Acte IV

Acte III Acte V

Scène 1
Chez Antoine.
Antoine, Octave et Lépide, assis autour d'une table.

ANTOINE
Ainsi tous ces hommes mourront ; leurs noms sont marqués.

OCTAVE
Votre frère aussi doit mourir ; y consentez-vous, Lépide ?

LEPIDE
J'y consens.

OCTAVE
Marquez-le, Antoine.

LEPIDE
A condition que Publius cessera de vivre, Publius, le fils de votre soeur, Marc-Antoine.

ANTOINE
Il cessera de vivre : voyez, d'un trait il est damné. Mais, Lépide, allez à la maison de César ; vous y prendrez le testament de César, et nous verrons à en retrancher quelques legs onéreux.

LEPIDE
Ça, vous retrouverai-je ici ?

OCTAVE
Ou ici ou au Capitole.

Sort Lépide.

ANTOINE
C'est un homme nul et incapable, bon à faire des commissions. Convient-il, quand le monde est divisé en trois, qu'il soit un des trois partageants ?

OCTAVE
Vous en avez jugé ainsi, et vous avez pris son conseil pour décider qui serait voué à la mort, dans notre noir décret de proscription.

ANTOINE
Octave, j'ai vu plus de jours que vous. Nous n'accumulons les honneurs sur cet homme, que pour nous décharger sur lui d'un certain odieux ; il ne les portera que comme l'âne porte l'or, gémissant et suant sous le faix, conduit ou chassé dans la voie indiquée par nous ; et, quand il aura porté notre trésor où nous voulons, alors nous lui retirerons sa charge, et nous le renverrons, comme l'âne débâté, secouer ses oreilles et paître aux communaux.

OCTAVE
Faites à votre volonté ; mais c'est un soldat éprouvé et vaillant.

ANTOINE
Mon cheval l'est aussi, Octave ; et c'est pour cela que je lui assigne sa ration de fourrage. C'est une bête que j'instruis à combattre, à caracoler, à s'arrêter court, à courir en avant ; le mouvement de son corps est gouverné par mon esprit. Et, jusqu'à un certain point, Lépide est ainsi ; il veut être instruit, dressé et lancé. C'est un esprit stérile qui vit d'abjection, de bribes et d'assimilations, et adopte pour mode ce qui a été usé et épuisé par les autres hommes. Ne parlez de lui que comme d'un instrument. Et maintenant, Octave, écoutez de grandes choses... Brutus et Cassius lèvent des troupes ; il faut que nous leur tenions tête au plus vite. Combinons donc notre alliance, rassemblons nos meilleurs amis, et déployons nos meilleures ressources. Allons à l'instant tenir conseil pour visiter aux plus sûrs moyens de découvrir les trames secrètes et de faire face aux périls évidents.

OCTAVE
Oui, agissons ! car nous sommes attachés au poteau et harcelés par une meute d'ennemis ; et plusieurs qui nous sourient recèlent, je le crains, dans leurs coeurs des millions de perfidies.

Ils sortent.

Scène 2
Le camp près de Sardes. Devant la tente de Brutus.
Tambour. Entrent Brutus, Lucilius, Lucius et des soldats ; Titinius et Pindarus les rencontrent.

BRUTUS
Halte-là.

LUCIUS
Le mot d'ordre ! holà ! halte!

BRUTUS
Eh bien, Lucilius, Cassius est-il proche ?

LUCILIUS
Il est tout près d'ici ; et Pindarus est venu pour vous saluer de la part de son maître.

Pindarus remet une lettre à Brutus.

BRUTUS, après avoir lu la lettre.
Il me complimente gracieusement... Votre maître, Pindarus, soit par son propre changement, soit par la faute de ses officiers, m'a donné des motifs sérieux de déplorer certains actes : mais, s'il est près d'ici, je vais recevoir ses explications.

PINDARUS
Je ne doute pas que mon noble maître n'apparaisse tel qu'il est, plein de sagesse et d'honneur.

BRUTUS
Personne n'en doute... Un mot, Lucilius : que je sache comment il vous a reçu.

LUCILIUS
Avec courtoisie et avec assez d'égards, mais non avec ces façons familières, avec cette expansion franche et amicale qui lui étaient habituelles jadis.

BRUTUS
Tu as décrit là le refroidissement d'un ami chaleureux. Remarque toujours, Lucilius, que, quand l'affection commence à languir et à décliner, elle affecte force cérémonies. La foi naïve et simple est sans artifice, mais les hommes creux sont comme certains chevaux fougueux au premier abord ; ils promettent par leur allure vaillante la plus belle ardeur ; mais, dès qu'il leur faut endurer l'éperon sanglant, ils laissent tomber leur crinière, et, ainsi que des haridelles trompeuses, succombent à l'épreuve. Ses troupes arrivent-elles ?

LUCILIUS
Elles comptent établir leurs quartiers à Sardes, cette nuit ; le gros de l'armée, la cavalerie en masse, arrivent avec Cassius.

Marche militaire derrière le théâtre.

BRUTUS
Ecoutez, il est arrivé. Marchons tranquillement à sa rencontre.

Entrent Cassius et des soldats.

CASSIUS
Halte-là !

BRUTUS
Halte-là ! faites circuler le commandement.

VOIX DIVERSES, derrière le théâtre.
Halte !... Halte !... Halte !

CASSIUS, à Brutus.
Très noble frère, vous m'avez fait tort.

BRUTUS
0 vous, dieux, jugez-moi ! Ai-je jamais eu des torts envers mes ennemis ? Si cela ne m'est pas arrivé, comment puis-je avoir fait tort à un frère ?

CASSIUS
Brutus, cette attitude sévère que vous prenez dissimule des torts, et, quand vous en avez...

BRUTUS
Cassius, modérez-vous ; exposez avec calme vos griefs... Je vous connais bien. Sous les yeux de nos deux armées, qui ne devraient voir entre nous qu'une tendre affection, ne nous disputons pas. Commandez-leur de se retirer. Puis, dans ma tente, Cassius, vous expliquerez vos griefs, et je vous donnerai audience.

CASSIUS
Pindarus, dites à nos commandants de replier leurs troupes à quelque distance de ce terrain.

BRUTUS
Lucilius, faites de même ; et que nul n'approche de notre tente, avant que notre conférence soit terminée. Que Lucius et Titinius gardent notre porte.

Ils se retirent.

Scène 3
Dans la tente de Brutus.
Lucius et Titinius en faction à l'entrée de la tente. Paraissent Brutus et Cassius

CASSIUS
Que vous m'avez fait tort, voici qui le prouve. Vous avez condamné et flétri Lucius Pella, pour s'être laissé corrompre ici par les Sardiens ; et cela, au mépris de la lettre par laquelle j'intercédais pour cet homme qui m'était connu.

BRUTUS
Vous vous êtes fait tort à vous-même, en écrivant dans un cas pareil.

CASSIUS
Dans un temps comme le nôtre, il ne convient pas que la plus légère transgression porte ainsi son commentaire.

BRUTUS
Permettez-moi de vous le dire, Cassius, à vous-même on vous reproche d'avoir des démangeaisons aux mains, de trafiquer de vos offices et de les vendre pour de l'or à des indignes.

CASSIUS
Moi, des démangeaisons aux mains ! En parlant ainsi, vous savez bien que vous êtes Brutus ; sans quoi ce serait, par les dieux, votre dernière parole.

BRUTUS
Le nom de Cassius pare cette corruption, et voilà pourquoi le châtiment se voile la face.

CASSIUS
Le châtiment !

BRUTUS
Souvenez-vous de Mars, souvenez-vous des Ides de Mars ! N'est-ce pas au nom de la justice qu'a coulé le sang du grand Jules ? Entre ceux qui l'ont poignardé, quel est le scélérat qui a attenté à sa personne autrement que pour la justice ? Quoi ! nous-qui avons frappé le premier homme de l'univers pour avoir seulement protégé des brigands, nous irons maintenant souiller nos doigts de concussions infâmes, et vendre le champ superbe de notre immense gloire pour tout le clinquant qui peut tenir dans cette main crispée ! J'aimerais mieux être un chien, et aboyer à la lune que d'être un pareil Romain.

CASSIUS
Brutus, ne me harcelez point ; je ne l'endurerai pas. Vous vous oubliez, en prétendant ainsi me contenir. Je suis un soldat, moi, plus ancien que vous au service, plus capable que vous de faire des choix.

BRUTUS
Allons donc, vous ne l'êtes point, Cassius.

CASSIUS
Je le suis.

BRUTUS
Je dis que vous ne l'êtes point.

CASSIUS
Ne me poussez pas davantage ; je m'oublierais. Songez à votre salut : ne me provoquez pas plus longtemps.

BRUTUS
Arrière, homme de rien !

CASSIUS
Est-il possible !

BRUTUS
Ecoutez-moi, car je veux parler. Est-ce à moi de céder la place à votre colère étourdie ? Est-ce que je vais m'effrayer des grands yeux d'un forcené ?

CASSIUS
0 dieux ! ô dieux ! faut-il que j'endure tout ceci !

BRUTUS
Tout ceci! oui, et plus encore. Enragez jusqu'à ce qu'éclate votre coeur superbe ; allez montrer à vos esclaves combien vous êtes colère, et faites trembler vos subalternes ! Est-ce à moi de me déranger, et de vous observer ? Est-ce à moi de me tenir prosterné devant votre mauvaise humeur ! Par les dieux, vous digérerez le venin de votre bile, dussiez-vous en crever ; car, de ce jour, je veux m'amuser, je veux rire de vous, chaque fois que vous vous emporterez.

CASSIUS
En est-ce donc venu là ?

BRUTUS
Vous vous dites meilleur soldat que moi, prouvez-le, justifiez votre prétention, et cela me fera grand plaisir. Pour ma part, je prendrai volontiers leçon d'un vaillant homme.

CASSIUS
Vous me faites tort, vous me faites tort en tout, Brutus. J'ai dit plus ancien soldat, et non meilleur. Ai-je dit meilleur ?

BRUTUS
Si vous l'avez dit, peu m'importe.

CASSIUS
Quand César vivait, il n'aurait pas osé me traiter ainsi.

BRUTUS
Paix ! paix ! vous n'auriez pas osé le provoquer ainsi.

CASSIUS
Je n'aurais pas osé !

BRUTUS
Non.

CASSIUS
Quoi ! pas osé le provoquer !

BRUTUS
Sur votre vie, vous ne l'auriez pas osé.

CASSIUS
Ne présumez pas trop de mon affection ; je pourrais faire ce que je serais fâché d'avoir fait.

BRUTUS
Vous avez fait ce que vous devriez être fâché d'avoir fait. Vos menaces ne me terrifient point, Cassius ; car je suis si fortement armé d'honnêteté, qu'elles passent près de moi, comme un vain souffle que je ne remarque pas. Je vous ai envoyé demander certaines sommes d'or que vous m'avez refusées ; car moi, je ne sais pas me procurer d'argent par de vils moyens. Par le ciel, j'aimerais mieux monnayer mon coeur et couler mon sang en drachmes que d'extorquer de la main durcie des paysans leur misérable obole par des voies iniques. Je vous ai envoyé demander de l'or pour payer mes légions, et vous me l'avez refusé : était-ce un acte digne de Cassius ? Aurais-je ainsi répondu à Caïus Cassius ? Lorsque Marcus Brutus deviendra assez sordide pour refuser à ses amis ces vils jetons, dieux, soyez prêts à le broyer de tous vos foudres !

CASSIUS
Je ne vous ai pas refusé.

BRUTUS
Si fait.

CASSIUS
Non. Il n'était qu'un imbécile, celui qui a rapporté ma réponse... Brutus m'a brisé le coeur. Un ami devrait supporter les faiblesses de son ami ; mais Brutus fait les miennes plus grandes qu'elles ne sont.

BRUTUS
Je ne les dénonce que quand vous m'en rendez victime.

CASSIUS
Vous ne m'aimez pas.

BRUTUS
Je n'estime pas vos fautes.

CASSIUS
Les yeux d'un ami ne devraient pas voir ces fautes-là.

BRUTUS
Les yeux d'un flatteur ne les verraient pas, parussent-elles aussi énormes que le haut Olympe.

CASSIUS
Viens, Antoine, et toi, jeune Octave, viens. Seuls vengez vous sur Cassius ; car Cassius est las du monde, haï de celui qu'il aime, bravé par son frère, repris comme un esclave, toutes ces fautes observées, enregistrées, apprises et retenues par coeur pour lui être jetées à la face ! Oh ! je pourrais pleurer de mes yeux toute mon âme !... Voici mon poignard, et voici ma poitrine nue, et dedans un coeur plus précieux que les mines de Plutus, plus riche que l'or ! Si tu es un Romain, prends-le ; moi, qui t'ai refusé de l'or, je te donne mon coeur. Frappe, comme tu frappas César ; car, je le sais, au moment même où tu le haïssais le plus, tu l'aimais mieux que tu n'as jamais aimé Cassius.

BRUTUS
Rengainez votre poignard. Emportez-vous tant que vous voudrez, vous avez liberté entière ; faites ce que vous voudrez, le déshonneur même ne sera qu'une plaisanterie. 0 Cassius, vous avez pour camarade un agneau : la colère est en lui comme le feu dans le caillou, qui, sous un effort violent, jette une étincelle hâtive, et se refroidit aussitôt.

CASSIUS
Cassius n'a-t-il vécu que pour amuser et faire rire son Brutus, chaque fois qu'un ennui ou une mauvaise humeur le tourmente !

BRUTUS
Quand j'ai dit cela, j'étais de mauvaise humeur moi-même.

CASSIUS
Vous le confessez. Donnez-moi votre main.

BRUTUS
Et mon coeur aussi.

CASSIUS
0 Brutus !

BRUTUS
Que voulez-vous dire ?

CASSIUS
Est-ce que vous ne m'aimez pas assez pour m'excuser, quand cette nature vive que je tiens de ma mère fait que je m'oublie ?

BRUTUS
Oui, Cassius, et désormais, quand vous vous emporterez contre votre Brutus, il s'imaginera que c'est votre mère qui gronde, et vous laissera faire.

Bruit derrière le théâtre.

LE POETE, derrière le théâtre.
Laissez-moi entrer pour voir les généraux ! Il y a désaccord entre eux : il n'est pas bon qu'ils soient seuls.

LUCIUS, derrière le théâtre.
Vous ne pénétrerez pas jusqu'à eux.

LE POETE, derrière le théâtre.
Il n'y a que la mort qui puisse m'arrêter.

Entre le poète.

CASSIUS
Eh bien, qu'y a-t-il ?

LE POETE
Honte à vous, généraux ! Fi ! que prétendez-vous ? Soyez amis, ainsi qu'il sied à deux tels hommes ; car j'ai vu, j'en suis sûr, bien plus de jours que vous.

CASSIUS
Ah ! ah ! que ce cynique rime misérablement !

BRUTUS
Sortez d'ici, drôle ; impertinent, hors d'ici.

CASSIUS
Excusez-le, Brutus, c'est sa manière.

BRUTUS
Je prendrai mieux son humeur quand il prendra mieux son moment. Qu'est-il besoin à l'armée de ces baladins stupides ! Compagnon, hors d'ici !

CASSIUS
Arrière, arrière ! allez-vous-en.

Le poète sort. Entrent Lucilius et Titinius.

BRUTUS
Lucilius et Titinius, dites aux commandants de préparer le logement de leurs compagnies pour cette nuit.

CASSIUS
Et puis revenez tous deux, et amenez-nous Messala immédiatement.

Sortent Lucilius et Titinius.

BRUTUS
Lucius, un bol de vin !

CASSIUS
Je n'aurais pas cru que vous pussiez vous irriter ainsi.

BRUTUS
0 Cassius, je souffre de tant de douleurs !

CASSIUS
Vous ne faites pas usage de votre philosophie, si vous êtes accessible aux maux accidentels.

BRUTUS
Nul ne supporte mieux le chagrin : Portia est morte.

CASSIUS
Ha ! Portia !

BRUTUS
Elle est morte.

CASSIUS
Comment ne m'avez-vous pas tué, quand je vous contrariais ainsi ! 0 perte insupportable et accablante !... De quelle maladie ?

BRUTUS
Du désespoir causé par mon absence, et de la douleur de voir le jeune Octave et Marc Antoine grossir ainsi leurs forces : car j'ai appris cela en même temps que sa mort. Elle en a perdu la raison, et, en l'absence de ses familiers, elle a avalé de la braise.

CASSIUS
Et elle est morte ainsi !

BRUTUS
Oui, ainsi.

CASSIUS
0 dieux immortels !

Entre Lucius, avec du vin et des flambeaux.

BRUTUS
Ne parlez plus d'elle... Donne-moi un bol de vin... En ceci j'ensevelis tout ressentiment, Cassius.

Il boit.

CASSIUS
Mon coeur est altéré de ce noble toast. Remplis, Lucius, jusqu'à ce que le vin déborde de la coupe. Je ne puis trop boire de l'amitié de Brutus.

Il boit.
Rentre Titinius avec Messala.


BRUTUS
Entrez, Titinius ; bien venu, bon Messala ! Maintenant asseyons-nous autour de ce flambeau, et délibérons sur les nécessités du moment.

CASSIUS
Portia, tu as donc disparu !

BRUTUS
Assez, je vous prie. Messala, des lettres m'apprennent que le jeune Octave et Marc Antoine descendent sur nous avec des forces considérables, dirigeant leur marche vers Philippes.

MESSALA
J'ai moi-même des lettres de la même teneur.

BRUTUS
Qu'ajoutent-elles ?

MESSALA
Que, par décrets de proscription et de mise hors la loi, Octave, Antoine et Lépide ont mis à mort cent sénateurs.

BRUTUS
En cela nos lettres ne s'accordent pas bien : les miennes parlent de soixante-dix sénateurs qui ont péri par leurs proscriptions ; Cicéron est l'un d'eux !

CASSIUS
Cicéron, l'un d'eux !

MESSALA
Oui, Cicéron est mort, frappé par ce décret de proscription. Avez-vous eu des lettres de votre femme, monseigneur ?

BRUTUS
Non, Messala.

MESSALA
Et dans vos lettres est-ce qu'on ne vous dit rien d'elle ?

BRUTUS
Rien, Messala.

MESSALA
C'est étrange, il me semble.

BRUTUS
Pourquoi cette question ? Vous parle-t-on d'elle dans vos lettres ?

MESSALA
Non, monseigneur.

BRUTUS
Dites-moi la vérité, en Romain que vous êtes.

MESSALA
Supportez donc en Romain la vérité que je vais dire. Car il est certain qu'elle est morte, et d'une étrange manière.

BRUTUS
Eh bien, adieu, Portia... Nous devons tous mourir, Messala : c'est en songeant qu'elle devait mourir un jour, que j'ai acquis la patience de supporter sa mort aujourd'hui.

MESSALA
Voilà comme les grands hommes doivent supporter les grandes pertes.

CASSIUS
Je suis là-dessus aussi fort que vous en théorie, mais ma nature ne serait pas capable d'une telle résignation.

BRUTUS
Allons, animons-nous à notre oeuvre !... Que pensez-vous d'une marche immédiate sur Philippes ?

CASSIUS
Je ne l'approuve pas.

BRUTUS
Votre raison ?

CASSIUS
La voici : il vaut mieux que l'ennemi nous cherche ; il épuisera ainsi ses ressources, fatiguera ses soldats et se fera tort à lui-même, tandis que nous, restés sur place, nous serons parfaitement reposés, fermes et alertes.

BRUTUS
De bonnes raisons doivent forcément céder à de meilleures. Les populations, entre Philippes et ce territoire, ne nous sont attachées que par une affection forcée, car elles ne nous ont fourni contribution qu'avec peine : l'ennemi, en s'avançant au milieu d'elles, se grossira d'auxiliaires, et arrivera rafraîchi, recruté et encouragé : avantages que nous lui retranchons, si nous allons lui faire face à Philippes, laissant ces peuples en arrière.

CASSIUS
Ecoutez-moi, mon bon frère...

BRUTUS
Pardon !... Vous devez noter, en outre, que nous avons tiré de nos amis tout le secours possible, que nos légions sont au complet, que notre cause est mûre. L'ennemi se renforce de jour en jour ; nous, parvenus au comble, nous sommes près de décliner. Il y a dans les affaires humaines une marée montante ; qu'on la saisisse au passage, elle mène à la fortune ; qu'on la manque, tout le voyage de la vie s'épuise dans les bas-fonds et dans les détresses. Telle est la pleine mer sur laquelle nous flottons en ce moment ; et il nous faut suivre le courant tandis qu'il nous sert, ou ruiner notre expédition !

CASSIUS
Eh bien, puisque vous le voulez, en avant ! Nous marcherons ensemble et nous les rencontrerons à Philippes.

BRUTUS
L'ombre de la nuit a grandi sur notre entretien, et la nature doit obéir à la nécessité : faisons-lui donc l'aumône d'un léger repos. Il ne reste plus rien à dire ?

CASSIUS
Plus rien. Bonne nuit. Demain de bonne heure nous nous lèverons, et en route !

BRUTUS
Lucius, ma robe de chambre !

Lucius sort.

Adieu, bon Messala ; bonne nuit, Titinius... Noble, noble Cassius, bonne nuit et bon repos !

CASSIUS
0 mon cher frère, cette nuit avait bien mal commencé. Que jamais pareille division ne s'élève entre nos âmes ! Non, jamais, Brutus.

BRUTUS
Tout est bien.

CASSIUS
Bonne nuit, monseigneur.

BRUTUS
Bonne nuit, mon bon frère.

TITINIUS ET MESSALA
Bonne nuit, seigneur Brutus.

BRUTUS
Adieu, tous !

Sortent Cassius, Titinius et Messala. Lucius rentre, tenant une robe de chambre.

Donne-moi la robe. Où est ton instrument ?

LUCIUS
Ici, dans la tente.

BRUTUS
Eh ! tu parles d'une voix assoupie ! Pauvre garçon, je ne te blâme pas ; tu as trop veillé. Appelle Claudius et quelques autres de mes hommes ; je les ferai dormir sur des coussins dans ma tente.

LUCIUS, appelant.
Varron ! Claudius !

Entrent Varron et Claudius.

VARRON
Monseigneur appelle ?

BRUTUS
Je vous en prie, amis, couchez-vous et dormez dans ma tente ; il se peut que je vous éveille bientôt pour vous envoyer à mon frère Cassius.

VARRON
Permettez-nous d'attendre, en veillant, vos ordres.

BRUTUS
Non, je ne le veux pas. Couchez-vous, mes bons amis ; il se peut que je change d'idée. Tiens, Lucius, voici le livre que j'ai tant cherché ; je l'avais mis dans la poche de ma robe.

Les serviteurs se couchent.

LUCIUS
J'étais bien sûr que votre seigneurie ne me l'avait pas donné.

BRUTUS
Excuse-moi, cher enfant, je suis si oublieux. Peux-tu tenir ouverts un instant tes yeux appesantis, et toucher un accord ou deux de ton instrument ?

LUCIUS
Oui, monseigneur, si cela vous fait plaisir.

BRUTUS
Cela m'en fait, mon enfant ; je te donne trop de peine, mais tu as bon vouloir.

LUCIUS
C'est mon devoir, monseigneur.

BRUTUS
Je ne devrais pas étendre tes devoirs au delà de tes forces, je sais que les jeunes têtes doivent avoir leur temps de sommeil.

LUCIUS
J'ai déjà dormi, monseigneur.

BRUTUS
Tant mieux ; tu dormiras encore ; je ne te tiendrai pas longtemps ; si je vis je veux être bon pour toi. (Lucius chante et s'endort peu à peu.) C'est un air somnolent... 0 assoupissement meurtrier ! tu poses ta masse de plomb sur cet enfant qui te joue de la musique !... Doux être, bonne nuit ! Je ne serai pas assez cruel pour réveiller. Pour peu que tu inclines la tête, tu vas briser ton instrument ; je vais te l'ôter, et bonne nuit, mon bon garçon ! (Prenant son livre.) Voyons, voyons... N'ai-je pas plié le feuillet où j'ai interrompu ma lecture ? C'est ici, je crois.

Il s'assied. Le Spectre de César apparaît.

Comme ce flambeau brûle mal !... Ah ! qui vient ici ? C'est, je crois, l'affaiblissement de mes yeux qui donne forme à cette monstrueuse apparition. Elle vient sur moi. Es-tu quelque chose ? Es-tu un dieu, un ange ou un démon, toi qui glaces mon sang et fais dresser mes cheveux ? Dis-moi qui tu es.

LE SPECTRE
Ton mauvais génie, Brutus.

BRUTUS
Pourquoi viens-tu ?

LE SPECTRE
Pour te dire que tu me verras à Philippes.

BRUTUS
Eh bien, je te reverrai donc ?

LE SPECTRE
Oui, à Philippes.

Le spectre s'évanouit.

BRUTUS
Eh bien ! je te verrai à Philippes. Maintenant que j'ai repris courage, tu t'évanouis ; mauvais génie, je voudrais m'entretenir encore avec toi... Enfant ! Lucius !... Varron ! Claudius, mes maîtres, éveillez-vous ! Claudius !

LUCIUS
Les cordes sont fausses, monseigneur.

BRUTUS
Il croit être encore à son instrument... Lucius, éveille-toi.

LUCIUS
Monseigneur ?

BRUTUS
Est-ce que tu rêvais, Lucius, que tu as crié ainsi ?

LUCIUS
Monseigneur, je ne sais pas si j'ai crié.

BRUTUS
Oui, tu as crié... As-tu vu quelque chose ?

LUCIUS
Rien, monseigneur.

BRUTUS
Rendors-toi, Lucius... Allons, Claudius ! Et toi, camarade, éveille-toi !

VARRON
Monseigneur ?

CLAUDIUS
Monseigneur ?

BRUTUS
Pourquoi donc, mes amis, avez-vous crié ainsi dans votre sommeil ?

VARRON ET CLAUDIUS
Avons-nous crié, monseigneur ?

BRUTUS
Oui ; avez-vous vu quelque chose ?

VARRON
Non, monseigneur, je n'ai rien vu.

CLAUDIUS
Ni moi, monseigneur.

BRUTUS
Allez me recommander à mon frère Cassius : dites-lui de porter ses forces de bonne heure à l'avant-garde : nous le suivrons.

VARRON ET CLAUDIUS
Ce sera fait, monseigneur.

Ils sortent.


Acte III Haut de la page Acte V