Acte II - La bibliothèque de César au Palatin

Acte I Acte III

Une grande porte au fond du théâtre, fermée d'un rideau, — avec plusieurs marches, conduisant à une longue galerie pleine de manuscrits roulés. — Trois tables, devant lesquelles sont assis trois secrétaires. — Le jour commence à poindre ; la clarté des lampes pâlit.


Scène 1
CÉSAR, TROIS SECRÉTAIRES



CÉSAR, au premier secrétaire de droite
Nous en sommes ? voyons...

PREMIER SECRÉTAIRE, relisant
                    "Vingt-sept jours de campagne,
Et trente-cinq depuis que j'ai quitté l'Espagne :
Cela, mon cher Brutus, fait deux mois, deux grands mois,
Que je ne vous ai vu, même une seule fois.
L'amitié de César est plus ferme qu'une autre ;
Mais...

CÉSAR, dictant
          Faut-il qu'à présent je doute de la vôtre ?

PREMIER SECRÉTAIRE, répétant
De la vôtre...

CÉSAR, dictant
                    Venez me voir au Palatin ;
Je voudrais vous parler d'affaires ce matin."
(Au deuxième secrétaire, placé à gauche.) (Dictant.)
Puise, mon cher Octave, aux sources du génie ;
Travaille, sans quitter encore Apollonie.
Mais peut-être bientôt j'exaucerai ton voeu,
Et César apprendra la guerre à son neveu.
(Prenant des mains du troisième secrétaire un écrit commencé, et le lisant :)
"Logé dans le palais qu'un pont joint au théâtre,
César fit en secret appeler Cléopâtre.
Le danger était grand ; elle n'hésita pas :
Apollodore seul accompagnait ses pas.
Le soir même, tous deux, sans que nul les remarque,
Montent furtivement dans une frêle barque ;
Et, dirigeant l'esquif vers la tour du fanal,
Ils abordent dans l'ombre au pied de l'arsenal.
(Dictant.)
Mais comme à tous les yeux sa beauté la désigne,
Et qu'elle n'aurait pu...
(Le deuxième secrétaire, qui a fini d'écrire, lui présente la plume.)
                    Bon ! Donnez, que je signe.

LE TROISIÈME SECRÉTAIRE, répétant
Et qu'elle n'aurait pu...

CÉSAR, dictant
                    Parmi tant de valets,
Sans être reconnue entrer dans le palais,
Sachant que c'est la vie enfin qu'elle hasarde,
Elle se fait cacher dans un tapis de Sarde ;
Et, tel qu'un de ces gens qui portent les fardeaux,
Notre Sicilien, la chargeant sur son dos,
L'attache avec un noeud de cuir, et la dépose
Dans la chambre à coucher de César, qui repose.
(Au premier secrétaire.)
Est-ce fait ?

PREMIER SECRÉTAIRE
                    Oui.

CÉSAR
                                        Très bien. N'allez pas oublier
De mettre à ce billet mon sceau particulier.
(Au troisième secrétaire.)
C'est assez de travail, mon pauvre enfant ! ton âge
A besoin de sommeil, et veut qu'on le ménage.
Je te donne congé, Pulcher, jusqu'à demain :
Seulement, en rentrant, puisque c'est ton chemin,
Traverse le Forum, et porte cette lettre.
A Brutus, à lui seul tu devras la remettre.

TROISIÈME SECRÉTAIRE
Merci, César.

CÉSAR
                    Ah ! dis à mes nomenclateurs
Qu'ils peuvent faire ouvrir la porte aux visiteurs.
(Le troisième secrétaire salue, et se retire. Pendant ce temps-là, Térentius Varron, introduit par un nomenclateur, a descendu les marches de la galerie.)

Scène 2
CÉSAR, TÉRENTIUS VARRON



CÉSAR
Mon cher Térentius, donnons la flûte au pâtre,
Les livres au savant. La reine Cléopâtre
M'envoie un coffre plein de rares manuscrits,
D'antiques papyrus, d'exemplaires sans prix,
Chefs-d'oeuvre où l'art du peintre et l'art du calligraphe
Brillent sous l'émeraude et la perle en agrafe.
Dans tous ces monuments juifs, grecs, phéniciens,
Que disputait Pergame aux rois égyptiens ;
Parmi quelques trésors exhumés de la cendre,
Vous trouverez l'Homère où lisait Alexandre ;
Les seuls vrais chants d'Orphée ; une Iliade encor,
Sur la peau d'un serpent écrite en lettres d'or.
Mais ce qui doit, Varron, surpasser votre attente,
C'est le volume hébreu traduit par les Septante ;
Un vieux livre, dont j'ai gardé le souvenir,
Qui contient le passé, peut-être l'avenir !

VARRON
Ces trésors du génie auront toutes mes veilles.
Mais où donc allons-nous placer tant de merveilles ?
Des rouleaux précieux qu'ici ma main rangea
Votre bibliothèque est trop pleine déjà.

CÉSAR
Ne vous tourmentez point, Varron ; laissez-moi faire :
Ceci de Philotas, l'architecte, est l'affaire.
En attendant, ce coffre, ami, j'en suis certain,
D'Alexandrie à Rome arrive ce matin.
Faites-le surveiller avec un soin extrême :
Surtout, dès qu'il viendra, qu'on l'apporte ici même.

VARRON
J'y vais, noble César.
(Il sort par la galerie au moment où Calpurnie entre par une porte latérale.)

Scène 3
CESAR, CALPURNIE

CALPURNIE
                    Cher Julius, hé quoi !
Ni trêve ni repos !

CÉSAR
                    Venez, et grondez-moi :
Vous le pouvez, ma douce et noble Calpurnie !
Mais vraiment, sans me dire un homme de génie,
Je crois depuis hier avoir bien travaillé.

CALPURNIE
Hélas ! toute la nuit votre lampe a veillé.
Cette lampe, disais je, elle brûle son huile :
César brûle sa vie !

CÉSAR
                    Allons, soyez tranquille,
Ma chère âme !... Pourquoi ces pleurs, qu'il faut tarir ?

CALPURNIE
Si Julius m'aimait, voudrait-il donc mourir ?

CÉSAR
Ma vie ! elle n'est plus à César que l'on gronde.

CALPURNIE
Plus même à Calpurnie, hélas !

CÉSAR
                              Elle est au monde ;
Au monde, qui doit être ou barbare ou romain ;
Au monde, qui tressaille, enfermé dans ma main ;
Qui, fait dans ma pensée, en va prendre la forme,
Et qu'à l'espace encor je ne puis rendre informe !
Ce qui me reste à faire, ah ! si vous le saviez ?

CALPURNIE
Ne me le dites pas, César, vous m'effrayez !
Par moments, je l'avoue, orgueilleuse et jalouse,
D'un dieu même, d'un dieu je crois être l'épouse :
J'ai peur que Jupiter, du radieux séjour,
Comme un autre Titan, ne vous foudroie un jour !

CÉSAR
Me flatter aussi, toi ! la femme qu'on révère,
L'épouse au front voilé, la matrone sévère !
Toi, coeur pur où jamais orage ne monta !
Digne d'une statue, à côté de Vesta !

CALPURNIE
Et Cléopâtre aussi, la belle Égyptienne,
A côté de Vénus n'a-t-elle pas la sienne ?

CÉSAR
A chacune selon ses mérites.

CALPURNIE
                              César,
Si la reine d'Égypte était là par hasard,
Près d'elle, je le dis sans que mon coeur s'irrite,
La pauvre Calpurnie aurait peu de mérite !

CÉSAR
Hé quoi ! jalouse encor de Cléopâtre, vous,
0 ma belle Minerve à l'oeil tranquille et doux !
Vous, dont l'âme est sereine et jamais ne soupçonne !
Vous que l'on ne doit voir jalouse de personne !

CALPURNIE
Je suis jalouse, moi, vous semblez étonné,
Oui, jalouse du fils qu'elle vous a donné !
Qu'a-t-elle fait aux dieux, cette amante éphémère ?
Elle, féconde hélas ! quand je ne suis pas mère !

CÉSAR
Ma Calpurnie, allons ! ne croyez-vous donc plus
La tradition du temps de Romulus ?
Plusieurs traitent cela de fable puérile :
(Antoine entre.)
Mais pour rendre féconde une épouse stérile,
Le Luperque sacré, qu'il ne faut jamais fuir,
L'effleure, en bondissant, des lanières de cuir.
Pourquoi vous dérober aux mains pontificales ?
C'est aujourd'hui le jour des saintes Lupercales :
Descendons au Forum, où la foule s'épand.
D'ailleurs, vous le savez, ces prêtres du dieu Pan
Sont nobles, sénateurs, gens de fort bonne source !
L'un d'eux vous touchera dans la divine course.

CALPURNIE
Oh ! César, j'aurai honte !...

CÉSAR
                              Et de quoi ? de venir
Demander aux grands dieux, maîtres de l'avenir,
Un fils, un héritier de César ? Sois féconde !
L'héritier de César est l'héritier du monde !

CALPURNIE
Eh bien ! j'accomplirai vos ordres, cher seigneur.

Scène 4
LES PRÉCÉDENTS, ANTOINE

ANTOINE
Et c'est à moi, consul, qu'appartiendra l'honneur
De toucher en passant, dans la cérémonie,
Ta main impériale, auguste Calpurnie !
Je veux être d'ailleurs pour quelque chose, moi,
Dans la postérité de César, futur roi !
J'ai pour ancêtre Hercule !
(Montrant sa bague.)
                    Il est sur ma sardoine.

CÉSAR
Te voilà, libertin ?

CALPURNIE
                    Salut au noble Antoine.
Quelle plaisanterie encore fait-il là ?

ANTOINE
Je ne plaisante point : c'est trop grave cela !
Qu'au milieu du Forum Jupiter me foudroie,
Si je ne cours, armé de la blanche courroie !
Moi, prêtre de César, moi, le consul romain,
Je veux frapper aussi : me tendrez-vous la main ?

CALPURNIE, à César
Il sera fait selon vos désirs. Mais l'usage
Me permet-il au moins de voiler mon visage ?

CÉSAR
Il le permet.

CALPURNIE
                    Je veux désirer à mon tour...
Prenez quelque repos.

CÉSAR
                    Vers le milieu du jour.

CALPURNIE
Vous le promettez ?

CÉSAR
                    Oui. Fais porter dans ma chambre
Du pain et quelques fruits, avec ma coupe d'ambre.
(En ce moment quatre esclaves égyptiens apportent un coffre.)

CALPURNIE
Que renferme ce coffre en ivoire ?

CÉSAR
                    Il est plein
De livres qu'on me donne...

ANTOINE
                    A lire ? Je te plain !

CALPURNIE
Pain et fruits, je vais tout vous préparer moi-même.

ANTOINE, à Calpurnie
(Ayec un sourire significatif.)
A ce soir ! Nous verrons si Jupiter vous aime...

CALPURNIE, sortant
Salut, seigneur.

Scène 5
CÉSAR, ANTOINE, LES ÉGYPTIENS



CÉSAR
                    Posez le coffre dans ce coin.
(A Antoine.)
Bon. — Donne-moi ta bourse, ami ; j'en ai besoin.

ANTOINE
Ma bourse ?

CÉSAR
          Oui.

ANTOINE
                              Tiens ; mais compte auparavant la somme.

CÉSAR
(Aux Égyptiens.)
Nous compterons après. Voici pour vous.
(Les Égyptiens s'inclinent et sortent.)

ANTOINE
                                        Quel homme !
Ce sont mille deniers qui te glissent des doigts !

CÉSAR
Ce sont mille deniers alors que je te dois.

ANTOINE
Pour mille deniers d'or voilà tout ce qu'on t'offre !
Au moins si Cléopâtre avait bourré ce coffre
De truffes de Libye, et de ces vieux flacons
Du lac Maréotis aux vignobles féconds ;
D'oiseaux du Nil, autruche, ibis, phénicoptère,
Gibier fort dur, mais gros, — je n'aurais qu'à me taire :
Mais t'envoyer un tas d'assommants manuscrits !
N'as-tu pas les discours de nos pères conscrits ?

CÉSAR
Ces livres qu'on m'envoie, apprends, seigneur Antoine,
Qu'ils viennent presque tous des rois de Macédoine ;
D'Alexandre surtout.

ANTOINE
                              Un guerrier, celui-là !
Il n'avait qu'un défaut... Aristote !

CÉSAR
                                        Voilà
Le grand homme jugé !

ANTOINE
                              Bien ! dis que je radote ;
Mais je hais les pédants, à partir d'Hérodote.
Traite-moi d'Allobroge ou de Scythe... je veux,
Mon savant Julius, te faire mes aveux.

CÉSAR
Va, parle.

ANTOINE
                    Quand j'appris, ô ville d'Alexandre
Que ta bibliothèque avait fait de la cendre,
Et que les papyrus, volant du haut des tours,
S'abattaient sur la mer comme de noirs vautours,
Je dis : Bravo, Vulcain ! C'est bien assez d'Athène !
Adieu, géométrie ! Euclide ! Ératosthène !
Le périple d'Hannon ! et ce poudreux chaos
Du règne de Chéops et des deux Néchaos,
Et tous ces Pharaons, grimaçantes momies
Depuis quatre mille ans dans leur tombe endormies !
(Montrant le coffre.)
Mais nos coquins déjà font tout recopier ;
Et c'est de l'amiante, et non pas du papier !

CÉSAR
Tu parles, toi qui fis tes études en Grèce,
Comme un de ces bourgeois que l'ignorance engraisse,
Comme un prêtre d'Isis, comme un gladiateur !
Est-il possible, hélas ! qu'Antoine, un orateur,
Affecte du mépris, comme la plèbe immonde,
Pour ces hommes divins rayonnant sur le monde ?

ANTOINE
Oh ! je n'affecte pas, — j'éprouve, mon ami.
Dès que tu m'as parlé de livres, j'ai frémi !
Tes philosophes grecs, ces buveurs d'ellébore,
Tes poètes, vois-tu, d'instinct je les abhorre !
Si la blanche vestale un jour se dévoila
Pour te dire en passant : Je t'aime ! ami, voilà
Toute la poésie !... Et, pour faire largesse,
Un fameux cuisinier, c'est toute la sagesse !
Hors cela, Julius, à part quelque laurier
Que la gloire en courant jette au front du guerrier,
Ou du poudreux athlète, ou du fort discobole,
La vie, amer festin, ne vaut pas une obole !

CÉSAR
Mais dans quelle taverne as-tu passé la nuit
A boire du Cécube, ivrogne, et du vin cuit ?

ANTOINE
De la morale ? toi ! la chose est curieuse !

CÉSAR
Chut ! je veux te parler d'affaire sérieuse.

ANTOINE
Soit ; j'écoute.

CÉSAR
                    Voici mon histoire en deux mots.
Tu n'as pas oublié ce tyran de Samos,
Polycrate, comblé des biens de la fortune,
Qu'une prospérité trop constante importune ?
Tremblant que son bonheur courrouce enfin les cieux,
Il jette dans la mer un anneau précieux.
Je suis comme lui, moi ; ma vie est une fête !
Jamais autant d'honneurs sur une seule tête
Ne menacèrent plus d'écraser un mortel !...
César est dieu ; César, vivant, a son autel !
César au Capitole a même une statue
Entre celle des rois : privilége qui tue !
— Le bonheur sur mes yeux n'a pas mis un bandeau ;
Et je vois par moments, derrière ce rideau
Fait de pourpre, de soie et d'or, flotter une ombre ;
Et c'est dans mon soleil comme une tache sombre !

ANTOINE
Derrière ce rideau de pourpre aux franges d'or,
Je vois un trône, un sceptre, une couronne encor.

CÉSAR
C'est possible ; mais là, César comme Alexandre,
Ne pouvant plus monter, est forcé de descendre.
Eh bien ! pour m'épargner, en tombant, un remord,
Ami, j'ai voulu tout prévoir, même ma mort !

ANTOINE
Ta mort ? As-tu donc vu dans l'ombre, triste augure,
Se pencher sur ton lit quelque pâle figure ?
Entendu quelque oiseau funèbre ce matin ?

CÉSAR
Mon expédition chez le Parthe lointain,
Ce rêve de quatre ans, bientôt je la commence ;
Et c'est le premier pas dans une arène immense !
J'ai de vastes projets, un sublime dessein
Qui n'est pas assez mûr pour tomber dans ton sein :
Il faut que ma pensée encore le contienne,
Et j'en prendrai ma part en te gardant la tienne.
Mais dans ces durs climats, si mes voeux sont déçus,
Je puis laisser ma tête, aussi bien que Crassus !

ANTOINE
Le héros que partout la victoire accompagne,
Le conquérant du Pont, des Gaules, de l'Espagne,
Doit-il se comparer à Crassus ? et les dieux
Laisseront-ils s'éteindre un front si radieux ?

CÉSAR
IL ne faut qu'un serpent dans l'herbe que l'on foule,
Il ne faut qu'un poignard élancé de la foule,
Il ne faut qu'un accès de fièvre ; et ce flambeau
N'a plus même de quoi brûler sur un tombeau !

ANTOINE
Tu parles de poignard, et de fièvre, et de tombe !!...
(Passant une main sur ses yeux.)
Et voilà maintenant une larme qui tombe...
Vois, j'en suis tout honteux !... Moi qui sers ton autel,
César, je m'accoutume à te croire immortel !
Parle-moi d'un trépas sur le champ de bataille,
Fort bien ! cela me plaît : mais quelque ignoble entaille
Par où l'âme s'échappe, un infâme couteau !...
Vraiment, c'est à cacher ses yeux dans son manteau !
(Il détourne la tête.)

CÉSAR
Tu m'aimes, j'en suis sûr, mon vieux compagnon d'armes !
J'ai vu ton brave coeur rayonner dans tes larmes.
Mais à mon héritier je pense constamment :
(Tirant un parchemin roulé d'un pli de sa toge.)
L'avenir est en lui ! Voici mon testament.

ANTOINE
César !...

CÉSAR
          Seul il contient ma volonté suprême :
C'est le dernier en date ; il est de ce jour même,
Rédigé de ma main et scellé de mon sceau.
Après moi, je désigne un pilote au vaisseau.

ANTOINE
Que veux-tu ?

CÉSAR, ouvrant une armoire secrète
                    Grave bien ceci dans ta mémoire :
Que mon testament reste au fond de cette armoire.
La serrure à secret, tu le vois, est ici ;
Une seule clef l'ouvre, une clef que voici.

ANTOINE
Bien !

CÉSAR
          Je mets ce rouleau dans l'armoire, et la ferme ;
Et je dis au consul, au guerrier noble et ferme,
Au frère de César, à cet ami discret,
Au seul coeur où je puisse épancher un secret,
A Marc-Antoine enfin, je dis : L'heure est prochaine !
Prends cette clef d'or, passe à ton cou cette chaîne ;
Ne la quitte ni jour ni nuit : tu le promets !
Surtout ne la confie à personne, jamais !
Et si je tombe, accours, ouvre cette cachette,
Prends ce rouleau ; qu'alors ta main le décachette ;
Puis, devant tout le peuple, Antoine, hautement,
Lis mon seul véritable et dernier testament.

ANTOINE
II sera fait selon ta volonté.

CÉSAR
                              J'y compte.
Ce qui meurt, c'est le corps, tu le sais. On raconte
Que notre âme toujours, notre spectre souvent,
Plane autour de l'ami que nous laissons vivant.
Eh bien ! reconnaissante, âme ou spectre, mon ombre
Ne frappera jamais ton front d'une aile sombre !
— Mais parlons d'autre chose, Antoine.

ANTOINE
                                        Par Pluton !
Tu me roules vivant du Styx au Phlégéthon ;
Et tu crois qu'il suffit, quand je suis tout morose,
De me dire : Parlons, Antoine, d'autre chose !
En vérité, j'ai beau vouloir, je reste coi ;
Je suis muet ! Parlons d'autre chose ; et de quoi ?
J'étouffe !... Oh ! tu n'es pas égayant dans ton style,
Et j'aurais grand besoin de voir danser Bathylle.
Allons, allons, je cours au champ de Mars !... adieu !
Je vais lancer le disque, et m'étourdir un peu.
La clef d'or, dis un mot, je te la restitue ;
Mais, vois-tu, pour la prendre il faudra qu'on me tue !
(Il remonte les marches de la galerie.)

CÉSAR
Tu ne demandes pas si dans mon testament
Je me suis souvenu de toi ?

ANTOINE
                              Tiens, justement !
Que me laisses-tu, dis ?

CÉSAR, montrant le coffre
                              Ces vieux livres.

ANTOINE, descendant
                                        Pardonne ;
Mais je préférerais celle qui te les donne.

CÉSAR
Est-ce que tu connais Cléopâtre ?

ANTOINE
                              Hélas ! non.
Mais je suis amoureux, comme un fou, de son nom :
C'est comme un beau reflet de soleil qui nous dore...
Cléopâtre ! cela rayonne. Je l'adore,
Et j'accepte les yeux fermés ; je ne crains rien !

CÉSAR
Tu seras donc toujours Antoine ? Adieu, vaurien !
(Antoine sort.)

Scène 6
CÉSAR, seul

Amalgame étonnant ! c'est la matière et l'âme,
C'est le jour et la nuit, c'est la cendre et la flamme !
Mais ses larmes, du moins, tremperont mon linceul :
J'en suis sûr. Maintenant que je me trouve seul,
Et pareil au gourmand, dans ses voluptés vives,
Quand il dit Arrière aux profanes convives,
Banquet de la pensée, apparais enfin, sors !
A moi, Science ! à moi, Poésie ! 0 trésors,
Fruits de l'arbre aux rameaux sacrés que j'idolâtre,
A moi ! resplendissez !
(Il ouvre le coffre ; Cléopâtre en sort, toute rayonnante de pierreries.)


Scène 7
CÉSAR, CLÉOPATRE



CLÉOPÂTRE
                              Julius !

CÉSAR
                                        Cléopâtre !

CLÉOPÂTRE
Salut !

CÉSAR
          Je me trompais, c'est un trésor d'amour !

CLÉOPÂTRE
Homère se tairait, moi je vous dis : Bonjour,
César ! — Y perdez-vous ?

CÉSAR
                              Oh ! non. Périsse Homère,
Et tous les fils d'Athène avec leur noble mère !
Et vive Cléopâtre, étoile du matin !
Mais la reine d'Égypte à Rome, au Palatin ?
C'est un rêve !

CLÉOPÂTRE
                    César, écoutez, je vous prie :
Deux coffres tout pareils venaient d'Alexandrie.
J'étais dans l'un, parmi les roses, frais cachot ;
Vos poètes dans l'autre avaient un peu plus chaud.
Mes esclaves sans doute auront pris l'un pour l'autre,
Et chez vous ont porté mon coffre au lieu du vôtre.
Je les ai laissés faire.

CÉSAR
                    Oh ! que vous êtes bien
L'aventureuse enfant du fleuve nubien ;
La nymphe qui, nageant parmi les groupes d'îles,
Cueille des fleurs dans l'herbe où sont les crocodiles !
Si le chemin est droit, vous faites un détour,
Et cherchez le péril comme on cherche l'amour !

CLÉOPÂTRE
Quand le péril conduit à l'amour, que m'importe ?
Je demande au péril qu'en ses bras il m'emporte !
Vers l'amour, vers César lorsque volent mes pas,
Le dragon de Colchos ne m'arrêterait pas !

CÉSAR
Vous régnez sur le Nil ; mais dans les froides zones,
N'étiez-vous pas jadis reine des Amazones ?

CLÉOPÂTRE
Ah ! la métempsycose ! Y croyez-vous ?

CÉSAR
                                        J'y crois.

CLÉOPÂTRE
Eh bien ! je m'appelais Antiope autrefois.

CÉSAR
En quel temps ?

CLÉOPÂTRE
                    En quel temps ? La réponse est aisée :
C'est du temps que les Grecs vous appelaient Thésée.

CÉSAR
Est-ce tout ?

CLÉOPÂTRE
                    Non, vraiment. Je pris un autre corps,
Et je fus Aspasie.

CÉSAR
                              Et moi, qu'étais-je alors ?

CLÉOPÂTRE
Oh ! vous le savez bien, car la chose est certaine :
Vous étiez Périclès, la lumière d'Athène !
Ne vous souvient-il plus, vous qui portiez ce nom,
D'avoir en marbre blanc bâti le Parthénon ?

CÉSAR
Rebâti, voilà tout.

CLÉOPÂTRE
                              J'étais fort jalousée !
Vous souvient-il au moins de m'avoir épousée ?

CÉSAR
De vous avoir promis, peut-être ?

CLÉOPÂTRE
                                        Périclès
Doit tenir sa parole.

CÉSAR
                              Ah !

CLÉOPÂTRE
                                        Sans nouveaux délais.

CÉSAR
Soit ! Mais si, par malheur pour la métempsycose,
César fort oublieux, — les siècles en sont cause,
- Ne se rappelle pas avoir été jadis
L'illustre Périclès ?

CLÉOPÂTRE, tirant de son sein un médaillon
                              Alors, moi je lui dis :
Regardez ce portrait, seigneur, et j'aime à croire
Qu'il pourra seconder un peu votre mémoire.

CÉSAR
Césarion, mon fils !

CLÉOPÂTRE
                              Oui. Vous ressemble-t-il ?

CÉSAR
Comme tu nous étreins, ô couleuvre du Nil !

CLÉOPÂTRE
Je suis veuve, César.

CÉSAR
                              C'est ce qui vous amène ?

CLÉOPÂTRE
Non, seigneur... - Mais l'Égypte est province romaine.
C'est à vous de nommer, en place du feu roi,
Celui qui va régner sur l'Égypte... et sur moi.

CÉSAR
Ah ! que la politique au moins soit ajournée !
César, toute la nuit, toute la matinée,
A parlé politique : il voudrait à son tour,
Comme un simple mortel, parler un peu d'amour.

CLÉOPÂTRE
C'est aussi l'entretien qu'une amante préfère.
Mais César a perdu la mémoire ; qu'y faire ?

LE NOMENCLATEUR, ouvrant la porte
César n'a-t-il pas fait demander à l'instant
Junius Brutus ?

CÉSAR
                    Oui. Viendra-t-il ?

LE NOMENCLATEUR
                                        Il attend.
(Il sort.)

CLÉOPÂTRE
Brutus ?

CÉSAR
          Voulez-vous voir ce qu'on nomme un stoïque ?

CLÉOPÂTRE
Non ; je ne me sens point l'âme assez héroïque !
Vrai ! — Faut-il que je rentre en mon coffre, César ?

CÉSAR
Croyez-vous nos palais de Rome faits sans art,
Et moins complets que ceux de votre Alexandrie ?
(Il ouvre une porte secrète.)
Tenez !

CLÉOPÂTRE
          La clef, César ?

CÉSAR
                              Gardez-la, je vous prie ;
Mais j'en conserve une autre.

CLÉOPÂTRE
                                        On l'espère : sans quoi,
L'on dirait simplement : César, enfermez-moi !

LE NOMENCLATEUR
Le seigneur Junius Brutus !

CLÉOPÂTRE
                              Oh ! je me sauve !
César, prenez bien garde à cette bête fauve !
(Elle sort vivement.)

Scène 8
CÉSAR, BRUTUS

BRUTUS
Pardon ! noble César... je vous trouble, je crois.

CÉSAR
Non. Je vous attendais, Brutus, depuis un mois.

BRUTUS
A cet excès d'honneur j'étais loin de prétendre.
Sans vous importuner, j'ai cru devoir attendre
Une invitation formelle pour venir.
Le présent vous occupe, et surtout l'avenir :
Votre âme a des projets qui mûrissent en elle,
Et pour nos entretiens l'heure est trop solennelle.

CÉSAR
Elle est venue !... Il faut, nous expliquant tous deux,
Savoir si nous pouvons dans ces temps hasardeux
Soutenir, étayer l'édifice qui tremble ;
Au besoin même, un jour, le reconstruire ensemble.
Il faut savoir jusqu'où mon vieil attachement
Peut désormais compter sur votre dévouement.

BRUTUS
Je t'admire, César ! ton amitié m'honore :
Sans protestation, sans langage sonore,
Sans làche flatterie au maître tout-puissant,
Brutus dit à César : Je suis reconnaissant !
Mais en homme de coeur s'il faut que je m'explique„
Mon dévouement, César, est pour la république.

CÉSAR
Qui donc jusqu'à présent pour Brutus a tout fait ?
Est-ce la république, ou César ?

BRUTUS
                                        En effet ;
C'est le malheur des temps, je le sais. Jadis Rome,
Seule, récompensait : aujourd'hui, c'est un homme !

CÉSAR
L'école de Zénon, l'école de Brutus,
Met donc l'ingratitude au nombre des vertus ?

BRUTUS
Non ; dis un mot, ma vie est à toi, je l'exhale !
Car tu sauvas ma vie aux plaines de Pharsale ;
Tu m'as fait gouverneur de la Gaule, et tu viens
De me nommer préteur !... César, je me souviens.
De plus, au consulat ton pouvoir me désigne.
Mais pourquoi tant d'honneurs ? C'est que tu m'eu crus digne ;
C'est qu'en Brutus, avant qu'il te les demandât,
Tu vis un citoyen rigide, un bon soldat !
L'âme du citoyen, sais-tu qui l'a trempée ?
C'est Caton ! — Le soldat, qui l'a fait ? c'est Pompée !

CÉSAR
Tu nommes là, Brutus, mes plus grands ennemis.

BRUTUS
Ces deux héros, vaincus par toi, mais non soumis,
Ne te haïssaient point, César, je te le jure !
C'est la corruption, l'intrigue et le parjure,
Qu'ils abhorraient tous deux !... c'est le titre de roi ;
C'est le trône qui monte au-dessus de la loi !

CÉSAR
Ces dieux Termes, gardiens aveugles des limites,
Ces bornes de nos champs, hé quoi ! tu les imites ?
Impassible granit dans la terre planté,
Tu crois donc que la vie est l'immobilité ?
Regarde, écoute vivre et l'herbe et la broussaille :
Tout s'agite, — le temps marche, le sol tressaille ;
La chaîne du passé tombe, ou nous la brisons !
Ne vois-tu pas monter les vastes horizons ;
Quelque chose de grand, qui partout se révèle ;
Et le monde qui meurt, ou qui se renouvelle ?

BRUTUS
Je vois que la pudeur et que la probité,
Pâles ombres, s'en vont où va la liberté !
Je vois que, chaque jour, dans une route oblique
Ton bras ambitieux pousse la république !
Je vois que, ne pouvant, Rome, te secourir,
Caton pour rester libre a bien fait de mourir !

CÉSAR
Oh ! le pauvre insensé, qui vient au couchant sombre
Demander la lumière, et qui marche vers l'ombre ;
Et qui se croit, rêvant les antiques vertus,
Au siècle des Camille et des Cincinnatus !
Oui, leur siècle était grand, peut-être regrettable :
Oui, la simplicité des habits, de la table,
Cette orge qui bouillait sur le plat des Toscans,
Ce peu qu'on avait d'or qui reluisait aux camps.
Annibal sous nos murs plantant sa javeline,
Et nos guerriers debout sur la porte Colline,
Voilà qui défendait au vice d'approcher :
Mais le Nil dans le Tibre est venu s'épancher !
Et l'or asiatique, aux mains sacerdotales,
A remplacé l'argile étrusque des vestales !
Et le luxe, fondant sur nous comme un vautour,
Venge les nations, et nous dompte à son tour !
La Rome des consuls et de la république
A brisé dès longtemps sa ceinture italique ;
Rome a conquis la Grèce, et Carthage et le Pont ;
Rome a conquis l'Espagne et les Gaules ! — Répond
Toi qui ne veux pas voir, comme une mer de lave
Monter incessamment vers nous le monde esclave !...
Cette ville aux sept monts qu'un dieu même créa,
Est-ce toujours la fille et d'Albe et de Rhéa,
La matrone sévère, ou bien la courtisane ?
Ville de Mithridate et d'Ariobarzane,
Ville de Ptolémée et ville de Juba,
Rome est un composé de tout ce qui tomba !
Rome, c'est l'univers... et sa débauche accuse
Marseille, Alexandrie, Athènes, Syracuse,
Et Rhode et Sybaris, fécondes en malheurs,
Et Tarente lascive, au front chargé de fleurs !

BRUTUS
Puisque tu vois les maux qu'un luxe impur amène,
Rends-nous, César, rends-nous la pauvreté romaine ;
N'ouvre plus le sénat à tous ces affranchis
Qui dans nos murs sacrés vinrent, les pieds blanchis !
Lorsque du monde entier Rome est la concubine,
Moi, tout enfant, nourri de l'olive sabine,
Je suis triste et honteux d'avoir au ciel latin,
En naissant, respiré l'air du mont Aventin !

CÉSAR
Pour se régénérer parmi les races fortes,
Il faut qu'au monde Rome ouvre toutes ses portes !
Cette Rome d'ailleurs, dont je guide l'essor,
N'est plus celle du vieux Papirius Cursor :
Avec plus de jeunesse et plus d'intelligence,
La Rome de César a bien plus d'exigence !...
Ce grand feu qu'alluma l'esclave Spartacus,
La popularité de ces nobles Gracchus,
Catilina qui veut, du monde faire un gouffre,
Prouvent qu'il faut guérir l'humanité qui souffre !
Eh bien ! ou je m'abuse, ou l'oracle est certain :
César est le mortel choisi par le destin,
Brutus, pour maintenir dans un juste équilibre
Les droits de la noblesse et ceux d'un peuple libre.
Aux volontés des dieux César croit obéir :
S'il s'égare, pardonne, au lieu de le haïr !

BRUTUS
Moi te haïr ! Crois-tu que j'aie en ma poitrine
Un de ces coeurs jaloux que ta gloire chagrine ;
Qui voudraient plutôt voir l'empire des Romains
Détruit par l'étranger que sauvé par tes mains ?
Non ! — la guerre, en des temps sombres comme les nôtres,
Fut moins dure avec toi que la paix avec d'autres ;
Et Rome, qui toujours saigne, une plaie au sein,
Ne pourrait se choisir un plus doux médecin !
Mais ces dieux immortels qu'ici ta bouche nomme,
S'ils firent pour toi plus qu'ils ne font pour un homme,
Verrais-tu leur faveur dans Pharsale ou Munda,
Ces deux chênes sacrés que ton glaive émonda ?
Trop souvent le courroux des dieux, frappant nos villes,
Désigne le vainqueur dans les guerres civiles !
Oh ! ne confonds jamais, enflé de tes exploits,
Ce Vercingétorix, chef des peuples gaulois,
Pharnace qui frissonne au vent de ton épée,
Et Juba le Numide, avec le grand Pompée !...
Car le monde a pu voir, Pompée ayant vécu,
Les dieux pour le vainqueur, Caton pour le vaincu !

CÉSAR
Tu parles de Caton ! Est-ce que je l'outrage ?
Non. J'admire et je plains ce héros d'un autre âge ;
Et j'aurais volontiers, moi peu stoïcien,
Pris le sang de mon coeur pour ranimer le sien !..
Mais j'ai pensé toujours que cette âme énergique
N'était que vertueuse, et manquait de logique.
Caton pour quelques-uns voulait la liberté :
Moi je la veux pour tous !... je suis l'Humanité !

BRUTUS
Caton, c'était la loi !

CÉSAR
                              La loi du monde antique :
Elle est morte avec lui dans les remparts d'Utique !
Et si Brutus est gendre et neveu de Caton,
Il a trempé sa lèvre aux sources de Platon.
Brutus, ce noble esprit, cette âme douce et grave,
Où du maître immortel la parole se grave,
Doit comprendre aujourd'hui que le temps est venu
De jeter un manteau sur l'homme pauvre et nu !
On voit trop de haillons mêlés aux laticlaves !...
L'antique liberté n'a fait que des esclaves !

BRUTUS
Au bandeau des Tarquins tu n'as pas renoncé !

CÉSAR
L'homme de l'avenir ne veut rien du passé,
Du passé, chose morte, et qui n'est à personne,
Pas même à Jupiter ! — Voyons, ami, raisonne :
Oh ! non, je ne tiens pas à ce titre de roi ;
Mais ce que dit l'oracle universel, j'y croi !
Tu le sais bien, ce titre est nécessaire à l'homme
Par qui s'accompliront les grands destins de Rome ;
Et, pour fonder l'État qui ne doit pas finir,
L'âge qui s'ouvre attend le roi de l'avenir !
Or, quand j'affirme ici d'une voix prophétique
Qu'un roi seul peut dompter la horde asiatique,
Comme fait la prêtresse au mont Capitolin,
Je déroule un feuillet du livre sibyllin !
On dit que, profanant sa main pontificale,
Chaque jour, à plaisir, Julius intercale
Une prédiction aux volumes divins.
Mais laissons le mensonge et tous les propos vains
Aux calomniateurs que notre gloire efface !
Quand César et Brutus se parlent face à face,
Les dieux prêtent l'oreille et se penchent sur eux,
Qui vont faire le monde heureux ou malheureux !

BRUTUS
La gloire de César est-elle si vulgaire
Qu'il faille l'illustrer d'une nouvelle guerre ?
[Et devons-nous couvrir sans cesse, ô dieux cléments,
Ces vastes régions de nouveaux ossements ?
Au fond de ses déserts laisse un peuple barbare :
Te gêne-t-il ? Quelle est la route qu'il te barre ?
Il t'a fallu dix ans pour dompter les Gaulois ;
Dix ans pour revenir plus fort contre les lois !
N'es-tu donc point dans Rome assez puissant encore ?
Et quand tu vas soumettre Orodès et Pacore,
Est-ce pour mieux nous vaincre et nous assujettir ?
Le joug, trop lourd déjà, doit-il s'appesantir ?

CÉSAR
D'un si pauvre dessein, quoi ! Brutus me soupçonne ?

BRUTUS
Oui ; car tu ne feras jamais croire à personne
Que César, le vainqueur des Gaulois, des Germains,
Prenant au sérieux tous ces jeunes Romains
Qui font la guerre au Parthe en buvant du Massique,
Aille venger Crassus jusqu'au golfe persique.
Dans ce pays farouche où l'orgueil l'entraîna,
Que sa tête demeure aux mains de Suréna :
Ce lugubre trophée abaisse-t-il, en somme,
La gloire de César et la grandeur de Rome ?]

CÉSAR
Tu dis vrai. Cette guerre est un prétexte ici ;
La véritable cause, écoute, la voici :
(Conduisant Brutus vers une table où il déroule une carte géographique.)
Je puis la dire à toi, dont le génie est ferme,
Dont l'âme vigoureuse à la crainte se ferme.
As-tu parfois, pensif et le coeur soucieux,
Sur la carte du monde, ami, jeté les yeux ?
As-tu suivi du doigt, surtout de la pensée,
Cette ligne qu'avec leurs glaives ont tracée,
Plus intelligemment que n'eût fait le hasard,
Ces trois hommes : Sylla, Marius et César ?

BRUTUS
                                        Oui, souvent.

CÉSAR
Bien. — Après cette ligne, dans l'ombre,
Dis, qu'ont vu tes regards ? Des nations sans nombre,
Où tout semble mystère, et les noms et les moeurs ;
Océan dont César entend seul les rumeurs ;
Peuples tout frissonnants, qui, de leur nuit profonde,
Contemplent, éblouis, Rome, soleil du monde !
Eh bien ! ce que tu vois sur la carte ébauché,
Moi, je l'ai vu réel, du doigt je l'ai touché.
Un jour (ce jour n'est pas loin du temps où nous sommes),
Ces populations, vaste déluge d'Hommes,
Rompront cette frontière, éclatant baudrier
Que Rome, forte encor, noue à son flanc guerrier !
Alors apparaitront ces multitudes vagues,
Sombres, pressant leurs flots, comme la mer ses vagues :
De l'aurore au couchant, mille fleuves humains
Pousseront devant eux Parthes, Scythes, Germains,
Les races du Midi, peuplades abhorrées,
Et les durs habitants des mers hyperborées ;
Formidables tribus, sauvages conquérants
Qui roulent sur des chars leurs pénates errants,
Et qui dans nos cités viendront, hôtes funèbres,
Sur les clartés de Rome épancher leurs ténèbres !
— Mais ces futurs vainqueurs nous sont-ils inconnus ?...
N'a-t-on pas vu déjà les Gaulois de Brennus
Du sacré Capitole envahir les portiques ?
N'a-t-on pas vu le chef de ces hordes celtiques,
Exigeant la rançon du peuple souverain,
Jeter son fer pesant dans le plateau d'airain,
Et nos pères conscrits, chargés d'ans et de gloire,
Impassibles, mourir sur leurs siéges d'ivoire ?
N'a-t-on pas vu déjà, l'un à l'autre liés,
Les Cimbres, se couchant sur leurs grands boucliers,
Altérés de carnage, affamés de rapines,
Glisser du haut des monts aux plaines cisalpines ?
Si Marius, mon oncle, au coeur jeune, au bras fort,
N'eût soutenu le poids de ce torrent du Nord,
Et si, le refoulant jusqu'aux glaces du pôle,
A Rome chancelante il n'eût prêté l'épaule,
Tout périssait : nos lois, nos sciences, nos arts ;
Et je ne fondais pas l'empire des Césars !
Eh bien ! je ne veux pas que Rome un jour s'efface,
Et que l'obscurité sur la terre se fasse !
— Le temps est précieux, le péril est urgent :
Aussi j'appelle à moi tout homme intelligent.
Cette expédition, tu me vois l'entreprendre
Non pour venger la mort de Crassus, et reprendre
Ce que sur nous le Parthe a conquis de drapeaux ;
Mais pour donner au monde un siècle de repos !
— Le Parthe anéanti, je disperse, et rejette
Dans la mer Caspienne et le Dace et le Gète ;
Et, vers le Tanaïs poursuivant mon chemin,
Du Caucase au Danube et du Suève au Germain,
Dans leurs noires forêts, sur leurs montagnes chauves,
Je subjugue ou détruis toutes ces races fauves !...
Puis, ayant balayé le Nord, avant cinq ans
Je reviens par la Gaule aux rivages toscans.
— Mais, pendant cette longue et dernière campagne,
Qui donc va contenir et l'Afrique et l'Espagne ?
Toi ! Qui va gouverner du Tibre jusqu'au Rhin ?
Toi, Brutus, toi, le vrai, l'unique souverain !
César, ne craignant plus les discordes civiles,
Sera ton conquérant et ton preneur de villes !

BRUTUS
César, tu m'éblouis ; ton langage vainqueur
Fait que la volonté chancelle dans mon coeur !...
Mais, loin de tes clartés, souffre au moins que je sonde
Ce ténébreux chaos dont tu veux faire un monde,
Et que sur les penseurs mon oeil longtemps fixé
Éclaire mon esprit au flambeau du passé.

CÉSAR
Consulte donc, Brutus, leurs cendres endormies ;
Mais, sans prêter l'oreille à des voix ennemies,
(Lui mettant la main sur l'épaule.)
Interroge ton cœur : c'est le bon conseiller !...
Celui-là, j'en suis sûr, ne veut pas nous brouiller.
(Il lui donne la main.)

BRUTUS
Adieu.

Scène 9
LES MÉMES, BYRRHA

CÉSAR
          Que me veut-on ? Quoi ! sans que je l'ordonne,
Quelqu'un pénètre ici ?

BYRRHA
                              Que César me pardonne...
Serais-je trop hardi, si je lui rappelais
Qu'il m'a permis d'entrer à toute heure au palais ?

CÉSAR
Bien. — Au revoir, Brutus. Songe au salut de Rome !

BRUTUS
Pourquoi César est-il presque un dieu, plus qu'un homme ?
(Il sort.)

Scène 10
CÉSAR, BYRRHA

BYRRHA
Un message.

CÉSAR
          De qui ?

BYRRHA
                    De Cythéris.

CÉSAR
                              A moi ?
(Il ouvre la lettre.)
Deux feuilles de laurier au lieu d'une ! pourquoi ?

BYRRHA
Parce que deux dangers te menacent.

CÉSAR
                              Mon brave,
Lesquels ?

BYRRHA
          Lis ces deux noms.

CÉSAR
                                        Ah ! Cléopâtre, — Octave !

BYRRHA
Cléopâtre est entrée hier, j'en suis certain,
Par la porte Capène ; Octave, ce matin.

CÉSAR
Merci. Ma prévoyance égalera la vôtre.
L'un de ces deux dangers m'était connu ; mais l'autre,
Je l'ignorais encor. Sois calme, j'ai compris.
Va ; je remercierai moi-même Cythéris.



Texte numérisé en mode texte par Agnès Vinas à partir d'un exemplaire personnel et mis en ligne le 4/4/2009. Les internautes qui désirent l'emprunter sont priés d'en mentionner explicitement la provenance. Cette disposition s'applique en particulier à tous les contributeurs de Wikisource.


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