Acte I

  Scène 2

Acteurs

  • Marcus Brutus
  • Jules César
  • Antoine, triumvir après la mort de César
  • Octave César, triumvir après la mort de César
  • Lépide, triumvir après la mort de César
  • Cassius, conjuré
  • Casca, conjuré
  • Trébonius, conjuré
  • Ligarius, conjuré
  • Decius Brutus, conjuré
  • Cinna, conjuré
  • Flavius et Marullus, tribuns
  • Cicéron, sénateurs
  • Publius, sénateurs
  • Popilius Léna, sénateurs
  • Artémidore, sophiste de Cnide
  • Un devin
  • Cinna, poète
  • Lucilius, ami de Brutus
  • Titinius, ami de Brutus
  • Messala, ami de Brutus
  • Le jeune Caton, ami de Brutus
  • Volumnius, ami de Brutus
  • Varron, serviteur de Brutus
  • Clitus, serviteur de Brutus
  • Claudius, serviteur de Brutus
  • Straton, serviteur de Brutus
  • Lucius, serviteur de Brutus
  • Dardanius, serviteur de Brutus
  • Pindarus, serviteur de Cassius
  • Portia, femme de Brutus
  • Calphurnia, femme de César
  • Sénateurs, citoyens, gardes, gens de service

La scène est d'abord à Rome, puis à Sardes, et enfin à Philippes.


Scène 1
Rome. Une rue.
Entrent Flavius, Marullus et une bande de citoyens.

FLAVIUS
Hors d'ici ! Au logis, paresseux que vous êtes ! rentrez au logis. Est-ce fête aujourd'hui ? Eh ! ne savez-vous pas qu'étant artisans, vous ne devez pas sortir un jour ouvrable, sans les insignes de votre profession ?... Parle, toi, de quel métier es-tu ?

PREMIER CITOYEN
Moi, monsieur ? charpentier.

MARULLUS
Où est ton tablier de cuir ? et ta règle ? Que fais-tu ici dans tes plus beaux habits ?... Et vous, monsieur de quel métier êtes-vous ?

DEUXIEME CITOYEN
Ma foi, monsieur, comparé à un ouvrier dans le beau, je ne suis, comme vous diriez, qu'un savetier.

MARULLUS
Mais quel est ton métier ?... réponds-moi nettement.

DEUXIEME CITOYEN
Un métier, monsieur, que je puis exercer, j'espère, en toute sûreté de conscience ; je fais aller les plus mauvaises mules.

MARULLUS
Quel métier, drôle ? mauvais drôle, quel métier ?

DEUXIEME CITOYEN
Eh ! je vous en supplie, monsieur, ne vous mettez pas ainsi hors de vous. Au fait, si vous détraquez, je puis vous remettre en état.

MARULLUS
Qu'entends-tu par là ? me remettre en état, insolent !

DEUXIEME CITOYEN
Eh mais, monsieur, vous ressemeler.

FLAVIUS
Tu es donc savetier ? L'es-tu?

DEUXIEME CITOYEN
Ma foi, monsieur, c'est mon alène qui me fait vivre : je ne me mêle des affaires des gens, hommes ou femmes, que par l'alène. Je suis en effet, monsieur, chirurgien de vieilles chaussures ; quand elles sont en grand danger, je les recouvre. Les hommes les plus respectables qui aient jamais foulé cuir de vache ont fait leur chemin sur mon ouvrage.

FLAVIUS
Mais pourquoi n'es-tu pas dans ton échoppe aujourd'hui ? Pourquoi mènes-tu ces gens-là à travers les rues ?

DEUXIEME CITOYEN
Ma foi, monsieur, pour user leurs souliers et me procurer plus de travail. Mais, en vérité, monsieur, nous chômons aujourd'hui pour voir César et nous réjouir de son triomphe.

MARULLUS
Pourquoi vous réjouir ? Quelles conquêtes nous rapporte-t-il ? Quels sont les tributaires qui le suivent à Rome pour orner, captifs enchaînés, les roues de son chariot ? Bûches que vous êtes ! têtes de pierre, pires que des êtres insensibles ! - 0 coeurs endurcis ! cruels fils de Rome, est-ce que vous n'avez pas connu Pompée ? Bien des fois vous avez grimpé aux murailles, aux créneaux, aux tours, aux fenêtres et jusqu'aux faîtes des cheminées, vos enfants dans vos bras, et, ainsi juchés, vous avez attendu patiemment toute une longue journée, pour voir le grand Pompée traverser les rues de Rome ! Et dès que seulement vous voyiez apparaître son chariot, vous poussiez d'une voix unanime une telle acclamation, que le Tibre tremblait au fond de son lit à entendre l'écho de vos cris répété par les cavernes de ses rives ! et aujourd'hui vous vous couvrez de vos plus beaux habits ! Et aujourd'hui vous vous mettez en fête ! Et aujourd'hui vous jetez des fleurs sur le passage de celui qui marche triomphant dans le sang de Pompée ! Allez-vous-en. Courez à vos maisons ! tombez à genoux ! Priez les dieux de suspendre le fléau qui doit s'abattre sur une telle ingratitude.

FLAVIUS
Allez, allez, mes bons compatriotes ; et, en expiation de votre faute, assemblez tous les pauvres gens de votre sorte, menez-les au bord du Tibre, et gonflez ses eaux de vos larmes, jusqu'à ce que le plus infime de ses flots vienne baiser la plus haute de ses rives.

Les citoyens sortent.

Voyez comme leur grossier métal s'est laissé toucher. Ils s'évanouissent, la langue enchaînée dans le remords. Allez par là au Capitole : moi,j'irai par ici. Dépouillez les statues, si vous les voyez parées d'ornements sacrés.

MARULLUS
Le pouvons-nous ? Vous savez que c'est la fête des Lupercales.

FLAVIUS
N'importe ; ne laissez sur aucune statue les trophées de César. Je vais en chemin chasser la foule des rues ; faites-en autant là où vous la verrez s'amasser. Arrachons les plumes naissantes de l'aile de César, et il ne prendra qu'un ordinaire essor ; sinon, il s'élèvera à perte de vue et nous tiendra tous dans une servile terreur.

Ils sortent.

Scène 2
La voie sacrée.
Entrent en procession, au son de la musique, César, Antoine, paré pour la course ; Calphurnia, Portia, Décius, Cicéron, Brutus, Cassius et Casca, suivis d'une foule de gens du peuple dans laquelle se trouve un devin.

CESAR
Calphurnia !

CASCA
Holà ! silence ! César parle.

La musique cesse.

CESAR
Calphurnia !

CALPHURNIA
Me voici, monseigneur.

CESAR
Tenez-vous sur le passage d'Antoine, quand il accomplira sa course... Antoine !

ANTOINE
César, monseigneur? CESAR
N'oubliez pas dans votre hâte, Antoine, de toucher Calphurnia. Car nos anciens disent que les femmes infécondes, touchées dans ce saint élan, secouent le charme qui les stérilise.

ANTOINE
Je m'en souviendrai. Quand César dit : Faites ceci, c'est fait.

CESAR
En avant, et qu'on n'omette aucune cérémonie.

Musique.

LE DEVIN, dans la foule
César !

CESAR
Hé ! qui appelle ?

CASCA
Faites taire tout bruit... Silence, encore une fois.

La musique cesse.

CESAR
Qui m'appelle dans la foule ? J'entends une voix, qui domine la musique, crier : César !... Parle ! César est prêt à écouter.

LE DEVIN
Prends garde aux Ides de Mars.

CESAR
Quel est cet homme ?

BRUTUS
Un devin. Il vous dit de prendre garde aux Ides de Mars.

CESAR
Amenez-le devant moi, que je voie son visage.

CASSIUS, au devin
Compagnon, sors de la foule : lève les yeux sur César.

Le devin s'avance.

CESAR
Qu'as-tu à me dire à présent ? Parle de nouveau.

LE DEVIN
Prends garde aux ides de Mars.

CESAR
C'est un rêveur ; laissons-le... Passons.

Symphonie. Tous sortent, excepté Brutus et Cassius.

CASSIUS
Venez-vous voir l'ordre de la course ?

BRUTUS
Moi, non.

CASSIUS
Je vous en prie, venez.

BRUTUS
Je n'aime pas les jeux... Il me manque un peu de cet esprit folâtre qui est dans Antoine. Que je ne contrarie pas vos désirs, Cassius, je vous laisse.

CASSIUS
Brutus, je vous observe depuis quelque temps. Je ne trouve plus dans vos yeux cette affabilité, cet air de tendresse que j'y trouvais naguère. Vous traitez avec trop de froideur et de réserve votre ami qui vous aime.

BRUTUS
Cassius, ne vous y trompez pas. Si j'ai le front voilé, c'est que mon regard troublé se tourne sur moi-même. Je suis agité depuis peu par des sentiments contraires, par des préoccupations toutes personnelles, et peut-être cela a-t-il altéré mes manières ; mais que mes bons amis (et vous êtes du nombre, Cassius), n'en soient pas affligés ; qu'ils ne voient dans ma négligence qu'une inadvertance du pauvre Brutus qui, en guerre avec lui-même, oublie de témoigner aux autres son affection.

CASSIUS
Je me suis donc bien trompé, Brutus, sur vos sentiments ; et cette méprise est cause que j'ai enseveli dans mon coeur des pensées d'une grande importance, de sérieuses méditations. Dites-moi, bon Brutus, pouvez-vous voir votre visage ?

BRUTUS
Non, Cassius ; car l'oeil ne se voit que réfléchi par un autre objet.

CASSIUS
C'est juste. Et l'on déplore grandement, Brutus, que vous n'ayez pas de miroir qui reflète à vos yeux votre mérite caché et vous fasse voir votre image. J'ai entendu les personnages les plus respectables de Rome, l'immortel César excepté, parler de Brutus, et, gémissant sous le joug qui accable notre génération, souhaiter que le noble Brutus eût des yeux.

BRUTUS
Dans quel danger voulez-vous m'entraîner, Cassius, que vous me pressez ainsi de chercher en moi-même ce qui n'y est pas ?

CASSIUS
Préparez-vous donc à m'écouter, bon Brutus ; et puisque vous vous reconnaissez incapable de bien vous voir sans réflecteur, je serai, moi, votre miroir, et je vous révélerai discrètement à vous-même ce que vous ne connaissez pas de vous-même. Et ne vous défiez pas de moi, doux Brutus. Si je suis un farceur vulgaire, si j'ai coutume de prostituer les serments d'une affection banale au premier flagorneur venu ; si vous me regardez comme unhomme qui cajole les gens, les serre dans ses bras et les déchire ensuite, comme un homme qui, dans un banquet, fait profession d'aimer toute la salle, alors tenez-moi pour dangereux.

Fanfares et acclamations au loin.

BRUTUS
Que signifie cette acclamation ? Je crains que le peuple ne choisisse César pour son roi.

CASSIUS
Ah ! vous le craignez ? Je dois donc croire que vous ne le voudriez pas.

BRUTUS
Je ne le voudrais pas, Cassius, et pourtant j'aime bien César... Mais pourquoi me retenez-vous ici si longtemps ?... Qu'avez-vous à me confier ? Si c'est du bien public qu'il s'agit, montrez-moi d'un côté l'honneur, de l'autre la mort, et je les considérerai l'un et l'autre avec le même sang-froid... Et puisse la protection des dieux me manquer, si je n'aime pas le nom d'honneur plus que je ne crains la mort !

CASSIUS
Je vous connais cette vertu, Brutus, comme je connais vos traits extérieurs. Eh bien ! c'est d'honneur que j'ai à vous parler. Je ne saurais dire ce que vous et les autres hommes vous pensez de cette vie ; mais, quant à moi, j'aimerais autant n'être pas que de vivre pour craindre une créature comme moi-même. Je suis né libre comme César ; vous, aussi. Nous avons été nourris tous deux, et nous pouvons tous deux supporter le froid de l'hiver aussi bien que lui. Une fois, par un jour gris et orageux où le Tibre agité se soulevait contre ses rives, César me dit : Oserais-tu, Cassius, te jeter avec moi dans ce courant furieux, et nager jusqu'à ce point là-bas ? Sur ce mot, accoutré comme je l'étais, je plongeai et le sommai de me suivre : ce qu'il fit en effet. Le torrent rugissait ; nous le fouettions de nos muscles robustes, l'écartant et le refoulant avec des coeurs acharnés. Mais avant que nous pussions atteindre le point désigné, César cria : Au secours, Cassius, ou je me noie ! De même qu'Enée, notre grand ancêtre, prit sur ses épaules le vieil Anchise et l'enleva des flammes de Troie, moi, j'enlevai des vagues du Tibre le César épuisé. Et cet homme est aujourd'hui devenu un dieu ! Et Cassius est une misérable créature qui doit se courber, si César lui fait nonchalamment un signe de tête ! Il eut une fièvre, quand il était en Espagne ; et, quand l'accès le prenait, j'ai remarqué comme il tremblait : c'est vrai, ce Dieu tremblait ! Ses lèvres couardes avaient abandonné leurs couleurs, et cet oeil, dont un mouvement intimide l'univers, avait perdu son lustre. Je l'ai entendu gémir ; oui, et cette langue qui tient les Romains aux écoutes, et dicte toutes ses paroles à leurs annales, hélas ! elle criait : Donne-moi à boire, Titinius, comme une fillette malade ! 0 dieux, je suis stupéfait qu'un homme de si faible trempe soit le premier de ce majestueux univers et remporte seul la palme !

Fanfares. Acclamations.

BRUTUS
Une autre acclamation ! Je crois qu'on applaudit à de nouveaux honneurs qui accablent César.

CASSIUS
Eh ! ami, il enjambe cet étroit univers comme un colosse, et nous autres, hommes chétifs, nous passons sous ses jambes énormes et nous furetons partout pour trouver des tombes déshonorées. Les hommes, à de certains moments, sont maîtres de leurs destinées. Si nous ne sommes que des subalternes, cher Brutus, la faute en est à nous et non à nos étoiles. Brutus, César ! Qu'y-a-t-il dans ce César ? Pourquoi ce nom résonnerait-il plus haut que le vôtre ? Ecrivez-les tous deux ; le vôtre est aussi beau ; prononcez-les, il est aussi gracieux à la bouche ; pesez-les, il est d'un poids égal ; employez-les à une incantation, Brutus évoquera un esprit aussi vite que César. Eh bien, au nom de tous les dieux, de quoi se nourrit notre César pour être devenu si grand ? Siècle, tu es dans la honte ! Rome, tu as perdu la race des nobles coeurs ! Quel est, depuis le grand déluge, le siècle qui n'ait été glorifié que par un homme ? Jusqu'à présent, quand a-t-on pu dire en parlant de Rome que son vaste promenoir ne contenait qu'un homme ? Est-ce bien Rome, la grande cité ? Au fait elle est assez grande s'il ne s'y trouve qu'un seul homme ! Oh ! nous avons ouï dire à nos pères, vous et moi, qu'il fut jadis un Brutus qui eût laissé dominer Rome par l'éternel démon aussi volonliers que par un roi !

BRUTUS
Que vous m'aimiez, c'est ce dont je ne doute point. Où vous voudriez m'amener, je l'entrevois. Ce que je pense de ceci et de cette époque, je le révélerai plus tard. Pour le moment, je voudrais, et je m'adresse à vous en toute affection, ne pas être pressé davantage. Ce que vous avez dit, je l'examinerai ; ce que vous avez à dire, je l'écouterai avec patience ; et je trouverai un moment opportun pour causer entre nous de ces grandes choses. Jusqu'alors, mon noble ami, ruminez ceci : Brutus aimerait mieux être un villageois que se regarder comme un fils de Rome aux dures conditions que ces temps vont probablement nous imposer.

CASSIUS
Je suis bien aise que mes faibles paroles aient du moins fait jaillir de Brutus cette étincelle.

Rentrent César et son cortège.

BRUTUS
Les jeux sont terminés, et César revient.

CASSIUS
Quand ils passeront, tirez Casca par la manche, et il vous dira, à sa piquante manière, ce qui s'est passé de remarquable aujourd'hui.

BRUTUS
Oui, je le ferai... Mais voyez donc, Cassius, le signe de la colère éclate au front de César, et tous ceux qui le suivent ont l'air de gens grondés. La joue de Calphurnia est pâle, et Cicéron a les yeux d'un furet, ces yeux enflammés que nous lui avons vus au Capitole quand il était contredit dans les débats par quelque sénateur.

CASSIUS
Casca nous dira de quoi il s'agit.

CESAR
Antoine !

ANTOINE
César !

CESAR
Je veux près de moi des hommes gras, des hommes à la face luisante et qui dorment les nuits. Ce Cassius là-bas a l'air bien maigre et famélique ; il pense trop. De tels hommes sont dangereux.

ANTOINE
Ne le craignez pas, César ; il n'est pas dangereux : c'est un noble Romain, et bien disposé.

CESAR
Je voudrais qu'il fût plus gras, mais je ne le crains point. Pourtant, si ma gloire était accessible à la crainte, je ne sais quel homme j'éviterais aussi volontiers que ce sec Cassius. Il lit beaucoup : il est grand observateur, et il voit clairement à travers les actions des hommes. Il n'aime pas les jeux, comme toi, Antoine ; il n'écoute pas la musique ; rarement il sourit, et il sourit de telle sorte qu'il semble se moquer de lui-même et mépriser son humeur de s'être laissé entraîner à sourire de quelque chose. Des hommes tels que lui n'ont jamais le coeur à l'aise, tant qu'ils voient un plus grand qu'eux-mêmes : et voilà pourquoi ils sont dangereux. Je te dis ce qui est à craindre plutôt que ce que je crains, car je suis toujours César. Passe à ma droite, car je suis sourd de cette oreille, et dis-moi sincèrement ce que tu penses de lui.

César sort avec son cortège. Casca seul reste avec Brutus et Cassius.

CASCA
Vous m'avez tiré par mon manteau : voudriez-vous me parler ?

BRUTUS
Oui, Casca : dites-nous, qu'est-il arrivé aujourd'hui, que César a l'air morose ?

CASCA
Mais vous étiez avec lui, n'est-ce pas ?

BRUTUS
En ce cas, je ne demanderais pas à Casca ce qui est arrivé.

CASCA
Eh bien, on lui a offert une couronne ; et, au moment où on la lui offrait, il l'a repoussée avec le revers de sa main, comme ceci ; et alors le peuple a poussé une acclamation.

BRUTUS
Et pourquoi le second cri ?

CASCA
Eh ! pour la même raison.

CASSIUS
Ils ont vociféré trois fois... Pourquoi la dernière ?

CASCA
Eh ! pour la même raison.

BRUTUS
Est-ce que la couronne lui a été offerte trois fois ?

CASCA
Oui, morbleu ; et il l'a repoussée trois fois, mais chaque fois plus mollement ; et à chaque refus mes honnêtes voisins acclamaient.

CASSIUS
Qui lui a offert la couronne ?

CASCA
Eh ! Antoine.

BRUTUS
Dites-nous de quelle manière, aimable Casca.

CASCA
Je pourrais aussi bien m'aller pendre que vous le dire. C'était une pure bouffonnerie ; je n'y ai pas fait attention. J'ai vu Marc Antoine lui offrir une couronne ; encore n'était-ce pas une couronne, c'était une de ces guirlandes, vous savez ; et, comme je vous l'ai dit, il l'a repoussée une fois ; mais malgré tout, à mon idée, il avait grande envie de la prendre. Alors, l'autre la lui a offerte de nouveau ; alors, il l'a repoussée de nouveau ; mais, à mon idée, il avait beaucoup de peine à en écarter ses doigts. Et alors, l'autre la lui a offerte pour la troisième fois ; pour la troisième fois il l'a repoussée ; et toujours, à chaque refus, les badauds vociféraient, et claquaient des mains, et faisaient voler leurs bonnets de nuit crasseux, et, parce que César refusait la couronne, exhalaient une telle quantité d'haleines infectes que César en a été presque suffoqué ; car il s'est évanoui, et il est tombé. Et pour ma part je n'osais pas rire, de peur d'ouvrir les lèvres et de recevoir le mauvais air.

CASSIUS
Doucement, je vous prie. Quoi ! César s'est évanoui !

CASCA
Il est tombé en pleine place du marché, et il avait l'écume à la bouche, et il était sans voix !

BRUTUS
C'est fort vraisemblable : il tombe du haut mal.

CASSIUS
Non, ce n'est pas César, c'est vous et moi, c'est l'honnête Casca, c'est nous qui tombons du haut mal.

CASCA
Je ne sais ce que vous entendez par là ; mais je suis sûr que César est tombé. Si la canaille ne l'a pas applaudi et sifflé, selon qu'elle était contente ou mécontente de lui, comme elle en use au théâtre avec les acteurs, je ne suis pas un homme sincère.

BRUTUS
Qu'a-t-il dit, quand il est revenu à lui ?

CASCA
Morbleu, avant de tomber, quand il a vu le troupeau populaire se réjouir de ce qu'il refusait la couronne, il m'a ouvert brusquement son pourpoint et leur a présenté sa gorge à couper. Que n'étais-je un de ses artisans ! S'il n'est pas vrai qu'alors je l'eusse pris au mot, je veux aller en enfer parmi les coquins !... Et sur ce, il est tombé. Quand il est revenu à lui, il a déclaré que, s'il avait fait ou dit quelque chose de déplacé, il priait Leurs Honneurs de l'attribuer à son infirmité. Trois ou quatre filles près de moi ont crié : Hélas! la bonne âme ! et lui ont pardonné de tout leur coeur. Mais il ne faut pas y prendre garde : si César avait poignardé leurs mères, elles n'auraient pas fait moins.

BRUTUS
Et c'est après cela qu'il est revenu si morose ?

CASCA
Oui.

CASSIUS
Cicéron a-t-il dit quelque chose ?

CASCA
Oui, il a parlé grec.

CASSIUS
Quel sens avaient ses paroles ?

CASCA
Ma foi, si je puis vous le dire, je ne veux jamais vous revoir en face. Ceux qui l'ont compris souriaient en se regardant et secouaient la tête ; mais en vérité c'était du grec pour moi. Je puis vous apprendre encore du nouveau : Marullus et Flavius, pour avoir enlevé les écharpes des images de César, sont réduits au silence. Adieu. Il y a eu encore bien d'autres sottises, mais je ne m'en souviens plus.

CASSIUS
Voulez-vous souper avec moi ce soir, Casca ?

CASCA
Non, je suis engagé.

CASSIUS
Voulez-vous dîner avec moi demain ?

CASCA
Oui, si je suis vivant, si ce caprice vous dure et si votre dîner vaut la peine d'être mangé.

CASSIUS
Bon, je vous attendrai.

CASCA
Soit. Adieu à tous deux.

Il sort.

BRUTUS
Que ce garçon s'est épaissi ! - Il était d'une complexion si vive quand il allait à l'école !

CASSIUS
Tel il est encore, si apathique qu'il paraisse, dans l'exécution de toute entreprise noble ou hardie. Cette rudesse est l'assaisonnement de son bel esprit ; elle met les gens en goût et leur fait digérer ses paroles de meilleur appétit.

BRUTUS
C'est vrai. Pour cette fois je vous quitte. Demain, si vous désirez me parler, j'irai chez vous ; ou, si vous le préférez, venez chez moi, je vous attendrai.

CASSIUS
Je viendrai.... Jusque-là songe à l'univers.

Brutus sort.
Oui, Brutus, tu es noble ; mais je vois que ta trempe généreuse peut être dénaturée par des influences. Il convient donc que les nobles esprits ne frayent jamais qu'avec leurs pareils. Car quel est l'homme si ferme qui ne puisse être séduit ? César ne peut guère me souffrir, mais il aime Brutus. Aujourd'hui, si j'étais Brutus et qu'il fût Cassius, César ne me dominerait pas... Je veux ce soir jeter par ses fenêtres des billets d'écritures diverses, qui seront censés venir de divers citoyens : tous auront trait à la haute opinion que Rome a de son nom, et feront vaguement allusion à l'ambition de César. Et, après cela, que César se tienne solidement ; car ou nous le renverserons, ou nous endurerons de plus mauvais jours.

Il sort.

Scène 3
Rome. Il fait nuit. Tonnerre et éclairs.
Casca, l'épée à la main, se croise avec Cicéron.

CICERON
Bonsoir, Casca. Est-ce que vous avez reconduit César ? Pourquoi êtes-vous hors d'haleine ? et pourquoi semblez-vous si effaré ?

CASCA
N'êtes-vous pas ému quand toute la masse de la terre tremble comme une chose mal affermie ? 0 Cicéron, j'ai vu des tempêtes où les vents grondants fendaient les chênes noueux, et j'ai vu l'ambitieux océan s'enfler, et faire rage, et écumer, et s'élever jusqu'aux nues menaçantes ; mais jamais avant cette nuit, jamais avant cette heure, je n'avais traversé une tempête ruisselante de feu. Ou il y a une guerre civile dans le ciel, ou le monde, trop insolent envers les dieux, les provoque à déchaînerla destruction.

CICERON
Quoi ! avez-vous vu quelque chose de plus surprenant ?

CASCA
Un esclave public (vous le connaissez bien de vue), a levé sa main gauche qui a flamboyé et brûlé comme vingt torches ; et cependant sa main, insensible à la flamme, est restée intacte. En outre (depuis lors je n'ai pas rengainé mon épée), j'ai rencontré près du Capilole un lion qui m'a jeté un éclair, et, farouche, a passé sans me faire de mal. Là étaient entassées une centaine de femmes spectrales, que la peur avait défigurées. Elles juraient avoir vu des hommes tout en feu errer dans les rues. Et hier l'oiseau de nuit s'est abattu sur la place du marché, en plein midi, huant et criant. Quand de tels prodiges surviennent conjointement, qu'on ne dise pas : En voici les motifs, ils sont naturels ! car je crois que ce sont des présages néfastes pour la région qu'ils désignent.

CICERON
En effet, c'est une époque étrange : mais les hommes peuvent interpréter les choses à leur manière, et tout à fait à contre-sens. Est-ce que César vient demain au Capitole ?

CASCA
Oui ; car il a chargé Antoine de vous faire savoir qu'il y serait demain.

CICERON
Bonne nuit donc, Casca : ce ciel si troublé n'invite pas à la promenade.

CASCA
Adieu, Cicéron.

Cicéron sort. Entre Cassius, la poitrine nue.

CASSIUS
Qui est là?

CASCA
Un Romain.

CASSIUS
C'est votre voix, Casca.

CASCA
Votre oreille est bonne. Cassius, quelle nuit que celle-ci !

CASSIUS
Une nuit fort agréable aux honnêtes gens.

CASCA
Qui jamais a vu les cieux si menaçants ?

CASSIUS
Quiconque a vu la terre si pleine de crimes ! Pour moi j'ai marché dans les rues, en m'exposant à cette nuit périlleuse ; et défait comme vous me voyez, Casca, j'ai présenté ma poitrine nue aux pierres de la foudre ; et quand le sillage bleu de l'éclair semblait ouvrir le sein du ciel, je m'offrais au jet même de sa flamme.

CASCA
Mais pourquoi tentiez-vous ainsi les cieux? C'est aux hommes de craindre et de trembler, quand les dieux tout-puissants nous envoient ces signes, formidables hérauts, pour nous épouvanter.

CASSIUS
Vous êtes abattu, Casca. Ces étincelles de vie qui devraient être dans un Romain, vous ne les avez pas ou du moins vous ne les montrez pas. Vous êtes pâle et hagard, et vous vous effrayez, et vous vous étonnez de voir cette étrange impatience des cieux. Mais si vous vouliez en considérer la vraie cause, et chercher pourquoi tous ces feux, pourquoi tous ces spectres glissant dans l'ombre ; pourquoi ces oiseaux, ces animaux enlevés à leur instinct et à leur espèce ; pourquoi tous ces vieillards déraisonnables et ces enfants calculateurs ; pourquoi tous ces êtres dévoyés de leurs lois, de leurs penchants et de leurs facultés prédestinées dans une nature monstrueuse, alors vous concevriez que le ciel leur souffle ces inspirations nouvelles pour en faire des instruments de terreur, annonçant un monstrueux état de choses. Maintenant, Casca, je pourrais te nommer un homme en tout semblable à cette effroyable nuit, un homme qui tonne, foudroie, ouvre les tombes et rugit comme le lion dans le Capitole ; un homme qui n'est pas plus puissant que toi ou moi par la force personnelle, et qui pourtant est devenu prodigieux et terrible comme ces étranges météores.

CASCA
C'est de César que vous parlez, n'est-ce pas, Cassius ?

CASSIUS
-Peu importe de qui. Les Romains d'aujourd'hui ont des nerfs et des membres, ainsi que leurs ancêtres. Mais, hélas ! le génie de nos pères est mort, et nous sommes gouvernés par l'esprit de nos mères : notre joug et notre soumission nous montrent efféminés.

CASCA
En effet, on dit que demain les sénateurs comptent établir César comme roi, et qu'il portera la couronne sur terre et sur mer, partout, excepté en Italie.

CASSIUS
Je sais où je porterai ce poignard, alors. Cassius délivrera Cassius de la servitude... C'est par là, dieux, que vous rendez si forts les faibles : c'est par là, dieux, que vous déjouez les tyrans. Ni tour de pierre, ni murs de bronze battu, ni cachot privé d'air, ni massives chaînes de fer, ne sauraient entraver la force de l'âme. Une existence, fatiguée de ces barrières terrestres, a toujours le pouvoir de s'affranchir. Si je sais cela, le monde entier saura que cette part de tyrannie que je supporte, je puis la secouer à ma guise.

CASCA
Je le puis aussi ! Tout esclave porte dans sa propre main le pouvoir de briser sa captivité.

CASSIUS
Et pourquoi donc César serait-il un tyran ? Pauvre homme ! je sais bien qu'il ne serait pas loup, s'il ne voyait que les Romains sont des brebis. Il ne serait pas lion, si les Romains n'étaient des biches. Ceux qui veulent faire à la hâte un grand feu, l'allument avec de faibles brins de paille. Quelle ordure, quel rebut, quel fumier est donc Rome pour n'être plus que l'immonde combustible qui illumine un être aussi vil que César ! Mais, ô douleur ! où m'as-tu conduit ? Je parle peut-être devant un esclave volontaire : alors, je sais que j'aurai à répondre de ceci. Mais je suis armé, et les dangers me sont indifférents !

CASCA
Vous parlez à Casca, à un homme qui n'est pas un délateur grimaçant. Prenez ma main : formez une faction pour redresser tous ces griefs : et je poserai mon pied aussi loin que le plus avancé.

CASSIUS
C'est un marché conclu. Sachez donc, Casca, que j'ai déjà engagé plusieurs des plus magnanimes Romains à tenter avec moi une entreprise pleine de glorieux périls. Je sais qu'ils m'attendent en ce moment sous le porche de Pompée : car, par cette effroyable nuit, on ne peut ni bouger ni marcher dans les rues. Et l'aspect des éléments est à l'avenant de l'oeuvre que nous avons sur les bras, sanglant, enflammé et terrible.

Entre Cinna.

CASCA
Rangeons-nous un moment, car voici quelqu'un qui vient en toute hâte.

CASSIUS
C'est Cinna ; je le reconnais à sa démarche : c'est un ami... Cinna, où courez-vous ainsi ?

CINNA
A votre recherche... Qui est là ? Métellus Cimber ?

CASSIUS
Non, c'est Casca : un affilié à notre entreprise. Ne suis-je pas attendu, Cinna ?

CINNA
J'en suis bien aise. Quelle nuit terrible ! Deux ou trois d'entre nous ont vu d'étranges visions.

CASSIUS
Ne suis-je pas attendu, Cinna ? dites-moi.

CINNA
Oui, vous l'êtes. Oh ! Cassius, si seulement vous pouviez gagner le noble Brutus à notre parti !

CASSIUS, remettant divers papiers à Cinna
Soyez satisfait, bon Cinna. Prenez ce papier, et ayez soin de le déposer dans la chaire du préteur, que Brutus puisse l'y trouver ; jetez celui-ci à sa fenêtre, fixez celui-ci avec de la cire sur la statue du vieux Brutus ; cela fait, rendez-vous au porche de Pompée, où vous nous trouverez. Décius Brutus et Trébonius y sont-ils ?

CINNA
Tous, sauf Métellus Cimber, qui est allé vous chercher chez vous... C'est bon, je vais me dépêcher, et disposer ces papiers comme vous me l'avez dit.

CASSIUS
Cela fait, rendez-vous au théâtre de Pompée.

Sort Cinna.

Venez, Casca : avant le jour, nous irons, vous et moi, faire visite à Brutus : il est déjà aux trois quarts à nous ; et l'homme tout entier se reconnaîtra nôtre à la première rencontre.

CASCA
Oh ! il est placé bien haut dans le coeur du peuple. Ce qui en nous paraîtrait un crime, son prestige, comme la plus riche alchimie, le transformera en vertu et en mérite.

CASSIUS
Vous avez bien apprécié l'homme et son mérite, et le grand besoin que nous avons de lui. Marchons, car il est plus de minuit ; et, avant le jour, nous irons l'éveiller et nous assurer de lui.

Ils sortent.


  Haut de la page Acte II