, que faites-vous encore ?

CYTHÉRIS
Je ne t'admire plus comme un homme ; j'adore
Jupiter immortel, qui, le front radieux,
Du ciel est descendu miséricordieux !

CÉSAR
Jupiter ! c'est ainsi parfois qu'on me surnomme ;
Mais vous verrez bientôt que je ne suis qu'un homme.

CYTHÉRIS
Pourquoi cela, César ?

CÉSAR
                                        Parce que cette nuit,
Dont l'azur étoilé moins que vos yeux reluit,
Ne sera point, hélas ! plus longue que les autres.
La nuit d'Amphitryon égala trois des nôtres !

CYTHÉRIS
César, ce que je veux de toi, ce que j'attend,
Ce n'est pas une nuit, c'est une heure, un instant,
Pourvu qu'en cet instant de volupté suprême
Ton coeur dise à mon coeur : O Cythéris, je t'aime !

CÉSAR
Je t'aime, ô Cythéris ! Et maintenant dis-moi,
Que veux-tu, cher amour ? ton désir est ma loi.
Demande, et pour deux mots pleins d'une ivresse étrange,
Pour ces deux mots : César, je t'aime ! — doux échange !
Par ma mère Vénus qui nous ouvre les bras,
Je te donne, choisis, tout ce que tu voudras !

CYTHÉRIS
Donne-moi ce laurier, pour que ma main l'effeuille
Bien rarement, j'espère, et t'envoie une feuille
Qui vienne t'avertir, courrier muet et prompt,
Chaque fois qu'un danger planera sur ton front.

CÉSAR
Ce laurier ?

CYTHÉRIS
                    N'est-ce pas un signe de victoire ?

CÉSAR
Oui, Cythéris : eh bien ?

CYTHÉRIS
                              Eh bien ! c'est là ma gloire.
Je veux qu'on dise un jour à l'univers surpris :
Quand César triomphait du monde, Cythéris,
La pauvre enfant d'Athène, a, dans ce jour-là même,
Triomphé de César.

CÉSAR, lui donnant sa couronne de laurier
                              On le dira.

CYTHÉRIS
                                        Je t'aime !



Texte numérisé en mode texte par Agnès Vinas à partir d'un exemplaire personnel et mis en ligne le 4/4/2009. Les internautes qui désirent l'emprunter sont priés d'en mentionner explicitement la provenance. Cette disposition s'applique en particulier à tous les contributeurs de Wikisource.


  Scène 2