Acte IV - Le Palatin |
Même décoration qu'au deuxième acte.
Scène 1
|
Il me semble égal aux
dieux |
(Un coup de tonnerre se fait entendre.)
CÉSAR
(Il lève sa coupe.)
Laissons parler les dieux. A Jupiter qui tonne !
ANTOINE
Par mon aïeul Hercule ! un tel fracas
m'étonne.
Quoi ! le givre de mars voile encor les coteaux,
Et Vulcain fait déjà travailler ses
marteaux ?
Lorsque la Canicule est dans toute sa rage,
On n'entend point gronder aux cieux pareil orage.
OCTAVE
Laissons l'orage ardent tourbillonner dans l'air
:
Que nous importe à nous et la pluie et
l'éclair ?
Moi, je suis de l'avis du poète Lucrèce
:
J'aime voir du rivage un navire en détresse
;
J'aime, quand l'ouragan bouleverse les flots,
Entendre, sans péril, les cris des
matelots,
Et contempler de loin le naufrage d'un autre...
Un naufrage est si beau quand ce n'est pas le
nôtre !
CÉSAR
Octave, n'en déplaise au poète
romain,
La nature a fait tendre et bon le cœur
humain,
Puisqu'elle nous donna les pleurs, don plein de charmes
:
C'est la meilleure part de nous-mêmes, les larmes
!
CLÉOPÂTRE
César pense autrement qu'Octave : aussi
met-il
Toute sa volupté dans son propre
péril.
C'est par une tempête encor plus
effrayante,
Que César, affrontant la vague
tournoyante,
Sous le vent furieux qui tordait son manteau,
Descendit l'Anius dans un frêle bateau,
Et dit au nautonier pâle, invoquant Neptune
:
« Ne crains rien ; tu conduis César et sa
fortune !»
Eh bien ! dans cet esquif, pilote aventureux,
César était plus fier, Octave, et plus
heureux
Que vous, dont l'égoïsme, aux doux vins de
la Grèce,
Mêle, comme un nectar, les beaux vers de
Lucrèce.
ANTOINE
Plus fier, je le croirais ; mais plus heureux, non
pas.
CLÉOPÂTRE
Le danger pour César eut toujours tant d'appas
!
CÉSAR
Non : je l'accueille bien quand Jupiter l'amène
;
Voilà tout ! — Le danger ressemble au
phénomène
Qu'on appelle mirage en vos brûlants
déserts :
Approche-t-on ? il fuit, disparu dans les airs.
CLÉOPÂTRE
Quoi ! César n'a donc point, malgré la
date ancienne,
Perdu ton souvenir, ô terre égyptienne
?
CÉSAR
Non, par les doux flambeaux des mystères d'Isis
!
L'Égypte est le pays des fraîches
oasis,
Belle reine, et j'y pense encore avec envie ;
Car c'est une oasis au milieu de ma vie !
CLÉOPÂTRE, à
Antoine
Si l'Égypte vous plaît, je tiens à
le savoir.
ANTOINE
Oui ; mais c'est avec vous que je voudrais la voir
!
CLÉOPÂTRE, lui tendant la
main
Qui sait ? Peut-être un jour la ville
d'Alexandre
A ses pieds de granit pourra nous voir descendre.
Vantez Rome et le Tibre, orgueil des champs latins
;
Vantez l'azur profond des cieux napolitains !...
Tout cela ne vaut point ma noble Alexandrie,
Qu'un fleuve amoureux presse avec idolâtrie
;
Mon lac immense et pur, dont l'aile du
zéphyr
Ose à peine effleurer le tranquille
saphir,
Où brillent comme au ciel des millions
d'étoiles
Que la nuit d'Orient brode à ses riches voiles
!
[Je ne vous parle pas de ces Nécropolis
Où quatorze mille ans dorment ensevelis,
De ces grandes cités, plus sombres que
l'Érèbe ;
Des énormes débris de Memphis et de
Thèbe,
Sur qui roulé, étendu par le souffle des
vents,
Le sable, épais linceul aux plis toujours
mouvants.
Des mornes Pharaons que m'importe la cendre ?
Ce que j'aime, c'est toi, beau rêve d'Alexandre
!
Toi que sa main bâtit de marbre oriental,
Pour faire à son colosse un digne
piédestal ;
Toi, ville de l'amour, jeune soeur de Canope,
Toi que jalousent Rome, Athène et
Parthénope !]
- César, vous qu'un instant mon palais
abrita,
Racontez-leur ces nuits sereines du Delta ;
Combien de fois tous deux, rêveurs, nous
égarâmes
Sur le Nil, où plongeaient d'harmonieuses
rames,
Notre barque aux flancs d'or, au gouvernail
d'argent,
Que des voiles de soie au doux reflet changeant,
Comme un oiseau de pourpre, un beau
phénicoptère,
Emportaient, rayonnant dans l'ombre et le
mystère !
Ah ! que d'autres, César, boivent à
l'avenir !
Nous, buvons au passé ! buvons au souvenir
!
(Symphonie).
DAPHNIS
[Anacréon, qu'un vin joyeux t'arrose !
Ton front de neige a besoin de la rose...
CÉSAR, l'interrompant
Toujours la Grèce ! Rome a ses
Anacréons.
Romains, chantons aussi les vers que nous
créons.
Change de rythme, enfant à la voix
argentine,
Et mêle aux fiers accords de la lyre latine
Quelques vers d'un poète, humble fils
d'affranchi,
Qui, jeune, atteint déjà Lucrèce
au front blanchi.
Amoureux du génie et de la forme antique,
Il étudie encore Homère dans l'Attique
;
Et parfois la cithare, où prélude sa
main,
D'Athènes vers le Tibre exhale un chant
romain,
Qui, fait pour célébrer les deux fils de
Tyndare,
Sonne comme la voix d'Alcée et de Pindare
!
Je veux parler d'Horace, enfant déjà
connu :
Dis-nous son dernier chant de la Grèce venu
?]
(Symphonie.)
DAPHNIS
Souviens-toi, quand du Sort le courroux
t'importune,
De conserver une âme égale pour souffrir
;
Point d'orgueil insolent dans l'heureuse fortune.
O Dellius !... Tu dois mourir.
Que ta vie ait passé, mélancolique et
terne ;
Ou que, les jours de fête, en un verger bien
clos,
Couché sur le gazon, l'amour et le Falerne
T'aient versé le bonheur à flots !
—
Fais apporter les vins, les parfums, et les roses
Éphémères, hélas ! mais
pleines de douceurs !
Profite : n'attends pas l'âge aux regrets
moroses.
Et les noirs ciseaux des trois Soeurs !
ANTOINE
Ceci n'est pas fort gai.
OCTAVE
C'est
triste et magnifique !
CLÉOPÂTRE
Platon même n'a rien de plus philosophique.
ANTOINE
C'est vieux comme Saturne ! ... On dit que nous
devons
Mourir un jour ou l'autre : eh bien, nous le savons
!
OCTAVE
Un devin nous dirait quand notre heure
dernière
Viendra.
ANTOINE
Oui.
CÉSAR
Nous
mourrons. Mais de quelle manière ?
CLÉOPÂTRE
L'important, selon moi, c'est de ne pas souffrir.
CÉSAR
Voyons, amis ! comment chacun veut-il mourir ?
OCTAVE
La vie est un théâtre ; et moi, sur ma
parole,
J'en veux sortir bien tard, ayant joué mon
rôle
Comme un habile acteur, qui, jusqu'au
dénoûment,
A vécu, pour mourir dans
l'applaudissement.
ANTOINE
Tu veux autant de jours dans ta carrière
pleine
Qu'on voit de blonds épis ondoyant dans la
plaine ?
C'est mourir par lambeaux, mourir comme un
vieillard,
Comme un ardent soleil qui meurt dans le brouillard
!..
Tu n'y songes donc pas, Octave ? les
années,
Sans amour, ne sont plus que des roses fanées
!
On crie à Jupiter : « Donne-moi de longs
jours ! »
Heureux ou malheureux, c'est notre voeu toujours.
Mais, trompant les ciseaux de la Parque jalouse,
Il faut mener le deuil d'un frère ou d'une
épouse,
Vieillir environné de lugubres flambeaux,
Donner tout ce qu'on aime aux urnes des tombeaux
!
Non. Je veux, jeune encore, un sépulcre à
ma taille !
Je n'en vois qu'un, ami : c'est le champ de bataille
;
Je veux, l'épée au poing, d'une armure
vêtu,
Mourir debout, là même où j'aurai
combattu !
Mais non, je veux plutôt, félicité
suprême,
Expirer dans les bras de la femme que j'aime !
Je veux, quand sur mon front l'ombre viendra
peser,
Que mon dernier soupir soit un dernier baiser !
CLÉOPÂTRE
Survivre à la beauté, survivre à
la jeunesse,
C'est affreux ! Morte, il faut que l'on me reconnaisse
:
J'aurais trop de chagrin si la
postérité,
En ouvrant mon cercueil, doutait de ma beauté
!
Comme on doit tout prévoir dans le temps
où nous sommes,
Moi, qui suis du pays où les dieux et les
hommes
Ont fait la mort rapide et le poison subtil,
Je tiens mon existence en ma main, léger fil
!
Et lorsque je voudrai que cette main le coupe,
Je n'aurai qu'à vider ma bague dans ma
coupe.
L'oeil se ferme, on s'endort, mais plus de rêve
!.. Ou bien
Je dirai, souriante, à quelque Nubien,
De m'apporter, le soir, au fond d'une corbeille,
Un aspic, dans les fleurs caché comme une
abeille.
ANTOINE, à César
Ton avis est le seul qu'on n'ait pas entendu ?
CÉSAR
Le trépas le meilleur, c'est le moins attendu
;
Celui qui fond sur nous comme l'ouragan tombe,
Et qui nous jette encor tout vivants dans la tombe
;
Celui qui nous arrache aux labeurs du chemin ;
Celui qu'au roi César on promet pour demain
!
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Pour demain !
OCTAVE
Quoi
! vraiment, craignez-vous quelque chose ?
CÉSAR
Moi, non, j'espère : heureux l'homme qui se
repose !
Heureux qui tombe, aux yeux de la
postérité,
Du haut de sa fortune à l'immortalité
!
[Oh ! que la mort me prenne, et dans ses bras
m'endorme
Au milieu des projets immenses que je forme ;
Quand la force bouillonne encore dans mon sang,
Quand mon esprit est ferme et mon regard puissant
;
Quand les dieux, las d'avoir sur une seule
tête
Versé tant de rayons sans aucune
tempête,
Vont peut-être changer, me laissant triste et
vieux,
Mon été plein de flamme en hiver pluvieux
!]
(Tonnerre, éclairs.)
Que la mort vienne donc ! Antoine, tout à
l'heure
Tu l'as dit : Plus la vie est longue, plus on pleure
!
- Pompée à Mithridate, hélas ! n'a
survécu
Que pour tomber, le front dans sa toge, et vaincu
!
CLÉOPÂTRE
La conversation prend des teintes moroses :
C'est étrange ! parmi les coupes et les roses
!
CÉSAR
[Est-ce que vos aïeux les Grecs ne faisaient
pas
Apporter un squelette au milieu des repas ?
La Grèce fut toujours, elle s'en glorifie,
Le temple harmonieux de la philosophie.]
(Entre Byrrha.)
BYRRHA
Seigneur !
CÉSAR
Eh
bien ?
BYRRHA, lui remettant un billet
Lisez.
CÉSAR, après avoir lu
Je
ne suis pas de ceux
Qui, mollement couchés sur des lits
paresseux,
Peuvent, ô mes amis, dire avec le poète
:
A demain le travail, mais aujourd'hui la fête
!
Pour César dictateur, dans le banquet
vermeil
La nuit est soucieuse, et n'a point de sommeil :
Le pilote sur tous doit veiller comme un père
!
— Je vous quitte, il le faut : pour un moment,
j'espère.
Mais comme je pourrais tarder jusqu'au matin,
(A Antoine.)
Je te fais, à ma place, ami, roi du
festin,
Et te donne, s'il plaît à notre
souveraine,
Tous les droits de César.
(A Cléopâtre.)
Votre
main, belle reine !
Il sort avec Byrrha.)
Scène 7
LES MÉMES, EXCEPTÉ CESAR ET
BYRRHA
ANTOINE
Comme Sennachérib, fils de Salmanazar,
Je suis roi !
(A Cléopâtre.)
Vous
savez, j'ai les droits de César ?...
OCTAVE
Vous êtes un guerrier des plus fameux, Antoine
!
Vaillant comme jadis le roi de Macédoine ;
Et moi, je ne suis rien qu'un chétif
écolier
Qui des rhéteurs secoue à peine le
collier ;
Pauvre esclave, affranchi d'hier par la baguette,
Et qui tremble toujours qu'un maître ne le
guette.
Mais, je vous en préviens sans détour et
sans art,
Dans la succession de mon oncle César,
Qui, j'espère, verra naître encor bien des
roses,
Je vous disputerai, parmi certaines choses,
L'influence qu'il a sur l'Égypte
aujourd'hui,
Et que je veux avoir sans partage après
lui.
ANTOINE
Eh bien ! nous combattrons : c'est affaire au plus
brave !
Et les dieux, entre nous, décideront,
Octave.
CLÉOPÂTRE
En attendant, buvez aux lettres de mon nom !
ANTOINE
A la reine d'Égypte ! à
Cléopâtre !
CLÉOPÂTRE
Non.
Je ne suis point ici la reine égyptienne,
Mais la nymphe du Nil : chaque fleuve a la
sienne.
Que le vin de Lesbos, dans l'amphore vieilli,
Coule donc pour la main qui naguère a
cueilli,
Sur la plage embaumée où le Nil se
découpe,
Ces fleurs, qui de mon front tombent dans votre coupe
!
ANTOINE
Lotus veut dire oubli ; mais je dois
prévenir
Ma nymphe, que je veux un jour me souvenir !...
(Il tend sa coupe à l'oenophore; mais
Cléopâtre prend une aiguière sur la
table, et verse elle-même.)
OCTAVE, à part
Lotus veut dire oubli ? non : sommeil !... Je
devine.
(Il vide sa coupe à terre, puis la levant
:)
A la nymphe du Nil, dont la source est divine !
CLÉOPÂTRE, levant sa
coupe
Au neveu de César ! —A votre
royauté,
Noble Antoine !
ANTOINE
A
la vôtre, ô nymphe ! à la
beauté !
CLÉOPÂTRE, à
part
(Haut.)
Ils ont bu.— Quand César nous parlait tout
à l'heure,
Son front, morne et voilé, souriait comme on
pleure.
Qu'est-ce donc ?
ANTOINE
Les
festins l'ont toujours fatigué.
Tous ces grands buveurs d'eau n'ont jamais le vin
gai.
OCTAVE
Et puis on le fait roi demain : c'est chose
grave.
ANTOINE, passant une main sur son
front
Mais ne voyez-vous pas comme un nuage, Octave ?
Moi, je sens mon cerveau nager dans la vapeur :
C'est comme un doigt de plomb sur mes yeux... Vrai !
j'ai peur...
OCTAVE
Depuis quelques moments à Pluton je me voue
:
Mon front est lourd, brûlant ; et puisque Antoine
avoue...
CLÉOPÂTRE, riant
Craignez-vous en dormant le sort d'Endymion ?
Je ne suis pas Phoebé.
(A une esclave nubienne.)
Ma
lyre, Charmion.
(Charmion s'approche avec une harpe
égyptienne.)
CLÉOPÂTRE,
chantant
Mère des hommes et des
dieux, |
(Pendant ce chant, Antoine s'est endormi, et Octave
fait semblant de dormir. Sur un signe de
Cléopâtre, tout le monde, excepté
Charmion, s'est retiré. Les candélabres
s'éteignent, et la flamme bleuâtre du
trépied éclaire seule la
scène.)
CLÉOPÂTRE
Bien ! sur leurs yeux Morphée a mis son noir
bandeau.
(A Charmion.)
Ne laisse entrer personne, et ferme ce rideau.
(Elle se lève, regarde autour d'elle, va
à Antoine, détache la clef de son cou,
ouvre l'armoire secrète, en tire le testament et
le décachète.) (Lisant, à la
flamme du trépied.)
Ah ! Brutus, l'héritier de César !...
Nuit profonde,
(Brûlant le testament.)
Ne dis pas à Brutus que je lui vole un monde
!...
(Pendant que le testament brûle, le rideau du
fond s'entr'ouvre, et César paraît un
moment, le visage pâle et triste. —
Cléopâtre tire de son sein le testament
que César avait fait pour Césarion, et le
substitue à l'autre ; puis elle va remettre la
clef au cou d'Antoine. — Tonnerre,
éclairs.)
Sois neutre, ô Jupiter, qui promènes le
bruit !
Et je n'aurai pas fait un voyage sans fruit !
(Elle sort, emmenant Charmion.)
Scène 8
OCTAVE, ANTOINE, endormi
OCTAVE, soulevant doucement la tête, et
regardant s'éloigner
Cléopâtre
Cléopâtre avec moi veut donc lutter
d'adresse ?...
Bien. Parfois le chasseur tombe au piège qu'il
dresse.
Octave, l'écolier, accepte tes
défis,
Insidieuse enfant d'Athène et de Memphis !
(Il se lève, prend la clef au cou d'Antoine,
rouvre l'armoire secrète, et en tire le
testament que vient d'y mettre Cléopâtre.
— Lisant ce testament.)
Qui ! lui Césarion hériterait du monde
?...
Non. Un rameau semblable est de ceux qu'on
émonde !
(Tandis qu'il brûle le testament au
trépied, la draperie s'entrouvre de nouveau, et
laisse voir la tête de César.)
Belle Circé du Nil, souhaite que plus tard
Je consente à laisser l'Égypte à
ce bâtard !
— Pendant que le ciel tremble au vol de la
tempête,
Ce voeu de Cléopâtre, ici, je le
répète :
Sois neutre, ô Jupiter dont la main rouge luit
!
Sois neutre, et mon voyage aura porté son fruit
!
(Il remet la chaîne d'or au cou
d'Antoine.)
J'ai gagné !
(Il frappe dans ses mains. — Aux esclaves qui
entrent.)
D'ordinaire,
après la sixième heure,
La nuit, au Palatin Marc-Antoine demeure ?
LE CHEF DES ESCLAVES
Oui.
OCTAVE
Portez-le
sans bruit à son appartement.
Si le noble César rentrait dans un moment,
Vous diriez que le roi du festin et la reine
Ont quitté, les premiers, cette joyeuse
arène.
Enfin s'il demandait Octave, par hasard,
Octave est dans sa chambre, aux ordres de
César.
(Il sort par la gauche, et, avant qu'il ait
quitté la scène, le rideau du fond
s'ouvre, et César demeure quelques instants sur
le haut des marches, immobile et morne.)
Scène 9
CÉSAR, seul
(Il descend lentement les marches.)
Rois, puissants de la terre, oh ! quel sort est le
nôtre !
C'est pour me voir mourir qu'ils venaient l'un et
l'autre !
Mais comment Cléopâtre a-t-elle
pénétré
Un secret qu'à toi seul, Antoine, j'ai
livré ?
Dans ce coffre blottie, elle entendait, je
pense...
Allons, de faire un choix Jupiter me dispense.
— Brutus ! Brutus ! hélas, quel espoir
j'ai perdu !
Moi qui t'ai vainement jusqu'au soir attendu...
Sous le monde penchant lorsque ma tête
plie,
Oh ! quelle oeuvre à nous deux nous aurions
accomplie !
Sans doute elle pesait trop pour des bras
humains,
Et l'énorme colosse est tombé de tes
mains !
Mais pour le ramasser quelqu'un déjà se
courbe...
C'est Octave ! — Dieux bons, si la ruse et la
fourbe
Suppléaient au génie, un semblable
héritier
Empêcherait César de mourir tout entier
!
Voilà comme toujours la gloire humaine expire
;
C'est faute d'une main que s'écroule un empire
!
— Qu'est-il resté de vous, ô
géants ! vieux Rhamsès,
Cyrus, Sardanapale, Alexandre, Xerxès !...
Avoir, dur travailleur que la sueur inonde,
Fait une gerbe, avec tous les peuples du monde ;
Avoir au-dessus d'eux, comme un soleil plus beau,
Civilisation, secoué ton flambeau,
Pour fonder, se courbant sous des labeurs sans
trêve,
L'empire universel que tout grand homme rêve
;
Avoir amoncelé tant de marbre ! et sentir
Qu'avec le fondateur tout va s'anéantir
!...
Dieux cléments ! et laisser la terre encore
esclave,
L'ébauche de mon oeuvre immense aux mains
d'Octave !
Je ne le voulais pas ; mais il le faut, Brutus !
Ses vices feront moins de mal que tes vertus !...
Mais d'où part cette voix, lamentable harmonie
?
On vient en m'appelant.
CALPURNIE, au loin
César
!
CÉSAR
C'est
Calpurnie.
CALPURNIE
César !
CÉSAR
Vous
m'appelez ?
CALPURNIE
César
!
Scène 10
CESAR, CALPURNIE, les vêtements en
désordre, tout échevelée
CALPURNIE
Dieux
souverains !
Je le vois ! ... Sur mon coeur c'est donc lui que
j'étreins !
CÉSAR
Pourquoi cette pâleur qui voile ton visage
?
CALPURNIE
J'ai fait un rêve. Dieux, quel rêve ! quel
présage !...
Cher César, aujourd'hui vous ne sortirez
point.
CÉSAR
Faut-il qu'un rêve, hélas ! vous effraye
à ce point ?
CALPURNIE
Les rêves ! Jupiter lui-même les envoie
!
CÉSAR
On le dit.
CALPURNIE
Croyez-le,
César !
CÉSAR
Que
je le croie...
Soit ! Mais dis-moi ce rêve.
CALPURNIE
Oui,
trois fois j'ai songé
Que je vous tenais mort, dans mes bras
égorgé ;
J'entendais votre sang couler de vos blessures
Comme l'eau d'un rocher par ses larges fissures
!...
Et des hommes... c'étaient les plus nobles
Romains,
Dans ce tiède ruisseau venaient tremper leurs
mains !
Ne sortez pas, César !
CÉSAR
Pauvre
et crédule amie !
CALPURNIE
Je vous dis que trois fois je me suis rendormie,
Et que trois fois ce rêve horrible
m'éveillant,
L'oeil ouvert, aux lueurs du flambeau vacillant,
J'ai vu mon cher César, ô spectacle qui
navre !
Dans ma chambre étendu, pâle et morne
cadavre !..
Oh ! je le vois encor ! Tenez, César, mon
roi,
Mon dieu, ne sortez point ! ayez pitié de moi
!
CÉSAR
Va, ce rêve t'abuse ; il ne faut pas y croire
:
Le menteur est sorti par la porte d'ivoire...
Regarde, me voici tranquille et souriant.
Belle matrone au front doux comme l'Orient,
Presse-moi sur ton coeur plein d'une chaste flamme
:
Tu verras que je suis un corps, non pas une
âme.
CALPURNIE
Est-ce trop peu d'un rêve ? Eh bien !
César, croyez
Aux lugubres avis sur la terre envoyés ;
Car cette nuit, durant les trois premières
veilles,
Rome a vu s'accomplir d'effrayantes merveilles !
Un de nos serviteurs au palais est rentré,
La face encor livide, et d'horreur
pénétré...
Il dit qu'une lionne, au fond de l'ombre obscure,
Rugit sur les degrés du temple de Mercure
;
Qu'un taureau du Clitumne, ô prodige
étonnant !
Tandis qu'on l'immolait à Jupiter tonnant,
Du sacrificateur fuyant la main trompée,
S'est abattu devant l'image de Pompée !...
[On voit pendre aux frontons d'innombrables essaims
;
Et des guerriers de feu, cavaliers, fantassins,
Sur la nuée ardente, avec de sourds
murmures,
Courent, entre-choquant leurs funèbres armures
;
Le sang, qui pleut, rougit les pâles horizons
;
Et, comme des captifs qui forcent leurs prisons,
Les spectres, échappés des profonds
ossuaires,
Dans la voie Appia traînent leurs blancs suaires
!
Augure plus sinistre encor !... ces beaux
coursiers
Que de vos propres mains, César, vous
nourrissiez ;
Qui vous portaient parmi les fleuves et les
plaines,
Refusent l'orge pur dont leurs crèches sont
pleines,
Et, couchés tristement dans l'herbe et dans les
fleurs,
L'oeil vitreux et gonflé, versent de larges
pleurs !
CÉSAR
Ma douce Calpurnie, hélas ! bien qu'on me
nomme
Julius, fils des dieux, — Julius n'est qu'un
homme. ]
Toi qui d'un regard tendre et vigilant me suis,
Tu me vois, tu me fais plus grand que je ne suis
!
Ces prodiges affreux qui devant nous se dressent,
C'est au monde, et non pas à César,
qu'ils s'adressent...
Et d'ailleurs pouvons-nous éviter notre
sort,
Qui de l'urne fatale un jour ou l'autre sort ?
CALPURNIE
César, on n'entend point l'ouragan, les
tonnerres,
Gronder pour le trépas des hommes ordinaires
;
Mais les volcans du ciel et des monts souterrains
S'ouvrent, prophétisant la mort des souverains
!
CÉSAR
[Dix fois un lâche expire avant son agonie
:
L'homme brave ne meurt qu'une fois, Calpurnie !..
Que cette nuit ait vu cent prodiges, d'accord :
Mais ce qui me paraît plus merveilleux
encor,
Ce qui de ma surprise est l'éternelle
cause,
C'est qu'un fils de la terre ait peur de quelque chose
!
Entre un esclave.
Que nous veut cet esclave ?
CALPURNIE
Ami,
pardonnez-moi ;
Mais, pendant cette nuit de vertige et d'effroi,
Je l'avais envoyé consulter l'aruspice.
Écoutez la réponse, ou funeste ou
propice.
CÉSAR, à l'esclave
Quelle est-elle ? voyons.
L'ESCLAVE
Que
César ne doit pas
Hors du seuil palatin aujourd'hui faire un pas :
La victime sacrée, au front ceint de
verveines,
N'avait qu'un peu de sang, noir et froid, dans ses
veines ;
Et le couteau, souillé par l'immonde
liqueur,
En divisant les chairs n'a pu trouver le coeur !]
CALPURNIE
Quand les dieux ont parlé, faut-il qu'on leur
résiste ?
Vois le danger, César !
CÉSAR
Eh
bien, soit ! il existe.
Mais le danger et moi, si jamais nous voulions
Combattre corps à corps, — nous sommes
deux lions,
Nés dans un même jour sur la montagne
horrible :
Je naquis le premier, et suis le plus terrible !
CALPURNIE
César ! oh ! si jamais l'ombre du noir
soupçon
Comme un nuage errant sur la blonde moisson
N'a flotté sur le voile auguste de ma couche
;
Si jamais un reproche exhalé de ma bouche,
César, ne vous a dit ces muettes douleurs,
Herbage empoisonné qui germe sous les
fleurs,
Au nom de la pitié, moi qui jamais encore
Ne vous demandai rien, César, je vous implore
!
(Roulement de tonnerre lointain.)
Ce tonnerre profond qui vient de retentir,
C'est la voix des grands dieux !.. Gardez-vous de
sortir !
Ne réalisez pas le songe qui me glace !...
Qu'aujourd'hui Marc-Antoine au sénat vous
remplace :
Il parlera, s'il veut, de sinistres rumeurs,
Il dira que je suis mourante, — que je meurs
!
CÉSAR
Soit ! je resterai donc, afin de te complaire.
CALPURNIE
Merci, bonne Junon, déesse tutélaire
!
(Le jour paraît.)
CÉSAR
Mais regarde, Casca vient presser mon
départ.
(Allant au-devant de Casca.)
Il voudra bien le dire au sénat de ma part.
Scène 11
LES PRÉCÉDENTS, CASCA
CASCA
Que dirai-je au sénat, César ?
CÉSAR, avec intention
Fais-lui
comprendre
Qu'à la séance, ami, je n'ose pas me
rendre.
CASCA
Que César n'ose pas ? Quelle dérision
!
César me chargera d'une autre mission.
CÉSAR, d'une voix ferme
Dis que je ne veux pas : ce mot doit satisfaire
Un sénat que j'ai fait et que je puis
défaire.
CASCA
Enfin s'il arrivait qu'on me questionnât,
Quel motif ?
CÉSAR
Tu
n'es point l'envoyé du sénat,
Mais un ami. Pour toi ma réponse est moins
brève.
Écoute : - Calpurnie a fait un
rêve...
CASCA
Un rêve ?
CÉSAR
Oui,
de mauvais présage ; un rêve
soucieux,
Lugubre, qu'elle prend pour un avis des cieux.
CASCA
Fort bien. Les sénateurs, foule
déjà groupée
Sous le portique saint que dédia
Pompée,
Voulaient mettre aujourd'hui le sceptre dans ta
main,
Et proclamer César roi du peuple romain ;
Mais puisque Julius pense qu'il est plus sage
De rester au palais, je ferai son message.
« Notre consul attend, vont dire les
railleurs,
Que sa tremblante épouse ait des songes
meilleurs.
Rentrons dans nos foyers. Mais il faut qu'on le
sache,
César comme un autre homme a peur ; César
se cache !"
CÉSAR
Tu l'entends, Calpurnie ? on dira que j'ai peur.
CALPURNIE
On ne le dira point !
CASCA
Un
songe, une vapeur,
Rien de plus, et voilà ta grande âme
troublée !
Est-ce donc le moment de rompre l'assemblée
?
Crois-moi, vers la couronne étends vite la main
:
Le peuple aujourd'hui veut, — mais voudra-t-il
demain ?
CÉSAR
Tu dis vrai ; je te suis.
CALPURNIE
César
! César ! demeure...
Hélas ! tu me l'avais promis.
CÉSAR
Oui,
tout à l'heure,
Quand l'ombre encor sur nous pesait, l'ombre qui nuit
!
Pour toi j'avais pitié des terreurs de la
nuit.
Voici le jour ! avec les fantômes lugubres
S'évanouit l'étoile aux rayons insalubres
;
Et le matin, couvert de son rouge manteau,
Marche dans la rosée aux flancs bruns du
coteau.
Vois, la réalité chasse les vains
mensonges,
Et les êtres vivants ont remplacé les
songes.
Scène 12
LES PRÉCÉDENTS, CINNA,
TRÉBONIUS, CIMBER,
CONJURÉS, SÉNATEURS, CLIENTS,
venant pour la salutation
CALPURNIE
César ! César !
CÉSAR
Voilà
ta frayeur qui renaît ?
CALPURNIE
Quoi ! vous partez ?
CÉSAR
Depuis
que César se connaît,
Semblable au char d'airain lancé dans la
carrière,
César n'a jamais fait un seul pas en
arrière !
S'il tombe, ce sera comme tombe un vainqueur,
Le front sur la poussière et la blessure au
coeur !
Cinna, Trébonius, Philotas,
Timagène,
Soyez les bienvenus ! entrez, rien ne vous
gêne.
Au sénat ! au sénat ! Mon plus beau jour
a lui.
TOUS
Au sénat ! au sénat !
CALPURNIE
Dieux
bons, veillez sur lui !...
(Ils sortent tous, excepté Calpurnie, qui
tombe à genoux devant l'autel des dieux
domestiques.)
Texte numérisé en mode texte par Agnès Vinas à partir d'un exemplaire personnel et mis en ligne le 4/4/2009. Les internautes qui désirent l'emprunter sont priés d'en mentionner explicitement la provenance. Cette disposition s'applique en particulier à tous les contributeurs de Wikisource.