Acte IV - Le Palatin

Acte III Acte V

Même décoration qu'au deuxième acte.


Scène 1
OCTAVE, LES ESCLAVES DU PALAIS

(La portière du fond s'ouvre, et Octave, introduit par des esclaves, descend les marches de la galerie.)

OCTAVE, aux esclaves
J'attends César.
(Les esclaves s'inclinent et sortent.)

Scène 2
OCTAVE, seul, après un instant de silence

                    J'ai vu Cassius tout à l'heure
Écrire au pied d'un bronze antique : « Rome pleure !
Dans Rome tout est mort, et courage et vertus !
Ah ! si Brutus vivait ! — Non, tu n'es pas Brutus !»
L'énigme est transparente au moins... On la devine.
(Quelques moments de silence méditatif.)
Longtemps encore avant ma naissance divine,
La foudre sillonna, messagère des cieux,
La maison où, plus tard, devaient s'ouvrir mes yeux.
Neuf mois avant mon jour natal, ma noble mère,
Que d'un fils glorieux tourmentait la chimère,
Au temple d'Apollon rêva, le fait est sûr,
Qu'un serpent l'étreignait dans ses replis d'azur.
Quatre ans après, mon père, aux éclats de la foudre,
Crut me voir, à travers un tourbillon de poudre,
Dans un char qu'emportaient douze coursiers de feu,
Plus grand que les mortels, rayonnant comme un dieu ! ...
Lorsque j'avais six ans, dans un banquet de fête,
Un aigle au vol bruyant s'abattit sur ma tête ;
Et, m'arrachant mon pain, l'oiseau de Jupiter
Sans me faire aucun mal remonta dans l'éther.
Arrivé ce matin, je me trouvais à peine
Sous les vieux aqueducs de la porte Capène,
Quand soudain l'arc d'Iris, à l'horizon vermeil,
Ainsi qu'un diadème entoura le soleil ;
Et, tel que Romulus, je vis, royal augure !
Planer douze vautours à l'immense envergure.
- Cléopâtre est ici... qu'importe ?... j'y suis, moi !
Octave, Jupiter le veut, tu seras roi !

Scène 3
CÉSAR, OCTAVE

CÉSAR
Tu viens à Rome, toi, de qui César est l'hôte,
Comme un de ces neveux de Térence et de Plaute !
Par bonheur ma police a l'oeil toujours ouvert ;
Sans quoi, jamais César ne t'aurait découvert.

OCTAVE
L'affaire qui m'amène est grave !

CÉSAR, riant
                                        Oh ! bagatelle !

OCTAVE
Cléopâtre a quitté l'Egypte !

CÉSAR
                                        Où donc est-elle ?

OCTAVE
A Rome.

CÉSAR
          A Rome ?

OCTAVE
                    Oui.

CÉSAR
                              Tu crois ?

OCTAVE
                                        J'en suis certain !
Elle doit se cacher tout près du Palatin.
Quand son navire entrait dans la mer d'Ionie,
L'ouragan l'a poussé devant Apollonie.
Moi, je l'ai reconnue, et j'ai suivi ses pas...
Sans d'importants desseins, je ne comprendrais pas
Qu'une reine eût quitté son royaume...

CÉSAR
                                        Oh ! sans doute !
A ton avis, quel est son dessein ? Je l'écoute.

OCTAVE
Vous aviez fait, je crois, mon oncle, un testament
En faveur de son fils Césarion ?

CÉSAR
                                                  Comment ?
Ne suis-je déjà plus qu'un peu de cendre, une ombre ?

OCTAVE
Vous vivrez de longs jours encor, des jours sans nombre !

CÉSAR
Tu l'espères ?...

OCTAVE
                    Enfin, Cléopâtre est ici...
Défiez-vous, seigneur.

CÉSAR
                              Cher Octave, merci.
(Une porte s'entr'ouvre ; la tête de Cléopâtre paraît.)

Scène 4
LES MÊMES, CLÉOPATRE, voilée



CLÉOPÂTRE
César ! César !

CÉSAR, allant à elle
.                     Eh bien ? pourquoi ce trouble ?

CLÉOPÂTRE
                                                  Octave,
Est à Rome !

CÉSAR
                    Vraiment ?

CLÉOPÂTRE
                              J'en suis sûre !

CÉSAR
                                        C'est grave !

CLÉOPÂTRE
C'est très inquiétant ! Ce voyage furtif
Cache, à n'en point douter, un sérieux motif.

CÉSAR
Et, selon vous, quel est le motif qui l'entraîne
Si loin d'Apollonie ? Est-ce ma belle reine ?

CLÉOPÂTRE, riant
Oh ! — N'aviez-vous pas fait d'abord en sa faveur
Un testament ?

CÉSAR
                    Eh bien ? par Jupiter sauveur !
Pour qu'il accoure ainsi dévorer ma dépouille,
La Parque a-t-elle usé le fil de ma quenouille ?

CLÉOPÂTRE
Non ; mais défiez-vous : c'est un coeur ténébreux !

CÉSAR
Bah ! je lis couramment dans les livres hébreux !

CLÉOPÂTRE
Ce retour m'épouvante enfin... Rien ne l'explique.

CÉSAR
Cléopâtre, les soins de la chose publique
Absorbent tout mon temps. Octave est fort subtil !
Veillez sur lui.

CLÉOPÂTRE
                    D'accord. Mais où se cache-t-il ? —
César, vous me quittez ?

CÉSAR, allant à Octave
                              Non, je reviens. — Octave,
Tu dis vrai : Cléopâtre à Rome, c'est fort grave !

OCTAVE
Le péril de César avant tout m'a frappé.

CÉSAR
Oui. Malheureusement je suis fort occupé.
Il faut donc qu'à ma place un ami la surveille.
T'en chargerais-tu bien ?

OCTAVE
                              Moi, mon oncle ? à merveille !
Mais où la trouver ? Rome est grande !

CÉSAR
                                        Attends un peu.-
(Allant à Cléopâtre.)
Reine, je vous présente Octave, mon neveu.
(Il la quitte, va prendre Octave par la main, et le conduit vers Cléopâtre.)
Toi, qui de la beauté fus toujours idolâtre,
(Soulevant le voile de Cléopâtre.)
Tu vas souper avec la reine Cléopâtre,
Octave.

OCTAVE ET CLÉOPATRE, stupéfiés
                    Ah !

CÉSAR, à part
                              L'oiseleur est pris dans ses filets.
(Bas, à Cléopâtre.)
Octave logera près de vous au palais :
(Bas, à Octave.)
Vous êtes son gardien. — Il faut que je la tienne
Dans la chambre secrète en face de la tienne,
Afin que tes regards la suivent, plus aigus.
Plus vigilants que ceux du fabuleux Argus.

OCTAVE, bas, à César
Oh! mes yeux la suivront, je puis vous le promettre.
(Haut, à Cléopâtre.)
La déesse du Nil veut-elle me permettre
De lui baiser la main, adorateur soumis ?

CLÉOPÂTRE
Le neveu de César, à qui seul est promis
Un destin que nul autre en ce monde n'efface,
Au banquet près de moi veut-il bien prendre place ?

CÉSAR
Un convive nous manque.

CLÉOPÂTRE
                              Antoine ?...

Scène 5
LES MÊMES, ANTOINE, BYRRHA, au fond du théâtre



CÉSAR, à Antoine, qui entre
                                        Arrive donc !
On n'attend plus que toi.

ANTOINE, à Cléopâtre
                              Belle reine, pardon !
(Reconnaissant Octave.)
C'est Octave ?...

OCTAVE, s'inclinant
                    Seigneur...

ANTOINE
                              Agréable surprise ! (A part.)
Mon amoureux, tu viens trop tard ; la place est prise.

CÉSAR
(Bas.) Amis, à table ! - Il faut que tout soit éclairci.
(Il fait signe à Byrrha, qui s'approche.)

BYRRHA
Maître ?

CÉSAR
          Tu sais, Byrrha ? viens dans une heure ici.

(Pendant que César parle à Byrrha, une grande porte s'ouvre à la droite du spectateur. Une table, couverte d'étoffes splendides et chargée des mets les plus rares, glisse doucement par cette porte jusqu'au milieu du théâtre. La draperie du fond s'écarte, et de jeunes coryphées richement vêtus, des joueurs de lyre et de harpe, viennent se grouper sur les marches, tandis que des esclaves noirs allument les candélabres et apportent le trépied où brûlent les parfums. Daphnis est debout près du trépied, une cithare à la main. Les quatre convives prennent place sur les lits du festin. On leur distribue les couronnes de myrte et de roses. — Symphonie. — Le souper commence.)

Scène 6
CÉSAR, CLÉOPATRE, ANTOINE, OCTAVE, couronnés de fleurs.
DAPHNIS, ESCLAVES, CORYPHÉES, ETC

DAPHNIS
(Il dit ces vers en s'accompagnant de la cithare.)

Il me semble égal aux dieux
Radieux,
Celui que ton souffle enivre :
Qui sur ta lèvre de miel,
Fleur du ciel,
Boit l'amour qui seul fait vivre !
D'où vient donc, quand je te vois,
Que ma voix,
Faible, expire en plaintes vaines ;
Qu'un feu trouble ma raison,
Doux poison
Qui brûle et court dans mes veines ?
Une ombre voile mes yeux ;
Jusqu'aux cieux
L'âme un instant m'est ravie !
Mon front, comme un lis fauché,
Dort penché !
C'est la mort!... Non, — c'est la vie !

(Un coup de tonnerre se fait entendre.)

CÉSAR
(Il lève sa coupe.)
Laissons parler les dieux. A Jupiter qui tonne !

ANTOINE
Par mon aïeul Hercule ! un tel fracas m'étonne.
Quoi ! le givre de mars voile encor les coteaux,
Et Vulcain fait déjà travailler ses marteaux ?
Lorsque la Canicule est dans toute sa rage,
On n'entend point gronder aux cieux pareil orage.

OCTAVE
Laissons l'orage ardent tourbillonner dans l'air :
Que nous importe à nous et la pluie et l'éclair ?
Moi, je suis de l'avis du poète Lucrèce :
J'aime voir du rivage un navire en détresse ;
J'aime, quand l'ouragan bouleverse les flots,
Entendre, sans péril, les cris des matelots,
Et contempler de loin le naufrage d'un autre...
Un naufrage est si beau quand ce n'est pas le nôtre !

CÉSAR
Octave, n'en déplaise au poète romain,
La nature a fait tendre et bon le cœur humain,
Puisqu'elle nous donna les pleurs, don plein de charmes :
C'est la meilleure part de nous-mêmes, les larmes !

CLÉOPÂTRE
César pense autrement qu'Octave : aussi met-il
Toute sa volupté dans son propre péril.
C'est par une tempête encor plus effrayante,
Que César, affrontant la vague tournoyante,
Sous le vent furieux qui tordait son manteau,
Descendit l'Anius dans un frêle bateau,
Et dit au nautonier pâle, invoquant Neptune :
« Ne crains rien ; tu conduis César et sa fortune !»
Eh bien ! dans cet esquif, pilote aventureux,
César était plus fier, Octave, et plus heureux
Que vous, dont l'égoïsme, aux doux vins de la Grèce,
Mêle, comme un nectar, les beaux vers de Lucrèce.

ANTOINE
Plus fier, je le croirais ; mais plus heureux, non pas.

CLÉOPÂTRE
Le danger pour César eut toujours tant d'appas !

CÉSAR
Non : je l'accueille bien quand Jupiter l'amène ;
Voilà tout ! — Le danger ressemble au phénomène
Qu'on appelle mirage en vos brûlants déserts :
Approche-t-on ? il fuit, disparu dans les airs.

CLÉOPÂTRE
Quoi ! César n'a donc point, malgré la date ancienne,
Perdu ton souvenir, ô terre égyptienne ?

CÉSAR
Non, par les doux flambeaux des mystères d'Isis !
L'Égypte est le pays des fraîches oasis,
Belle reine, et j'y pense encore avec envie ;
Car c'est une oasis au milieu de ma vie !

CLÉOPÂTRE, à Antoine
Si l'Égypte vous plaît, je tiens à le savoir.

ANTOINE
Oui ; mais c'est avec vous que je voudrais la voir !

CLÉOPÂTRE, lui tendant la main
Qui sait ? Peut-être un jour la ville d'Alexandre
A ses pieds de granit pourra nous voir descendre.
Vantez Rome et le Tibre, orgueil des champs latins ;
Vantez l'azur profond des cieux napolitains !...
Tout cela ne vaut point ma noble Alexandrie,
Qu'un fleuve amoureux presse avec idolâtrie ;
Mon lac immense et pur, dont l'aile du zéphyr
Ose à peine effleurer le tranquille saphir,
Où brillent comme au ciel des millions d'étoiles
Que la nuit d'Orient brode à ses riches voiles !
[Je ne vous parle pas de ces Nécropolis
Où quatorze mille ans dorment ensevelis,
De ces grandes cités, plus sombres que l'Érèbe ;
Des énormes débris de Memphis et de Thèbe,
Sur qui roulé, étendu par le souffle des vents,
Le sable, épais linceul aux plis toujours mouvants.
Des mornes Pharaons que m'importe la cendre ?
Ce que j'aime, c'est toi, beau rêve d'Alexandre !
Toi que sa main bâtit de marbre oriental,
Pour faire à son colosse un digne piédestal ;
Toi, ville de l'amour, jeune soeur de Canope,
Toi que jalousent Rome, Athène et Parthénope !]
- César, vous qu'un instant mon palais abrita,
Racontez-leur ces nuits sereines du Delta ;
Combien de fois tous deux, rêveurs, nous égarâmes
Sur le Nil, où plongeaient d'harmonieuses rames,
Notre barque aux flancs d'or, au gouvernail d'argent,
Que des voiles de soie au doux reflet changeant,
Comme un oiseau de pourpre, un beau phénicoptère,
Emportaient, rayonnant dans l'ombre et le mystère !
Ah ! que d'autres, César, boivent à l'avenir !
Nous, buvons au passé ! buvons au souvenir !
(Symphonie).

DAPHNIS
[Anacréon, qu'un vin joyeux t'arrose !
Ton front de neige a besoin de la rose...

CÉSAR, l'interrompant
Toujours la Grèce ! Rome a ses Anacréons.
Romains, chantons aussi les vers que nous créons.
Change de rythme, enfant à la voix argentine,
Et mêle aux fiers accords de la lyre latine
Quelques vers d'un poète, humble fils d'affranchi,
Qui, jeune, atteint déjà Lucrèce au front blanchi.
Amoureux du génie et de la forme antique,
Il étudie encore Homère dans l'Attique ;
Et parfois la cithare, où prélude sa main,
D'Athènes vers le Tibre exhale un chant romain,
Qui, fait pour célébrer les deux fils de Tyndare,
Sonne comme la voix d'Alcée et de Pindare !
Je veux parler d'Horace, enfant déjà connu :
Dis-nous son dernier chant de la Grèce venu ?]
(Symphonie.)

DAPHNIS
Souviens-toi, quand du Sort le courroux t'importune,
De conserver une âme égale pour souffrir ;
Point d'orgueil insolent dans l'heureuse fortune.
O Dellius !... Tu dois mourir.

Que ta vie ait passé, mélancolique et terne ;
Ou que, les jours de fête, en un verger bien clos,
Couché sur le gazon, l'amour et le Falerne
T'aient versé le bonheur à flots ! —

Fais apporter les vins, les parfums, et les roses
Éphémères, hélas ! mais pleines de douceurs !
Profite : n'attends pas l'âge aux regrets moroses.
Et les noirs ciseaux des trois Soeurs !

ANTOINE
Ceci n'est pas fort gai.

OCTAVE
                              C'est triste et magnifique !

CLÉOPÂTRE
Platon même n'a rien de plus philosophique.

ANTOINE
C'est vieux comme Saturne ! ... On dit que nous devons
Mourir un jour ou l'autre : eh bien, nous le savons !

OCTAVE
Un devin nous dirait quand notre heure dernière
Viendra.

ANTOINE
                    Oui.

CÉSAR
                              Nous mourrons. Mais de quelle manière ?

CLÉOPÂTRE
L'important, selon moi, c'est de ne pas souffrir.

CÉSAR
Voyons, amis ! comment chacun veut-il mourir ?

OCTAVE
La vie est un théâtre ; et moi, sur ma parole,
J'en veux sortir bien tard, ayant joué mon rôle
Comme un habile acteur, qui, jusqu'au dénoûment,
A vécu, pour mourir dans l'applaudissement.

ANTOINE
Tu veux autant de jours dans ta carrière pleine
Qu'on voit de blonds épis ondoyant dans la plaine ?
C'est mourir par lambeaux, mourir comme un vieillard,
Comme un ardent soleil qui meurt dans le brouillard !..
Tu n'y songes donc pas, Octave ? les années,
Sans amour, ne sont plus que des roses fanées !
On crie à Jupiter : « Donne-moi de longs jours ! »
Heureux ou malheureux, c'est notre voeu toujours.
Mais, trompant les ciseaux de la Parque jalouse,
Il faut mener le deuil d'un frère ou d'une épouse,
Vieillir environné de lugubres flambeaux,
Donner tout ce qu'on aime aux urnes des tombeaux !
Non. Je veux, jeune encore, un sépulcre à ma taille !
Je n'en vois qu'un, ami : c'est le champ de bataille ;
Je veux, l'épée au poing, d'une armure vêtu,
Mourir debout, là même où j'aurai combattu !
Mais non, je veux plutôt, félicité suprême,
Expirer dans les bras de la femme que j'aime !
Je veux, quand sur mon front l'ombre viendra peser,
Que mon dernier soupir soit un dernier baiser !

CLÉOPÂTRE
Survivre à la beauté, survivre à la jeunesse,
C'est affreux ! Morte, il faut que l'on me reconnaisse :
J'aurais trop de chagrin si la postérité,
En ouvrant mon cercueil, doutait de ma beauté !
Comme on doit tout prévoir dans le temps où nous sommes,
Moi, qui suis du pays où les dieux et les hommes
Ont fait la mort rapide et le poison subtil,
Je tiens mon existence en ma main, léger fil !
Et lorsque je voudrai que cette main le coupe,
Je n'aurai qu'à vider ma bague dans ma coupe.
L'oeil se ferme, on s'endort, mais plus de rêve !.. Ou bien
Je dirai, souriante, à quelque Nubien,
De m'apporter, le soir, au fond d'une corbeille,
Un aspic, dans les fleurs caché comme une abeille.

ANTOINE, à César
Ton avis est le seul qu'on n'ait pas entendu ?

CÉSAR
Le trépas le meilleur, c'est le moins attendu ;
Celui qui fond sur nous comme l'ouragan tombe,
Et qui nous jette encor tout vivants dans la tombe ;
Celui qui nous arrache aux labeurs du chemin ;
Celui qu'au roi César on promet pour demain !

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Pour demain !

OCTAVE
                    Quoi ! vraiment, craignez-vous quelque chose ?

CÉSAR
Moi, non, j'espère : heureux l'homme qui se repose !
Heureux qui tombe, aux yeux de la postérité,
Du haut de sa fortune à l'immortalité !
[Oh ! que la mort me prenne, et dans ses bras m'endorme
Au milieu des projets immenses que je forme ;
Quand la force bouillonne encore dans mon sang,
Quand mon esprit est ferme et mon regard puissant ;
Quand les dieux, las d'avoir sur une seule tête
Versé tant de rayons sans aucune tempête,
Vont peut-être changer, me laissant triste et vieux,
Mon été plein de flamme en hiver pluvieux !]
(Tonnerre, éclairs.)
Que la mort vienne donc ! Antoine, tout à l'heure
Tu l'as dit : Plus la vie est longue, plus on pleure !
- Pompée à Mithridate, hélas ! n'a survécu
Que pour tomber, le front dans sa toge, et vaincu !

CLÉOPÂTRE
La conversation prend des teintes moroses :
C'est étrange ! parmi les coupes et les roses !

CÉSAR
[Est-ce que vos aïeux les Grecs ne faisaient pas
Apporter un squelette au milieu des repas ?
La Grèce fut toujours, elle s'en glorifie,
Le temple harmonieux de la philosophie.]
(Entre Byrrha.)

BYRRHA
Seigneur !

CÉSAR
          Eh bien ?

BYRRHA, lui remettant un billet
                    Lisez.

CÉSAR, après avoir lu
                                        Je ne suis pas de ceux
Qui, mollement couchés sur des lits paresseux,
Peuvent, ô mes amis, dire avec le poète :
A demain le travail, mais aujourd'hui la fête !
Pour César dictateur, dans le banquet vermeil
La nuit est soucieuse, et n'a point de sommeil :
Le pilote sur tous doit veiller comme un père !
— Je vous quitte, il le faut : pour un moment, j'espère.
Mais comme je pourrais tarder jusqu'au matin,
(A Antoine.)
Je te fais, à ma place, ami, roi du festin,
Et te donne, s'il plaît à notre souveraine,
Tous les droits de César.
(A Cléopâtre.)
                              Votre main, belle reine !
Il sort avec Byrrha.)

Scène 7
LES MÉMES, EXCEPTÉ CESAR ET BYRRHA

ANTOINE
Comme Sennachérib, fils de Salmanazar,
Je suis roi !
(A Cléopâtre.)
                    Vous savez, j'ai les droits de César ?...

OCTAVE
Vous êtes un guerrier des plus fameux, Antoine !
Vaillant comme jadis le roi de Macédoine ;
Et moi, je ne suis rien qu'un chétif écolier
Qui des rhéteurs secoue à peine le collier ;
Pauvre esclave, affranchi d'hier par la baguette,
Et qui tremble toujours qu'un maître ne le guette.
Mais, je vous en préviens sans détour et sans art,
Dans la succession de mon oncle César,
Qui, j'espère, verra naître encor bien des roses,
Je vous disputerai, parmi certaines choses,
L'influence qu'il a sur l'Égypte aujourd'hui,
Et que je veux avoir sans partage après lui.

ANTOINE
Eh bien ! nous combattrons : c'est affaire au plus brave !
Et les dieux, entre nous, décideront, Octave.

CLÉOPÂTRE
En attendant, buvez aux lettres de mon nom !

ANTOINE
A la reine d'Égypte ! à Cléopâtre !

CLÉOPÂTRE
                                                  Non.
Je ne suis point ici la reine égyptienne,
Mais la nymphe du Nil : chaque fleuve a la sienne.
Que le vin de Lesbos, dans l'amphore vieilli,
Coule donc pour la main qui naguère a cueilli,
Sur la plage embaumée où le Nil se découpe,
Ces fleurs, qui de mon front tombent dans votre coupe !

ANTOINE
Lotus veut dire oubli ; mais je dois prévenir
Ma nymphe, que je veux un jour me souvenir !...
(Il tend sa coupe à l'oenophore; mais Cléopâtre prend une aiguière sur la table, et verse elle-même.)

OCTAVE, à part
Lotus veut dire oubli ? non : sommeil !... Je devine.
(Il vide sa coupe à terre, puis la levant :)
A la nymphe du Nil, dont la source est divine !

CLÉOPÂTRE, levant sa coupe
Au neveu de César ! —A votre royauté,
Noble Antoine !

ANTOINE
                    A la vôtre, ô nymphe ! à la beauté !

CLÉOPÂTRE, à part
(Haut.)
Ils ont bu.— Quand César nous parlait tout à l'heure,
Son front, morne et voilé, souriait comme on pleure.
Qu'est-ce donc ?

ANTOINE
                    Les festins l'ont toujours fatigué.
Tous ces grands buveurs d'eau n'ont jamais le vin gai.

OCTAVE
Et puis on le fait roi demain : c'est chose grave.

ANTOINE, passant une main sur son front
Mais ne voyez-vous pas comme un nuage, Octave ?
Moi, je sens mon cerveau nager dans la vapeur :
C'est comme un doigt de plomb sur mes yeux... Vrai ! j'ai peur...

OCTAVE
Depuis quelques moments à Pluton je me voue :
Mon front est lourd, brûlant ; et puisque Antoine avoue...

CLÉOPÂTRE, riant
Craignez-vous en dormant le sort d'Endymion ?
Je ne suis pas Phoebé.
(A une esclave nubienne.)
                              Ma lyre, Charmion.
(Charmion s'approche avec une harpe égyptienne.)

CLÉOPÂTRE, chantant

Mère des hommes et des dieux,
0 principe de toutes choses,
Qui fais éclore, dans les cieux
Spacieux,
Les étoiles comme des roses !

0 déesse du bon conseil,
Nuit, qui régnais avant Saturne
Toi qui baises le front vermeil
Du sommeil,
Bercé dans ton vol taciturne !

Comme les grappes au pressoir,
Tords les pavots lourds de Morphée
Sur le pâtre qui, vers le soir,
Vient s'asseoir,
L'oreille ouverte aux chants d'Orphée !

(Pendant ce chant, Antoine s'est endormi, et Octave fait semblant de dormir. Sur un signe de Cléopâtre, tout le monde, excepté Charmion, s'est retiré. Les candélabres s'éteignent, et la flamme bleuâtre du trépied éclaire seule la scène.)

CLÉOPÂTRE
Bien ! sur leurs yeux Morphée a mis son noir bandeau.
(A Charmion.)
Ne laisse entrer personne, et ferme ce rideau.
(Elle se lève, regarde autour d'elle, va à Antoine, détache la clef de son cou, ouvre l'armoire secrète, en tire le testament et le décachète.) (Lisant, à la flamme du trépied.)
Ah ! Brutus, l'héritier de César !... Nuit profonde,
(Brûlant le testament.)
Ne dis pas à Brutus que je lui vole un monde !...
(Pendant que le testament brûle, le rideau du fond s'entr'ouvre, et César paraît un moment, le visage pâle et triste. — Cléopâtre tire de son sein le testament que César avait fait pour Césarion, et le substitue à l'autre ; puis elle va remettre la clef au cou d'Antoine. — Tonnerre, éclairs.)
Sois neutre, ô Jupiter, qui promènes le bruit !
Et je n'aurai pas fait un voyage sans fruit !
(Elle sort, emmenant Charmion.)

Scène 8
OCTAVE, ANTOINE, endormi



OCTAVE, soulevant doucement la tête, et regardant s'éloigner Cléopâtre
Cléopâtre avec moi veut donc lutter d'adresse ?...
Bien. Parfois le chasseur tombe au piège qu'il dresse.
Octave, l'écolier, accepte tes défis,
Insidieuse enfant d'Athène et de Memphis !
(Il se lève, prend la clef au cou d'Antoine, rouvre l'armoire secrète, et en tire le testament que vient d'y mettre Cléopâtre. — Lisant ce testament.)
Qui ! lui Césarion hériterait du monde ?...
Non. Un rameau semblable est de ceux qu'on émonde !
(Tandis qu'il brûle le testament au trépied, la draperie s'entrouvre de nouveau, et laisse voir la tête de César.)
Belle Circé du Nil, souhaite que plus tard
Je consente à laisser l'Égypte à ce bâtard !
— Pendant que le ciel tremble au vol de la tempête,
Ce voeu de Cléopâtre, ici, je le répète :
Sois neutre, ô Jupiter dont la main rouge luit !
Sois neutre, et mon voyage aura porté son fruit !
(Il remet la chaîne d'or au cou d'Antoine.)
J'ai gagné !
(Il frappe dans ses mains. — Aux esclaves qui entrent.)
                    D'ordinaire, après la sixième heure,
La nuit, au Palatin Marc-Antoine demeure ?

LE CHEF DES ESCLAVES
Oui.

OCTAVE
          Portez-le sans bruit à son appartement.
Si le noble César rentrait dans un moment,
Vous diriez que le roi du festin et la reine
Ont quitté, les premiers, cette joyeuse arène.
Enfin s'il demandait Octave, par hasard,
Octave est dans sa chambre, aux ordres de César.
(Il sort par la gauche, et, avant qu'il ait quitté la scène, le rideau du fond s'ouvre, et César demeure quelques instants sur le haut des marches, immobile et morne.)

Scène 9
CÉSAR, seul

(Il descend lentement les marches.)
Rois, puissants de la terre, oh ! quel sort est le nôtre !
C'est pour me voir mourir qu'ils venaient l'un et l'autre !
Mais comment Cléopâtre a-t-elle pénétré
Un secret qu'à toi seul, Antoine, j'ai livré ?
Dans ce coffre blottie, elle entendait, je pense...
Allons, de faire un choix Jupiter me dispense.
— Brutus ! Brutus ! hélas, quel espoir j'ai perdu !
Moi qui t'ai vainement jusqu'au soir attendu...
Sous le monde penchant lorsque ma tête plie,
Oh ! quelle oeuvre à nous deux nous aurions accomplie !
Sans doute elle pesait trop pour des bras humains,
Et l'énorme colosse est tombé de tes mains !
Mais pour le ramasser quelqu'un déjà se courbe...
C'est Octave ! — Dieux bons, si la ruse et la fourbe
Suppléaient au génie, un semblable héritier
Empêcherait César de mourir tout entier !
Voilà comme toujours la gloire humaine expire ;
C'est faute d'une main que s'écroule un empire !
— Qu'est-il resté de vous, ô géants ! vieux Rhamsès,
Cyrus, Sardanapale, Alexandre, Xerxès !...
Avoir, dur travailleur que la sueur inonde,
Fait une gerbe, avec tous les peuples du monde ;
Avoir au-dessus d'eux, comme un soleil plus beau,
Civilisation, secoué ton flambeau,
Pour fonder, se courbant sous des labeurs sans trêve,
L'empire universel que tout grand homme rêve ;
Avoir amoncelé tant de marbre ! et sentir
Qu'avec le fondateur tout va s'anéantir !...
Dieux cléments ! et laisser la terre encore esclave,
L'ébauche de mon oeuvre immense aux mains d'Octave !
Je ne le voulais pas ; mais il le faut, Brutus !
Ses vices feront moins de mal que tes vertus !...
Mais d'où part cette voix, lamentable harmonie ?
On vient en m'appelant.

CALPURNIE, au loin
                              César !

CÉSAR
                                        C'est Calpurnie.

CALPURNIE
César !

CÉSAR
          Vous m'appelez ?

CALPURNIE
                              César !

Scène 10
CESAR, CALPURNIE, les vêtements en désordre, tout échevelée

CALPURNIE
                                        Dieux souverains !
Je le vois ! ... Sur mon coeur c'est donc lui que j'étreins !

CÉSAR
Pourquoi cette pâleur qui voile ton visage ?

CALPURNIE
J'ai fait un rêve. Dieux, quel rêve ! quel présage !...
Cher César, aujourd'hui vous ne sortirez point.

CÉSAR
Faut-il qu'un rêve, hélas ! vous effraye à ce point ?

CALPURNIE
Les rêves ! Jupiter lui-même les envoie !

CÉSAR
On le dit.

CALPURNIE
                    Croyez-le, César !

CÉSAR
                                        Que je le croie...
Soit ! Mais dis-moi ce rêve.

CALPURNIE
                              Oui, trois fois j'ai songé
Que je vous tenais mort, dans mes bras égorgé ;
J'entendais votre sang couler de vos blessures
Comme l'eau d'un rocher par ses larges fissures !...
Et des hommes... c'étaient les plus nobles Romains,
Dans ce tiède ruisseau venaient tremper leurs mains !
Ne sortez pas, César !

CÉSAR
                              Pauvre et crédule amie !

CALPURNIE
Je vous dis que trois fois je me suis rendormie,
Et que trois fois ce rêve horrible m'éveillant,
L'oeil ouvert, aux lueurs du flambeau vacillant,
J'ai vu mon cher César, ô spectacle qui navre !
Dans ma chambre étendu, pâle et morne cadavre !..
Oh ! je le vois encor ! Tenez, César, mon roi,
Mon dieu, ne sortez point ! ayez pitié de moi !

CÉSAR
Va, ce rêve t'abuse ; il ne faut pas y croire :
Le menteur est sorti par la porte d'ivoire...
Regarde, me voici tranquille et souriant.
Belle matrone au front doux comme l'Orient,
Presse-moi sur ton coeur plein d'une chaste flamme :
Tu verras que je suis un corps, non pas une âme.

CALPURNIE
Est-ce trop peu d'un rêve ? Eh bien ! César, croyez
Aux lugubres avis sur la terre envoyés ;
Car cette nuit, durant les trois premières veilles,
Rome a vu s'accomplir d'effrayantes merveilles !
Un de nos serviteurs au palais est rentré,
La face encor livide, et d'horreur pénétré...
Il dit qu'une lionne, au fond de l'ombre obscure,
Rugit sur les degrés du temple de Mercure ;
Qu'un taureau du Clitumne, ô prodige étonnant !
Tandis qu'on l'immolait à Jupiter tonnant,
Du sacrificateur fuyant la main trompée,
S'est abattu devant l'image de Pompée !...
[On voit pendre aux frontons d'innombrables essaims ;
Et des guerriers de feu, cavaliers, fantassins,
Sur la nuée ardente, avec de sourds murmures,
Courent, entre-choquant leurs funèbres armures ;
Le sang, qui pleut, rougit les pâles horizons ;
Et, comme des captifs qui forcent leurs prisons,
Les spectres, échappés des profonds ossuaires,
Dans la voie Appia traînent leurs blancs suaires !
Augure plus sinistre encor !... ces beaux coursiers
Que de vos propres mains, César, vous nourrissiez ;
Qui vous portaient parmi les fleuves et les plaines,
Refusent l'orge pur dont leurs crèches sont pleines,
Et, couchés tristement dans l'herbe et dans les fleurs,
L'oeil vitreux et gonflé, versent de larges pleurs !

CÉSAR
Ma douce Calpurnie, hélas ! bien qu'on me nomme
Julius, fils des dieux, — Julius n'est qu'un homme. ]
Toi qui d'un regard tendre et vigilant me suis,
Tu me vois, tu me fais plus grand que je ne suis !
Ces prodiges affreux qui devant nous se dressent,
C'est au monde, et non pas à César, qu'ils s'adressent...
Et d'ailleurs pouvons-nous éviter notre sort,
Qui de l'urne fatale un jour ou l'autre sort ?

CALPURNIE
César, on n'entend point l'ouragan, les tonnerres,
Gronder pour le trépas des hommes ordinaires ;
Mais les volcans du ciel et des monts souterrains
S'ouvrent, prophétisant la mort des souverains !

CÉSAR
[Dix fois un lâche expire avant son agonie :
L'homme brave ne meurt qu'une fois, Calpurnie !..
Que cette nuit ait vu cent prodiges, d'accord :
Mais ce qui me paraît plus merveilleux encor,
Ce qui de ma surprise est l'éternelle cause,
C'est qu'un fils de la terre ait peur de quelque chose !
Entre un esclave.
Que nous veut cet esclave ?

CALPURNIE
                              Ami, pardonnez-moi ;
Mais, pendant cette nuit de vertige et d'effroi,
Je l'avais envoyé consulter l'aruspice.
Écoutez la réponse, ou funeste ou propice.

CÉSAR, à l'esclave
Quelle est-elle ? voyons.

L'ESCLAVE
                              Que César ne doit pas
Hors du seuil palatin aujourd'hui faire un pas :
La victime sacrée, au front ceint de verveines,
N'avait qu'un peu de sang, noir et froid, dans ses veines ;
Et le couteau, souillé par l'immonde liqueur,
En divisant les chairs n'a pu trouver le coeur !]

CALPURNIE
Quand les dieux ont parlé, faut-il qu'on leur résiste ?
Vois le danger, César !

CÉSAR
                              Eh bien, soit ! il existe.
Mais le danger et moi, si jamais nous voulions
Combattre corps à corps, — nous sommes deux lions,
Nés dans un même jour sur la montagne horrible :
Je naquis le premier, et suis le plus terrible !

CALPURNIE
César ! oh ! si jamais l'ombre du noir soupçon
Comme un nuage errant sur la blonde moisson
N'a flotté sur le voile auguste de ma couche ;
Si jamais un reproche exhalé de ma bouche,
César, ne vous a dit ces muettes douleurs,
Herbage empoisonné qui germe sous les fleurs,
Au nom de la pitié, moi qui jamais encore
Ne vous demandai rien, César, je vous implore !
(Roulement de tonnerre lointain.)
Ce tonnerre profond qui vient de retentir,
C'est la voix des grands dieux !.. Gardez-vous de sortir !
Ne réalisez pas le songe qui me glace !...
Qu'aujourd'hui Marc-Antoine au sénat vous remplace :
Il parlera, s'il veut, de sinistres rumeurs,
Il dira que je suis mourante, — que je meurs !

CÉSAR
Soit ! je resterai donc, afin de te complaire.

CALPURNIE
Merci, bonne Junon, déesse tutélaire !
(Le jour paraît.)

CÉSAR
Mais regarde, Casca vient presser mon départ.
(Allant au-devant de Casca.)
Il voudra bien le dire au sénat de ma part.

Scène 11
LES PRÉCÉDENTS, CASCA

CASCA
Que dirai-je au sénat, César ?

CÉSAR, avec intention
                              Fais-lui comprendre
Qu'à la séance, ami, je n'ose pas me rendre.

CASCA
Que César n'ose pas ? Quelle dérision !
César me chargera d'une autre mission.

CÉSAR, d'une voix ferme
Dis que je ne veux pas : ce mot doit satisfaire
Un sénat que j'ai fait et que je puis défaire.

CASCA
Enfin s'il arrivait qu'on me questionnât,
Quel motif ?

CÉSAR
                    Tu n'es point l'envoyé du sénat,
Mais un ami. Pour toi ma réponse est moins brève.
Écoute : - Calpurnie a fait un rêve...

CASCA
Un rêve ?

CÉSAR
          Oui, de mauvais présage ; un rêve soucieux,
Lugubre, qu'elle prend pour un avis des cieux.

CASCA
Fort bien. Les sénateurs, foule déjà groupée
Sous le portique saint que dédia Pompée,
Voulaient mettre aujourd'hui le sceptre dans ta main,
Et proclamer César roi du peuple romain ;
Mais puisque Julius pense qu'il est plus sage
De rester au palais, je ferai son message.
« Notre consul attend, vont dire les railleurs,
Que sa tremblante épouse ait des songes meilleurs.
Rentrons dans nos foyers. Mais il faut qu'on le sache,
César comme un autre homme a peur ; César se cache !"

CÉSAR
Tu l'entends, Calpurnie ? on dira que j'ai peur.

CALPURNIE
On ne le dira point !

CASCA
                              Un songe, une vapeur,
Rien de plus, et voilà ta grande âme troublée !
Est-ce donc le moment de rompre l'assemblée ?
Crois-moi, vers la couronne étends vite la main :
Le peuple aujourd'hui veut, — mais voudra-t-il demain ?

CÉSAR
Tu dis vrai ; je te suis.

CALPURNIE
                              César ! César ! demeure...
Hélas ! tu me l'avais promis.

CÉSAR
                              Oui, tout à l'heure,
Quand l'ombre encor sur nous pesait, l'ombre qui nuit !
Pour toi j'avais pitié des terreurs de la nuit.
Voici le jour ! avec les fantômes lugubres
S'évanouit l'étoile aux rayons insalubres ;
Et le matin, couvert de son rouge manteau,
Marche dans la rosée aux flancs bruns du coteau.
Vois, la réalité chasse les vains mensonges,
Et les êtres vivants ont remplacé les songes.

Scène 12
LES PRÉCÉDENTS, CINNA, TRÉBONIUS, CIMBER,
CONJURÉS, SÉNATEURS, CLIENTS
, venant pour la salutation

CALPURNIE
César ! César !

CÉSAR
                    Voilà ta frayeur qui renaît ?

CALPURNIE
Quoi ! vous partez ?

CÉSAR
                    Depuis que César se connaît,
Semblable au char d'airain lancé dans la carrière,
César n'a jamais fait un seul pas en arrière !
S'il tombe, ce sera comme tombe un vainqueur,
Le front sur la poussière et la blessure au coeur !
Cinna, Trébonius, Philotas, Timagène,
Soyez les bienvenus ! entrez, rien ne vous gêne.
Au sénat ! au sénat ! Mon plus beau jour a lui.

TOUS
Au sénat ! au sénat !

CALPURNIE
                              Dieux bons, veillez sur lui !...
(Ils sortent tous, excepté Calpurnie, qui tombe à genoux devant l'autel des dieux domestiques.)



Texte numérisé en mode texte par Agnès Vinas à partir d'un exemplaire personnel et mis en ligne le 4/4/2009. Les internautes qui désirent l'emprunter sont priés d'en mentionner explicitement la provenance. Cette disposition s'applique en particulier à tous les contributeurs de Wikisource.


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