Notice de François-Victor Hugo, Pagnerre (1872)
Lorsque Dante et Virgile, après avoir traversé
les huit premiers cercles de l'Enfer, parviennent au fond de
l'abîme désespéré, à
l'entrée du gouffre de Caïn, ils avancent sur un
lac de glace qui retient dans ses vagues rigides les plus
maudits des damnés. Là frissonnent
éternellement les parricides et les fratricides. Ces
deux pécheurs, serrés l'un contre l'autre, dont
le froid a figé les larmes en les confondant, ce sont
les deux frères Alexandre et Napoléon des
Alberti qui s'entre-égorgèrent. Près
d'eux frémit Focaccia des Cancellieri de Pistoie qui
assassina son oncle. Plus loin grelotte Mordrec, qui fut
tué par son père en essayant de le tuer. Cet
autre, c'est Sassol Mascheroni de Florence qui égorgea
son neveu pour lui voler ses biens. Ce spectre, couché
sur le dos dans le flot cristallisé, c'est le moine
Albéric de Manfredi qui massacra tous ses parents dans
un banquet de réconciliation. Ce fantôme
gelé, c'est le Génois Branca d'Oria qui
assassina Michel Zanche, son beau-père. Laissant
derrière eux ces ombres violettes, les deux
poètes poursuivent leur marche, et, transis,
éperdus, tremblants de froid et
d'épouvanté, aperçoivent enfin, à
la lueur mourante du crépuscule souterrain, l'ange
devenu démon, le sinistre Lucifer qui domine de son
buste colossal l'océan glacé où l'a
précipité à jamais la colère
divine. Aussi hideux maintenant qu'il fut beau jadis,
«l'empereur du royaume des douleurs a trois visages que
dominent six ailes de chauves-souris et dont les trois
bouches broient incessamment trois maudits. Le premier de ces
trois maudits s'appelle Judas, le second Brutus, le
troisième Cassius». Cette âme
là-haut, dit le maître, est Judas Iscariote ; il
a la tête dans la bouche de Dite et
démène ses jambes en dehors. De ces deux qui
ont la tête en bas, celui qui est suspendu au visage
noir est Brutus ; vois comme il se tord sans dire un mot ;
l'autre, qui paraît si membru, c'est Cassius. Mais la
nuit se lève, et il est temps de partir, car nous
avons tout vu» (1).
Ainsi, dans le bagne diabolique rêvé
par Dante, ceux qui immolèrent Jules
César sont punis du même supplice que
celui qui sacrifia Jésus-Christ. Le poète
vouait à la même damnation le
déicide et le régicide. Il associait dans
un commun anathème les révoltés
contre l'homme fait empereur et le traître envers
le Dieu fait homme. Et, en prononçant cette
sentence, Dante ne faisait qu'exprimer religieusement
la pensée de son temps. Dans leur double foi
catholique et gibeline, les générations
du moyen âge ne distinguaient pas l'attentat
contre le fondateur de l'Empire de l'attentat contre le
fondateur de l'Eglise. Le meurtre commis au pied de la
statue de Pompée les mettait en deuil autant que
le crucifiement du Golgotha. Pour elles, en effet,
César représentait sur la terre le
même principe d'autorité que le Christ
représentait au ciel. César
régnait ici-bas comme le Christ là-haut.
En vertu du droit divin, l'un et l'autre avaient
légué leur autorité
imprescriptible à deux dynasties élues
qui devaient à jamais régir l'univers.
Après tant de siècles
écoulés, la majesté de
César resplendissait encore sous le
diadème du Koenigsstühl, comme la
majesté du Christ sous la tiare du Vatican. Et
comment le monde chrétien ne se serait-il pas
prosterné devant la toute-puissance de
César, quand le Christ lui-même
s'était incliné devant cette
toute-puissance ? En disant : Rendez à
César ce qui est à César et
à Dieu ce qui est à Dieu,
Jésus n'avait-il pas assuré à
César la monarchie de ce monde ? N'avait-il pas
sanctionné pour jamais l'usurpation du
conquérant des Gaules, légitimé le
passage du Rubicon, absous la violation de la
République, donné raison au vainqueur de
Pharsale et tort aux vaincus ? C'était dans ce
sens que les générations du moyen
âge interprétaient le Verbe
évangélique. Conséquemment, autant
la gloire de César leur était
sacrée, autant le renom de ses ennemis leur
était odieux. Durant plus de mille ans, elles
persécutèrent la mémoire de Brutus
des mêmes imprécations fanatiques dont
elles poursuivaient le souvenir de Judas.
Cependant l'ère de la vérité et de
la justice devait venir avec la renaissance des
lettres. Le même siècle qui avait vu la
pensée humaine se révolter contre
l'autorité de l'Eglise, devait la voir
s'élever contre l'autorité de l'Empire.
La discussion religieuse entraînait, par une
logique inévitable, la contestation politique.
Il appartenait à la poésie protestante de
donner, dans l'ordre laïque, le même signal
d'insurrection que, dans l'ordre ecclésiastique,
avait donné la théologie protestante.
Pour dénoncer l'usurpation pontificale, la
théologie avait invoqué les textes
sacrés ; pour dénoncerla tyrannie
impériale, la poésie invoqua les textes
historiques. La Bible à la main, Luther avait
condamné le pape ; Shakespeare condamna
César, Plutarque à la main. Ce
n'était pas assez pour le libre penseur de
condamner César. Interprète de la justice
future, il voulut réhabiliter Brutus. Ce
meurtrier sur qui pesait la malédiction
séculaire du moyen âge, Shakespeare le
releva de l'infamante damnation. Par une incantation
sublime, il évoqua cette ombre méconnue
de l'enfer hideux où Dante l'avait
réléguée, et il la replaça,
aux acclamations des générations
modernes, dans le lumineux Panthéon des
héros.
Le critique qui examine Jules César est,tout
d'abord frappé d'un contraste entre le titre et
la conception de cette oeuvre étonnante. Le
personnage qui donne son nom au drame n'y tient qu'une
place secondaire. Cette individualité, plus
glorieuse que la gloire, qui couvre nos annales de son
nom et domine la chronique terrestre de sa
légende despotique, est réduite ici
à un rôle subalterne. Comme pour rectifier
dans son monde idéal l'optique fausse du monde
réel, Shakespeare a changé la relation
séculaire des faits et des choses ; il a
bouleversé, tout en les conservant
scrupuleusement, les éléments de
l'histoire ; il a interverti la distribution des
existences dans la perspective tragique des
événements ; par une mise en scène
réparatrice, il a placé au premier plan
du théâtre ce qui était au second
plan de la tradition et relégué au second
plan ce qui était au premier. - Arrière,
César ! place à Brutus ! Ici la
préséance n'est point au dominateur
éclatant qui éclipsa Annibal, Alexandre
et Cyrus, recula les bornes de l'univers connu, dompta
le premier le Rhin et l'Océan, imposa tribut
à la Bretagne et à la Germanie, fit
trembler les Scythes dans leur impunité polaire,
soumit l'Asie et l'Afrique, conquit les Espagnes et les
Gaules, triompha de Vercingétorix devant Alexia,
de Pharnace devant Zéla, de
Ptolémée à Alexandrie, de Scipion
et de Juba à Thapsaque, de Pompée
à Pharsale, et qui, de victoire en victoire,
accula Caton au suicide et l'univers à la
servitude. La préséance ici est à
l'homme juste et bon, au patriote
désintéressé et pur, au
républicain stoïque qui sacrifia sa vie et
sa mémoire même à
l'indépendance du genre humain. Sur la
scène de Shakespeare, le despote, si grand qu'il
soit, cède le pas au libérateur. Ici,
l'intérêt se concentre, non sur le
capitaine qui «prit d'assaut ou par force huit
cens villes, subjugua trois cens nations, et ayant eu
devant soi en bataille trois millions d'hommes armez,
en occit un million et prit de prisonniers bien autant"
(2), mais sur le citoyen "bien voulu du peuple pour sa
vertu, aimé des siens, estimé des gens de
bien à cause qu'il estoit homme de douce et
bénigne nature à merveilles, magnanime,
qui ne se passionnoit jamais d'ire, de volupté,
ny d'avarice, ains avoit tousjours la volonté et
l'intention droite, sans jamais fleschir ne varier,
pour le droit et la justice» (3). Ce qui excite
notre admiration dans le drame anglais, ce ne sont pas
les exploits retentissants de la force brutale, les
cités livrés au glaive et à la
flamme, les campagnes ravagées, les
rivières et les fleuves encombrés de
cadavres, les exterminations de peuples, les
consommations d'hommes ; c'est la victoire intime d'une
grande âme qui triomphe d'elle-même. Ce
magnifique parti-pris se manifeste dès le
commencement du drame. - Plutarque raconte, d'une part,
dans la Vie de Brutus, que Cassius
«enflamma et précipita Brutus» dans
la conspiration contre César, et, d'autre part,
dans la Vie de César, qu'Antoine offrit
la couronne à son général le jour
de la fête des Lupercales. Shakespeare a
groupé en un même tableau ces deux
scènes que séparait l'historien ; mais
admirez comment ! Il a relégué
derrière le théâtre la
comédie pompeuse et splendide où le
dictateur, assis sur une chaise d'or, en habit
triomphal, affecte de repousser le diadème
souhaité, et il a produit sur le
proscénium le drame obscur et mystérieux,
le colloque des deux républicains qui
épanchent dans un murmure leurs pensées
les plus secrètes. L'effet est saisissant.
Là-bas, perdues dans une rumeur lointaine, les
symphonies de la musique sacrée, la fanfare
martiale et joyeuse, les clameurs de la plèbe
immense. Ici, tout près de nous, rendus
distincts par la plus belle poésie, les
chuchotements de deux esprits.
Brutus est triste ; il est obsédé par une
insurmontable mélancolie dont nul ne sait la
cause. Ses manières, si expansives
naguère, ont subi depuis peu une
singulière altération. Cassius, qui aime
Brutus autant qu'Horatio aime Hamlet, s'afflige d'une
réserve qu'il attribue à la froideur.
Brutus repousse vivement cette interprétation :
s'il a le front voilé, c'est que ses regards
sont tournés sur lui-même ; il convient
qu'il est préoccupé depuis quelque temps,
et que cela a pu modifier sa façon d'être,
mais il supplie Cassius de ne voir «dans sa
négligence qu'une inadvertance du pauvre Brutus
qui, en guerre avec lui-même, oublie
d'épancher son affection». Cassius
accueille cette explication d'autant plus volontiers
qu'elle l'autorise à révéler
à son frère d'armes «des
pensées d'une grande importance». Mais
Cassius hésite encore à faire cette
confession : pour y préparer Brutus, il lui
parle «du joug qui accable les
générations» et le conjure d'ouvrir
les yeux. «Dans quels dangers voulez-vous
m'entraîner ?» demande Brutus qui pressent
sous ces vagues paroles quelque redoutable aveu. Cette
timide exclamation redouble l'hésitation de
Cassius.
L'ami fait un appel suprême à la confiance
de l'ami : «Ne vous défiez pas de moi,
doux Brutus. Si je suis un farceur, si j'ai coutume de
prostituer les sourires d'une affection banale au
premier flagorneur venu, si vous me regardez comme un
homme qui cajole les gens, les serre dans ses bras, et
les déchire ensuite, comme un homme qui dans un
banquet fait profession d'aimer toute la table, alors
tenez-moi pour dangereux».
C'est alors qu'un bruit extraordinaire coupe la parole
à Cassius. La foule, entassée dans le
forum au fond du théâtre, a jeté un
cri d'enthousiasme. Les deux amis se considèrent
avec inquiétude, prêtant l'oreille
à ce million de voix.
- Que signifie cette exclamation ? murmure Brutus. Je
crains que le peuple ne choisisse César pour son
roi.
- Ah ! vous le craignez. Je dois donc croire que vous
ne le voudriez pas.
- Je ne le voudrais pas, Cassius, et pourtant j'aime
César.
Provoqué par un incident imprévu, Brutus
a laissé échapper le secret de son coeur.
Le peuple romain lui a arraché un aveu que
Cassius n'avait pu obtenir de lui. Nous savons
maintenant la cause de cette anxiété qui
depuis quelque temps le tourmente : Brutus ne voudrait
pas que César fût roi, et pourtant il aime
César ! Le républicain est partagé
entre son aversion pour la monarchie et son affection
pour César. Mais de quelle nature est donc cette
affection ? - Ici il faut noter une différence
capitale entre le drame et l'histoire. - Plutarque a
exposé longuementles raisons qui devaient
attacher Brutus à César : César
s'était de tout temps montré
généreux pour Brutus ; avant la bataille
de Pharsale, il avait commandé
spécialement à ses troupes de
l'épargner ; après la bataille, il lui
avait pardonné, lui avait restitué sa
faveur, et, en le désignant pour la
préture urbaine, avait fait de son
protégé le premier magistrat de la
cité romaine. Enfin ce n'étaient pas
seulement les liens de la reconnaissance qui devaient
unir Brutus à César, c'étaient les
liens mêmes du sang. Suivant une tradition
à laquelle Plutarque ajoute foi, César
croyait pouvoir exiger de Brutus un dévouement
tout filial : «pour autant que Brutus estoit
né environ le temps que son amour avec Servilia
estoit en sa plus grande ardeur, il se persuadoit
qu'elle l'avoit conçu de lui». -
Shakespeare a délibérément
passé sous silence tous ces faits, par lesquels
l'histoire explique la mystérieuse sympathie qui
existait entre les deux illustres Romains. Les motifs
de cette omission se devinent. En rappelant un pareil
passé le poète aurait craint d'exposer
son héros au reproche d'ingratitude. Il n'a pas
voulu affaiblir d'avance la portée morale de
l'oeuvre que Brutus devait accomplir ; il n'a pas voulu
mêler un remords à l'admiration publique ;
il n'a pas voulu qu'il fût dit qu'en
débarrassant la société d'un
despote, Brutus avait égorgé son
bienfaiteur, avait assassiné son père
(4). Il n'a pas permis que l'ombre d'un crime se
projetât sur l'exploit de la délivrance ;
il a écarté du haut fait l'alliage du
forfait ; il a refusé de confondre le
régicide avec le parricide. Voilà
pourquoi le Brutus dramatique n'est pas, comme le
Brutus historique, lié d'une manière
éclatante par la double obligation de la
reconnaissance et de la parenté. Il aime
César, mais d'une affection qui n'implique aucun
engagement, aucune infériorité, d'une
affection que la nature n'a pas rendue
impérative et dont le devoir, une fois
proclamé, le dégagera. Toutefois, si
cette affection ne suffit pas à enchaîner
Brutus, elle est assez forte, au moment où nous
sommes, pour l'embarrasser et le troubler. Il faudra
que Cassius déploie toutes les ressources de son
éloquence tribunitiennne pour avoir raison des
scrupules de Brutus. Cassius, lui, est à son
aise pour parler de César ; il n'est pas
gêné, ainsi que Brutus, par les
réticences de la sympathie. Il déteste
cordialement ce maître dont il est cordialement
détesté. Brutus ne hait que la tyrannie ;
Cassius hait également le tyran. Aussi avec
quelle véhémence il dénonce cette
arrogante ambition ! Il conteste la
supériorité même de César :
de quel droit ce César prétend-il
commander aux hommes ? N'est-il pas homme comme les
autres ? N'est-il pas sujet, comme nous tous, aux
défaillances de la créature ? Et Cassius
de rappeler qu'un jour il a sauvé la vie au
dictateur qui se noyait dans le Tibre : «Et cet
homme est aujourd'hui un Dieu ! Et Cassius est une
misérable créature qui doit se courber si
César lui fait nonchalamment un signe de
tête ! Il eut une fièvre quand il
était en Espagne ; et, quand l'accès le
prenait, j'ai remarqué comme il tremblait. C'est
vrai, ce dieu tremblait ! Ses lèvres couardes
avaient abandonné leurs couleurs, et cet oeil,
dont un mouvement intimide l'univers, avait perdu son
lustre. Je l'ai entendu gémir, oui ! Et cette
langue qui tient les Romains aux écoutes et
dicte toutes ses paroles à leurs annales,
hélas ! elle criait : Titinius, donne-moi
à boire !»
A ce moment, une seconde salve d'acclamations
éclate dans le forum. «Je crois, dit
Brutus, qu'on applaudit à de nouveaux honneurs
qui accablent César». Cassius profite
éloquemment de cette interruption. L'admiration
que César a su inspirer aux masses est
désormais le péril public. C'est la
servile platitude de la foule qui fait la hauteur
démesurée de cet homme. César est
grand de toute la bassesse du peuple : «Eh ! ami,
il enjambe comme un colosse cet étroit univers,
et nous autres, chétifs, nous passons entre ses
jambes énormes, fouillant le monde à la
recherche de tombes déshonorées».
Heureusement, à côté du mal, il y a
le remède. Cassius n'est pas de ces fatalistes
qui croient à la volonté humaine
impuissante devant la force des choses. Si violent que
soit le flot des événements, il est
possible à l'effort individuel de le refouler.
«Les hommes à de certains moments sont
maîtres de leurs destins. Si nous ne sommes que
des subalternes, cher Brutus, la faute en est à
nous et non à nos étoiles». Le
passé d'ailleurs fait ici la leçon
à l'avenir. A l'appui de ses espérances,
Cassius peut citer un illustre exemple : il peut, dans
la famille même de celui à qui il
s'adresse, nommer un homme qui, de sa propre
initiative, changea le cours de l'histoire, ce grand
Junius qui, en expulsant les Tarquins, substitua
brusquement la république à la
royauté : «Oh ! nous avons ouï dire,
vous et moi, qu'il fut jadis un Brutus qui eût
laissé dominer Rome par l'éternel
démon aussi volontiers que par un roi
!»
Noblesse oblige. Adressé à
l'héritier du nom de Brutus, certes l'argument
est impérieux. Si l'aïeul a réussi,
pourquoi le descendant ne réussirait-il pas ?
Faut-il donc plus d'énergie pour empêcher
une révolution que pour en accomplir une ? Si
Junius a pu chasser la monarchie de Rome, pourquoi
Marcus ne pourrait-il pas en prévenir le retour
? Si, par un effort, l'ancêtre a pu fonder la
République, pourquoi, par un autre effort, le
petit-fils ne la sauverait-il pas ? Telles sont les
réflexions que suggère le souvenir si
victorieusement rappelé ici. Cassius ne peut
mieux terminer sa harangue que par cette
prosopopée décisive. Il a
évoqué le spectre vénérable
du fondateur de la République, et c'est cette
ombre paternelle qui maintenant indique le devoir
à Brutus. Obéissant à une
injonction si auguste, Marcus fera désormais
céder les considérations privées
aux griefs publics. Il sacrifiera sa sympathie pour
César à son culte pour les principes.
Comment il combattra la tyrannie, il ne le sait pas
encore, mais il le déclare hautement, «il
aimerait mieux être un rustre que se regarder
comme un fils de Rome aux dures conditions que ces
temps vont imposer aux hommes».
Sur ce, les deux amis se rangent pour laisser
défiler l'insolent cortège de
César qui revient de la place publique. Tout en
marchant, le dictateur jette à Cassius un regard
oblique et confesse à Antoine les
défiances que cet homme lui inspire. - Plutarque
raconte qu'un jour quelqu'un accusant de trahison
Antoine et Dolabella, César lui répondit
: «Je ne me défie pas de ces gras icy, si
bien peignez et si en bon point, mais bien plustost de
ces maigres, et pasles là, entendant de Brutus
et de Cassius». Shakespeare a placé ici ce
mot historique, mais en le développant d'une
manière bien significative : «Je voudrais
près de moi des hommes gras, murmure
César, des hommes à face luisante et qui
dorment les nuits. Ce Cassius là-bas a l'air
maigre et famélique ; il pense trop, il lit
beaucoup, il est grand observateur et il voit
clairement à travers les actions des hommes. Il
n'aime pas les jeux, comme toi, Antoine. Rarement il
sourit. Des hommes tels que lui n'ont jamais le coeur
à l'aise tant qu'ils voient un plus grand
qu'eux-mêmes, et voilà pourquoi ils sont
dangereux !» Quelle crilique du despotisme dans
ces paroles que Shakespeare prête au dictateur !
En écoutant le vainqueur de Pharsale
dénoncer ainsi ceux qui pensent, ne croirait-on
pas entendre le vainqueur d'Austerlitz pestant contre
les idéologues ? César pressent et
redoute dans Cassius la résistance sourde d'une
conscience. Le conquérant de la matière
s'irrite de cetle indépendance factieuse de
l'esprit. Pour le césarisme, penser, c'est
être suspect ; penser, c'est être rebelle.
Edifiant aveu ! Le césarisme ne triomphera
qu'à la condition d'étouffer sous toutes
ses formes la pensée humaine. Si jamais l'Empire
se fonde, ce sera par l'anéantissement de 1a
philosophie, par la dégradation des lettres, par
l'abrutissement des générations, par
l'extinction des lumières, par l'aveuglement des
âmes.
Dès que César a traversé la
scène, Casca, ce patricien dont la bonhomie
railleuse rappelle la verve bouffonne de
Ménénius, raconte en termes satyriques ce
qui vient de se passer à la fête des
Lupercales. Le complot des prétoriens a
avorté : César, après avoir
refusé trois fois la couronne qu'Antoine lui a
offerte trois fois, est tombé du haut mal sur la
place publique. Force a été de remettre
au lendemain le coup d'Etat. C'est demain que
César sera proclamé roi par le
sénat (5). C'est demain que l'immense
révolution sera accomplie. Crépuscule
solennel. Le soleil qui se couche en ce moment sur la
République doit se lever demain pour
l'Empire.
- Brutus, songez à l'univers ! s'est
écrié Cassius en quittant son ami.
Quelle nuit que la nuit qui précède les
Ides de Mars ! Jamais le monde n'a traversé une
ombre plus sinistre. Il semble que la nature soit
menacée du même cataclysme que la
société. D'étonnants
phénomènes signalent un bouleversement
dans les éléments : un esclave
lève la main, et cette main flamboie comme vingt
torches sans être entamée par la flamme.
Un lion, échappé de je ne sais quel
désert, erre farouche aux abords du Capitole.
Les tombeaux s'entr'ouvrent et exhalent leurs morts.
Des hommes incandescents errent dans les rues. Le ciel
se trouble comme la terre. «Dans les rues se
heurtent de farouches guerriers de feu,
régulièrement formés en bataille
par lignes et par carrés, le sang tombe en
bruine sur le Capitole, le fracas du combat agite
l'air, les chevaux hennissent et les mourants
râlent». C'est à la clarté de
cette mêlée fulgurante que Brutus
médite la délivrance du genre humain. -
Mais comment opérer cette délivrance ?
Comment soustraire la société à la
tyrannie imminente ? César est tout-puissant :
il a concentré dans sa dictature toutes les
forces publiques ; il dispose du pouvoir
législatif par le sénat, du pouvoir
exécutif par les consuls. La seule magistrature
qui pût lui faire obstacle, cette autorité
populaire que nous avons vue naguère briser par
son véto l'ambition de Coriolan, le tribunat, a
été réduit au silence par la
proscription violente des tribuns Marullus et Flavius.
César a bâillonné le peuple avec
son épée. Il a investi Rome de ses
soudards et mis la ville éternelle en
état de siège. Les patriotes qui
voudraient s'opposer ouvertement à son coup
d'Etat, seraient écrasés dans un duel
inégal par les légions des Gaules.
César a rendu l'insurrection impossible.
L'insurrection étant impossible, reste un
dernier moyen, l'attentat. C'est dans la personne seule
de l'Empereur que l'Empire est vulnérable. Pour
atteindre le despotisme, il faut frapper le despote.
Atroce nécessité ! Par les
précautions même de l'arbitraire, le tyran
a réduit ses adversaires à l'assassinat !
Telles sont les réflexions qui tiennent Brutus
en éveil depuis son entretien avec Cassius.
Brutus nous signifie dans un sombre monologue cette
conclusion terrible à laquelle l'amène
une inexorable logique. Le césarisme ne peut
être prévenu que par la mort de
César : «Oui, murmure le
républicain, ce doit être par sa mort !...
Pour ma part, je n'ai personnellement aucun motif de le
frapper que la cause publique. Mais il veut être
couronné... En conséquence, regardons-le
comme l'embryon d'un serpent qui, à peine
éclos, deviendra malfaisant par nature, et
tuons-le dans l'oeuf».
Désormais plus d'hésitation. La raison a
indiqué le devoir à Brutus, et Brutus
n'élude pas le devoir. Brutus doit agir, - il
agit.
Et c'est à ce moment critique qu'il faut
remarquer la différence entre Brutus et Hamlet.
L'homme du Midi et l'homme du Nord sont placés
tous deux dans des circonstances analogues. L'un et
l'autre ont été investis par
l'événement de cet office formidable :
renverser un tout-puissant. L'un et l'autre ont une
usurpation à châtier. L'un doit frapper
Claudius pour venger son père, comme l'autre
doit frapper César pour affranchir
l'humanité. Mais l'âme du Danois n'est pas
à la hauteur de sa mission. Tout en voyant le
but, il n'a pas la force de l'atteindre. De là
ses tergiversations et ses lenteurs. Il cherche
continuellement des excuses à ses
défaillances. Sa volonté s'épuise
en velléités. Il ne trouve pas dans son
initiative une cause suffisante d'action. Il faut qu'un
accident le pousse à bout, et il n'accomplit
l'ordre de son père mort que quand il est
lui-même au pied du mur de la tombe. - Au
contraire, à peine le Romain a-t-il reconnu la
nécessité d'agir, qu'il subordonne tout
à cette urgence. Ce n'est pas qu'il
éprouve moins de répulsion que le Danois
pour la chose dont il est chargé. Brutus a
l'âme aussi généreuse, aussi
délicate, aussi sensible qu'Hamlet ; il a tout
autant qu'Hamlet l'horreur du sang versé.
N'importe. Dès que le devoir parle, il fait
taire tous les scrupules, impose silence à
toutes les tendresses. Il sacrifie à la
conscience la délicatesse de l'homme, la
sympathie de l'ami, le bonheur de l'époux. Ces
ineffables étreintes, qui enchaîneraient
un Othello dans le plus doux farniente, ne sauraient le
retenir. Pour courir à l'oeuvre, il se jette
à bas du lit nuptial. Il traverse en un instant
cet intérim immense «qui sépare
l'exécution d'une chose terrible de la
conception première». Par l'effort d'une
énergie tout exceptionnelle, il secoue ce joug
des sentiments qui pèse si puissamment sur
toutes les créatures. Il ne lui reste plus au
coeur qu'un amour, l'amour du droit. A cet amour
abstrait pour l'absolu, Brutus immole toute affection
relative. Son âme immortelle, résolue
à rester libre, impose le plus impitoyable des
actes à la plus tendre des natures. - Sur le
théâtre de Shakespeare, Brutus
apparaît ainsi comme un personnage à part.
Dans une région où la passion
règne souveraine, il est le héros de la
volonté. Le stoïque récuse la
fatalité terrestre. Il ne subit pas sa
destinée, il la fait.
Dès que Brutus a donné son assentiment
à la conspiration, elle est formée. Les
conjurés viennent dans les
ténèbres se grouper autour de lui comme
autour de leur chef. Tous les caractères se
subordonnent à ce grand caractère :
«Ce qui, sans lui, aurait paru crime, son
prestige, comme la plus riche alchimie, le transforme
en vertu et en mérite». Le complot
reçoit de lui sa direction, comme il tient de
lui sa moralité. Les décisions qu'il
prend sont ratifiées d'avance. Tel est l'empire
de sa volonté qu'elle domine toute objection.
C'est en dépit du prudent Cassius que, du haut
de sa magnanimité, il repousse comme injurieuse
la précaution mesquine du serment : «Non,
pas de serment ! Si la conscience humaine, si la
souffrance de nos amis, si les abus du temps, si ce
sont là de faibles motifs, brisons vite, et que
chacun s'en retourne à son lit
désoeuvré, laissons la tyrannie s'avancer
tête haute, jusqu'à ce que nos existences
soient décimées par le sort. Mais si ces
raisons sont assez brûlantes pour enflammer les
couards, qu'avons-nous besoin d'autre aiguillon que
notre propre cause pour nous stimuler à faire
justice ? d'autre lien que ce secret entre Romains qui
ont donné leur parole et ne l'éluderont
pas ? d'autre serment que l'engagement pris par
l'honneur envers l'honneur de faire ceci ou de
périr ? laissons jurer les prêtres et les
âmes souffreteuses qui caressent l'injure !
Laissons jurer dans de mauvaises causes les
créatures dont doutent les hommes, mais ne
souillons pas la calme vertu de notre entreprise ou
l'indomptable zèle de nos coeurs par cette
idée que notre cause ou nos actes exigent un
serment. Chaque goutte de sang que porte un Romain dans
ses nobles veines est convaincue de bâtardise,
s'il enfreint dans le moindre détail une parole
échappée à ses lèvres
!»
C'est encore en dépit de Cassius qu'au nom de
l'humanité souveraine Brutus épargne la
vie d'Antoine : «Notre conduite paraîtra
trop sanguinaire, Caïus, si, après avoir
tranché la tête, nous hachons les membres
: car Antoine n'est qu'un membre de César.
Soyons des sacrilicateurs, mais non des bouchers ! Nous
nous élevons tous contre l'esprit de
César, et dans l'esprit des hommes il n'y a pas
de sang. Oh ! si nous pouvions atteindre l'esprit de
César, sans déchirer César ! Mais,
hélas ! pour cela il faut que César
saigne ! O doux amis, tuons-le avec fermeté,
mais non avec rage ; découpons-le comme un mets
digne des dieux, mais ne le mutilons pas comme une
carcasse bonne pour les chiens !... Ne pensez plus
à Marc-Antoine». Admirable plaidoyer qui
consacre à la fois la plus haute
vérité morale et la plus grande erreur
politique ! Brutus ne voit pas, comme Cassius, la faute
de laisser vivre Antoine ; il ne voit qu'un crime
à le faire mourir. C'est que Cassius est un
homme d'Etat, et que Brutus est un philosophe. L'un a
la sagesse relative, l'autre, la sagesse absolue. Le
premier a la supériorité politique, le
second, la prééminence morale. Pour
celui-ci, le souverain, c'est l'utile ; pour
celui-là, c'est le juste. Cassius s'asservit au
succès ; Brutus ne s'assujettit qu'au devoir.
L'un et l'autre représentent deux types
impérissables. Cassius, c'est l'homme de
l'expédient ; Brutus, c'est l'homme du
principe.
Epuré par la pensée de Brutus,
dégagé des calculs profanes de la
politique, «oeuvre de nécessité et
non de haine», l'attentat contre César
s'élève désormais à la
hauteur d'un acte religieux. Brutus exerce ici le
pontificat rigoureux de la conscience ; c'est un
sacrificateur, et non un boucher. Le meurtre du tyran
n'est pas un assassinat, c'est un holocauste offert par
une volonté sainte à la divine
Liberté.
Les conjurés se retirent sous l'empire d'une
pieuse émotion. Avant de rejoindre ses
collègues au palais de César, Brutus
confie à Portia le secret formidable de son
entreprise. Il est juste en effet que la femme soit
avec l'homme dans cette révolte suprême
des esprits contre le despotisme. Et pourquoi
serait-elle exclue du complot ? N'est-elle pas
intéressée, elle aussi, à la fin
du tyran ? N'a-t-elle pas une âme, elle aussi ?
n'a-t-elle pas sa dignité, elle aussi ?
n'a-t-elle pas ses droits, elle aussi ? Il n'y a pas de
sexe pour la liberté. - La fille de Caton a
raison de réclamer ici sa part de
responsabilité : elle n'est pas une concubine,
mais une compagne légitime. Ce n'est pas
physiquement seulement qu'elle est unie à
Brutus, c'est moralement. Elle a droit de s'associer
àses inquiétudes comme à ses
jouissances, à son insomnie comme à son
sommeil, à sa mort comme à sa vie.
L'héroïne est la digne affidée du
héros. Elle trouvera dans son amour
l'énergie de la discrétion. Le même
dévouement farouche que lady Macbeth a pour
Macbeth dans le complot contre Duncan, Portia l'aura
pour Brutus dans la conspiration contre César.
Si la noble Ecossaise est de moitié dans le
forfait de l'ambition, la patriote romaine peut bien
être de moitié dans le forfait de la
vertu. Brutus a donc bien fait de tout
révéler à Portia et de confondre
dans une complicité immortelle l'âme de
l'épouse et l'âme de l'époux.
Fort du baiser conjugal, Brutus quitte le toit
domestique.
Voici le grand jour. L'action fait halte un moment chez
César. Le conquérant, que la
tragédie classique nous montre toujours
majestueusement revêtu de la toge ou de la
chlamyde, apparaît en robe de chambre sur la
scène shakespearienne. Le négligé
du costume met le coeur à nu. Calphurnia veut
empêcher son mari de se rendre au sénat.
Pâle d'émotion, elle lui raconte les
prodiges de la nuit et lâche de l'effrayer d'un
mauvais rêve qu'elle a fait. César rit
d'abord de tous ces cauchemars. Dans une sublime
fanfaronnade, le glorieux se flatte de faire reculer le
péril lui-même : «Le danger sait
fort bien que je suis plus dangereux que lui : nous
sommes deux lions mis bas le même jour : mais
moi, je suis l'aîné et le plus terrible.
Et César sortira». Mais César a
beau dire : il finit par céder à une
inquiétude si suppliante. Pour la
première fois peut-être son
intrépidité se rétracte ; il
défère au voeu de Calphurnia, il ne
sortira pas. Cependant voici venir Décius
Brutus. Décius, qui est de la conspiration, veut
entraîner César au sénat : il se
moque des terreurs de Calphurnia, il interprète
dans un sens favorable le songe dont elle s'alarme, il
menace César de la raillerie publique. Quelles
gorges-chaudes ne va-t-on pas faire sur cette
pusillanimité d'alcôve ! Entendez-vous
quelque mauvais plaisant s'écrier :
«Ajournons le sénat jusqu'à ce que
la femme de César ait fait de meilleurs
rêves !» Ici Décius a touché
juste : il a mis en jeu l'amour-propre du maître.
César tient trop à son autorité
pour compromettre son prestige. Il se déclare
honteux d'avoir cédé aux folles frayeurs
de Calphurnia, et retrouve tout son courage dans cette
crainte suprême, la peur du ridicule.
Le dictateur est sorti de chez lui, escorté par
la conjuration. Il arrive au sénat à
travers une multitude immense qui encombre les rues. Au
moment où il entre dans la salle fatidique, un
inconnu fend la foule et lui présente un papier.
César n'a qu'à lire ce qui est
écrit sur ce papier, et il est sauvé.
Mais César, aveuglé par la
destinée, rejette avec hauteur l'avis
tutélaire : «Ce compagnon est-il fou
!» s'écrie-t-il en repoussant le trop sage
Artémidore. Bientôt la séance est
ouverte. Tous les conjurés entourent la chaise
curule où trône le maître. Au moment
convenu, Métellus Cimber se jette à ses
genoux en demandant la grâce de Publius banni.
Mais César a perdu sa
générosité première :
l'empire imminent l'endurcit déjà. Si
jamais supplique mérita d'être entendue,
c'est celle d'un frère intercédant pour
son frère. Pourtant à peine
Mélellus a-t-il dit quelques mots que
César lui coupe insolemment la parole :
«Ton frère est banni par décret. Tu
auras beau te confondre pour lui en prières et
en bassesses, je te repousse de mon chemin comme un
chien. Sache que César n'a jamais tort et que
sans raison il ne se laissera pas
fléchir». En vain Brutus lui-même
appuie humblement la requête de Métellus.
César lui impose brusquement silence. Il semble
provoquer par sa rigueur superbe les muets
ressentiments qui l'environnent. On dirait qu'il prend
à tâche de justifier par son
insensibilité l'insensibilité de ses
adversaires. L'imprudent ! il ne s'aperçoit pas
qu'en bannissant la pitié de son coeur, il la
proscrit de tous ces coeurs. C'est lui-même qui,
par l'excès de son orgueil, se met hors
l'humanité.
«Je pourrais être ému, si
j'étais comme vous. Si j'étais capable de
prier pour émouvoir, je serais ému par
des prières. Mais je suis constant comme
l'étoile polaire qui pour la fixité n'a
pas de pareille dans le firmament. Les cieux sont
enluminés d'innombrables étincelles qui
toutes sont de flamme et toutes brillent ; mais il n'y
en a qu'une seule qui garde sa place. Ainsi du monde :
il est peuplé d'hommes, et ces hommes sont tous
de chair et de sang, tous intelligents. Mais, dans le
nombre, je n'en connais qu'un seul qui demeure à
son rang, inébranlable et inaccessible, et cet
homme, c'est moi !... Arrière, voulez-vous
soulever l'Olympe ?»
C'en est trop. En repoussant dans de tels termes la
grâce de Cimber, César a lui-même
prononcé son arrêt. Il va porter la peine
de son arrogance sacrilège. Il prétendait
être au-dessus des hommes ; vingt-trois coups de
couteau lui prouvent qu'il est mortel. Il s'exaltait
jusqu'à l'Olympe ; vingt-trois coups de couteau
le prosternent contre terre.
A peine le sacrifice,est-il consommé que Brutus
se hâte de lui donner sa véritable
signification : «Penchez-vous, Romains,
penchez-vous ; baignons nos bras jusqu'au coude dans le
sang de César, et teignons-en nos
épées, puis, marchons jusqu'à la
place publique, et, brandissant nos lames rouges
au-dessus de nos têtes, crions tous : Paix !
Indépendance ! Liberté !»
Paix ! Indépendance ! Liberté ! telle est
la devise sublime que Brutus écrit avec la
pointe de son glaive dans le sang du tyran. Il veut que
la chute du despote soit la chute du despotisme. La
délivrance du monde peut seule justifier un tel
forfait. Maître de la dictature, Brutus l'abdique
aux mains du people. Il entend restituer le genre
humain à lui-même. Un seul homme
accaparait les droits de tous, s'arrogeait par un
monopole monstrueux les privilèges et les
franchises de tous, absorbait dans son omnipotence les
volontés de tous : cet homme n'existe plus.
Désormais, grâce à Brutus, la
société est maîtresse de ses
destinées ; elle rentre en possession de son
autonomie ; elle reprend cette souveraineté que
lui avait enlevée César ; elle recouvre
son libre arbitre. Quel usage en va-t-elle faire
?
Ici se place cette incomparable scène du forum
que la muse de l'histoire enviera à jamais
à la muse tragique. - Plutarque raconte
qu'après le meurtre de César, Brutus se
réfugia immédiatement au Capitole et ne
consentit à se rendre sur la place publique
qu'après s'être assuré des
dispositions du peuple à son égard. Le
héros de Shakespeare dédaigne toutes ces
précautions. Sa sûreté personnelle
ne le préoccupe pas un moment. Il est tellement
fort de sa conscience qu'il affronte sur-le-champ les
conséquences de son acte. Il va tout droit au
forum et, pour qu'il ne soit pas dit qu'il a
redouté le débat contradictoire, il
autorise Antoine à lui répliquer. Les
habiles, comme Cassius, lui reprochent comme une faute
de laisser ainsi la parole au panégyriste du
despote. Mais Brutus est avant tout l'homme des
principes. La liberté est sa foi. Il a pour la
liberté une telle dévotion qu'il la
respecte même chez ses adversaires. Le droit de
s'exprimer appartient à tous : libre à
Antoine d'exercer ce droit. La vérité ne
peut que gagner à la discussion.
C'est avec cette magnanime confiance que Brutus monte
à la tribune. Pour se justifier, il ne croit pas
avoir besoin d'artifices oratoires. Son langage a la
précision stricte d'un raisonnement : il est
laconique, rigoureux et concluant. C'est le principe
devenu verbe : «Romains, eussiez-vous
préféré voir César vivant
et mourir tous esclaves, plutôt que de voir
César mort et de vivre tous libres ?
César m'aimait, et je le pleure ; il
était fortuné, et je m'en réjouis
; il était vaillant, et je l'en admire ; mais il
était ambitieux, et je l'ai tué. Ainsi,
pour son amitié, des larmes, pour sa fortune, de
la joie pour sa vaillance, de l'admiration, et pour son
ambition, la mort ! Quel est ici l'homme assez bas pour
vouloir être serf ? S'il en est un, qu'il parle,
car c'est lui que j'ai offensé. Quel est ici
l'homme assez grossier pour ne vouloir pas être
Romain ? S'il en est un, qu'il parle, car c'est lui que
j'ai offensé. Quel est ici l'homme assez vil
pour ne pas vouloir aimer sa patrie ? S'il en est un,
qu'il parle, car c'est lui que j'ai
offensé...»
Cette parole, qui défie la contradiction, semble
avoir convaincu tous les esprits. Les acclamations
retentissent de toutes parts : «Vive, vive Brutus
!» Et les uns veulent qu'on lui
élève une statue ; les autres demandent
qu'on le ramène en triomphe. «Ce
César était un tyran», crie
celui-là. «Nous sommes bien heureux d'en
être débarrassés», exclame
celui-ci. L'enthousiasme est tel que la modestie du
républicain a peine à se dérober
à l'ovation populaire. Ainsi, la liberté
triomphe. Le peuple a fait plus que justifier Brutus,
il l'a acclamé ; il a sanctionné par sa
bruyante adhésion le meurtre de
César.
Cependant Antoine succède à Brutus.
Moment dramatique. Le soldat parviendra-t-il à
réfuter le tribun ? Jamais intérêts
plus grands ne furent laissés à la merci
d'une parole. Les destinées du genre humain sont
attachées à un souffle. Antoine tient
suspendue à ses lèvres la fortune du
monde. L'oraison funèbre n'est ici que le
prétexte. Ce n'est pas la gloire de César
qu'il s'agit de défendre en
réalité, c'est la cause même du
césarisme. La société sera-t-elle
libre ou esclave ? Sera-t-elle gouvernée par les
principes ou maîtrisée par la force ?
Sera-t-elle République ou sera-t-elle Empire ?
Voilà la question. Que le peuple donne raison
à Brutus, et la République est
sauvée. Qu'il donne gain de cause à
Antoine, et l'Empire est fait. Le manteau sanglant de
César doit être le linceul sinistre de la
liberté.
C'est avec un singulier talent que le futur amant de
Cléopâtre a composé son rôle.
D'avance il a réglé chaque geste,
pesé chaque parole, disposé chaque
sanglot. Jamais tragédien ne fut plus
admirablement grimé. Comment reconnaître
à cette face échevelée et
blême le débauché «qui fait
ripaille toutes les nuits ?» Ces yeux rougis, ces
traits décomposés, ce sein gonflé
de soupirs n'attestent-ils pas l'ennui le plus
sincère ? Antoine sait combien impose à
la foule le spectacle de la douleur. La compassion est,
de toutes les émotions, la plus contagieuse.
Antoine sait cela, et par un merveilleux artifice il va
surexciter la pitié du peuple pour
l'asservissement du peuple. - Son exorde est un
modèle de précaution oratoire. Antoine
est venu pour ensevelir César, non pour le
louer. Aux dieux ne plaise qu'il fasse l'apologie d'un
homme que Brutus a condamné comme un ambitieux !
Mais il cherche où sont les preuves de cette
ambition. César faisait-il acte d'ambition en
versant dans les caisses publiques les rançons
de tant de captifs, en tendant la main au pauvre, en
refusant par trois fois la couronne ? Cependant Brutus
affirme qu'il était ambitieux, et Antoine ne
prétend pas contredire un homme si honorable. Il
demande seulementla permission de pleurer le mort. Ici
l'orateur s'arrête, comme absorbé par sa
douleur, dans une attitude théâtrale. Mais
cette interruption savante n'a d'autre but que de
sonder la foule.
- Il y a beaucoup de raison dans ce qu'il dit
là, chuchote un citoyen.
- Si tu considères bien la chose, murmure le
voisin, César a été traité
fort injustement.
- Je crains qu'il n'en vienne un pire, hasarde un
troisième.
Ainsi l'émotion gagne peu à peu le flot
populaire. Antoine le sent déjà onduler
et s'agiter sous son souffle fatal. Mais la tâche
n'est pas finie encore. Il ne suffit pas d'apitoyer le
peuple en faveur du tyran mort, il faut le soulever
contre ses défenseurs. Ce n'est pas assez que le
peuple pleure l'homme qui a voulu l'asservir, il faut
qu'il maudisse les hommes qui l'ont voulu
délivrer. Pour accomplir ce chef-d'oeuvre de
perfidie politique, Antoine est obligé de mettre
en jeu la plus infâme des passions, la
cupidité. Le testament de César est le
pot-de-vin qu'il va offrir à la palinodie du
peuple. Il faut voir avec quelle précaution
machiavélique le suborneur déploie devant
ces masses besoigneuses l'instrument funèbre de
leur corruption. A peine leur a-t-il montré le
parchemin que de toutes parts la lecture est
réclamée : «Le testament ! le
testament ! Nous voulons entendre le testament de
César».
Mais Antoine prolonge savamment la tentation :
«Ayez patience, chers amis ; je ne dois pas le
lire : il n'est pas à propos que vous sachiez
combien César vous aimait... Il n'est pas bon
que vous sachiez que vous êtes ses
héritiers ; car si vous le saviez, oh ! qu'en
arriverait-il !... Je me suis laissé aller trop
loin en vous parlant. Je crains de faire tort aux
hommes honorables dont les poignards ont frappé
César, je le crains.
- C'étaient des traîtres ! hurlent des
milliers de voix, c'étaient des
scélérats, des meurtriers ! Le testament
! le testament !
Vous le voyez, l'artifice a réussi. En faisant
de son prétendu respect pour les conspirateurs
l'obstacle suprême qui s'oppose à la
satisfaction du peuple, Antoine a forcé le
peuple à briser cet obstacle. Dès que la
foule a traité de scélérats
«les hommes honorables qui ont poignardé
César», Antoine est libre de s'exprimer
ouvertement sur leur compte,il n'est plus tenu à
aucune réticence, à aucun
ménagement, il peut qualifier ses adversaires au
gré de sa passion politique. Alors, - nouveau
jeu de scène, - il descend de la tribune, se
précipite vers le cercueil où est
étendu le corps de César, et, soulevant
aux yeux de tous la toge ensanglantée, montre
successivement tous les trous faits par les lames
régicides : «Regardez ! A cette place a
pénétré le poignard de Cassius.
Voyez quelle lésion a faite l'envieux Casca.
C'est par là que Brutus a frappé, et
quand il a arraché la lame maudite, voyez comme
le sang de César l'a suivie. On eût dit
que le sang s'élançait au dehors pour
s'assurer si c'était bien Brutus qui avait
frappé ce coup cruel». Cette exhibition
funèbre produit l'effet attendu.
Surexcitée par la vue du sang, la foule
éclate en imprécations contre ces
meurtriers qu'elle acclamait tout à l'heure :
elle a hâte de venger ce despote dont elle va
hériter. C'est alors qu'Antoine lui jette le
prix de ses fureurs ; il donne lecture du testament
liberticide. César lègue au peuple
«ses jardins, ses bosquets
réservés, ses vergers récemment
plantés en deçà du Tibre».
En outre, il lègue à chaque citoyen
soixante-quinze drachmes : «C'était
là un César ! Quand en viendra-t-il un
pareil ?
- Jamais, jamais ! Allons, en marche, en marche ! Nous
allons brûler son corps à la place
consacrée et avec les tisons incendier les
maisons des traîtres ! En avant !»
0 déchéance ! voilà donc où
est tombé le peuple qui a banni Coriolan ! Pour
soixante-quinze drachmes par tête, ce peuple va
aliéner à jamais ses libertés, ses
franchises, son indépendance ! Pour
soixante-quinze drachmes, ce peuple va vendre sa vertu,
sa noblesse, sa fierté, sa grandeur
passée, sa grandeur à venir, l'honneur de
ses ancêtres, l'honneur de ses enfants ! Pour
soixante-quinze drachmes, ce peuple va commettre une
série de crimes hideux, promener partout
l'incendie et le meurtre, porter la torche dans le
sanctuaire des patriotes, courir sus à ses
défenseurs et se faire le sbire des tyrans !
Pour soixante-quinze drachmes, le peuple de la grande
République va devenir la canaille du Bas-Empire
!
Certes, après un tel succès, Antoine peut
bien s'écrier avec la joie sauvage de la
perversité triomphante : «Mischief, thou
art afoot ! Mal, te voilà
déchaîné !»
En effet, le mal est bientôt à l'oeuvre.
Voici les maisons des conjurés qui
brûlent. Voici le poète Cinna qu'on
assassine dans la rue. Voici les triumvirs
attablés qui dressent en riant la liste
funèbre des proscriptions. Lépide fait le
sacrifice de son frère, Antoine livre son neveu,
Octave abandonne Cicéron. Et bientôt la
tête du grand orateur sera clouée à
la tribune aux harangues ! Et bientôt Portia
désespérée avalera des charbons
ardents !
L'heure de l'adversité a sonné. Mais,
loin d'abattre les grandes âmes, le malheur ne
fait que les grandir. Les plus accablantes
calamités qu'un homme puisse subir, la ruine du
toit domestique, l'anéantissement de la famille,
la perte de la patrie, le veuvage, l'exil ne sauraient
dompter le courage de Brutus. L'énergie du
stoïque est inflexible comme le principe qu'il
sert. Cette volonté unique ne se courbe pas
même devant la volonté nationale ; elle ne
reconnaît d'autre souveraineté que la
souveraineté du droit. Or, pour Brutus, la
République, c'est le droit, - droit
supérieur à toutes les lois, à
toutes les constitutions, à tous les
décrets, à tous les
sénatus-consultes, - droit imprescriptible
contre lequel aucun complot de caserne, aucun caprice
de faubourg, aucun suffrage, - pas même le
suffrage de tous, - ne saurait prévaloir. C'est
au nom de ce droit que Brutus a frappé
César. C'est au nom de ce droit qu'il combat
Octave. C'est au nom de ce droit qu'il appelle le monde
à la rébellion, qu'il soulève la
Macédoine, l'Achaïe et l'Asie, et qu'il
dresse devant l'Occident la barricade titanique de
l'Orient. - Qu'importe à Brutus cet arrêt
d'ostracisme que lui jette la cité vendue au
coup d'Etat ! Bien différent de ce Coriolan qui
ne s'insurge contre la ville éternelle que pour
la perdre, Brutus ne se révolte contre Rome que
pour la sauver.
C'est ce désintéressement qui fait la
grandeur singulière de Brutus. Pas un sentiment
personnel, pas une pensée égoïste ne
souille cette ambition sublime. L'exquise pureté
de cette conscience éclate bientôt dans
une scène illustre. Brutus, nous l'avons
déjà vu, ne reconnaît pas la raison
d'Etat ; il n'admet pas que la fin justifie les moyens
; il n'accepte pas ce sophisme en vertu duquel on peut
servir les principes en les violant : voilà
pourquoi il condamne avec tant de
sévérité la conduite trop peu
scrupuleuse de Cassius. Quelque dur qu'il lui paraisse
de blâmer un ami, il n'hésite pas à
lui parler ouvertement. Avec l'éloquence
inexorable de la vertu, il lui reproche de n'avoir pas
les mains assez pures pour porter le drapeau de la
République : - Souvenez-vous des Ides de Mars !
N'est-ce pas au nom de la justice qu'a coulé le
sang du grand Jules ? Parmi ceux qui l'ont
poignardé, quel est le scélérat
qui a attenté à sa personne autrement que
pour la justice ? Quoi ! nous qui avons frappé
le premier homme de l'univers pour avoir seulement
protégé des brigands, nous irions
souiller nos doigts de concussions infâmes et
vendre le champ superbe de notre immense gloire pour
tout le clinquant qui peut tenir dans cette main
crispée. J'aimerais mieux être un chien et
aboyer à la lune que d'être un pareil
Romain !» La nature fougueuse de Cassius se cabre
sous cette réprimande acérée comme
une provocation. Le respect qu'il a pour son ami
l'empêche pas de s'emporter. C'est à
grande-peine qu'il retient sa fureur frémissante
: «Ne présumez pas trop de mon affection,
je pourrais faire ce que je serais fâché
d'avoir fait». Mais Brutus, pour qui la
loyauté est un devoir, ne s'inquiète pas
de cette menace ; il répète impassible la
cruelle vérité : «Par le ciel,
j'aimerais mieux monnayer mon coeur et couler mon sang
en drachmes que d'arracher de la main calleuse des
paysans leur misérable obole par des voies
iniques». Cette intrépide franchise
maîtrise enfin l'orgueil de Cassius.
Dominé par l'évidence, il avoue ses
faiblesses, mais, répondant au reproche par un
reproche, il blâme l'amitié de Brutus de
n'avoir pas su les voiler.
«Les yeux d'un ami ne devraient pas voir ces
fautes-là.
- Les yeux d'un flatteur ne les verraient pas»,
rétorque Brutus.
Que répliquer à cette réponse
accablante ? Cassius est au désespoir : il croit
avoir perdu l'estime de son Brutus, et cette
pensée le navre. Ah ! mieux vaut être
tué que méprisé par Brutus. Quelle
torture qu'un tel dédain ! Cassius souffre tant
qu'il implore comme une faveur le sort de
César.
«Voici mon poignard, et voici ma poitrine nue, et
dedans un coeur plus précieux que les mines de
Plutus, plus riche que l'or. Si tu es un Romain,
prends-le. Je te le donne. Frappe, comme tu frappas
César.
- Rengainez votre poignard... 0 Cassius ! vous avez
pour camarade un agneau. La colère est en lui
comme le feu dans le caillou qui, sous un effort
violent, jette une étincelle hâtive et se
refroidit aussitôt...»
Et Brutus, les larmes aux yeux, se jette dans les bras
de Cassius (6).
Qui n'a retrouvé dans la vie cette scène
ravissante ? Deux amis, deux frères, deux
amoureux ont une discussion ; ils se passionnent et
s'échauffent ; la discussion
dégénère en contestation ; la
contradiction cesse d'être parlementaire et
devient injurieuse ; les insultes remplacent les
arguments ; les menaces succèdent aux insultes.
La dispute s'exaspère et devient conflit. Une
collision est imminente ; elle éclate en effets.
Les deux amis s'élancent l'un vers l'autre ; ils
s'étreignent, mais, rassurez-vous, c'est pour
s'embrasser. Le choc final est un baiser ! - Cette
scène immortelle forme dans le
théâtre anglais un épisode
justement célèbre. Mais l'on se
tromperait fort, si l'on n'y voyait, comme certains
critiques, qu'un délicieux hors-d'oeuvre. Cette
scène est essentielle, non à la
construction du drame, j'en conviens, mais à son
ensemble. Elle marque une halte nécessaire dans
la marche rapide de l'action ; elle repose le
spectateur en introduisant, au milieu d'une
tragédie terrible, le magistral entr'acte d'un
incident attendrissant. Nécessaire à
l'effet de l'oeuvre, elle ne l'est pas moins au
développement du caractère principal.
Elle retire à la figure de Brutus l'aspect
farouche que lui donnerait une impassibilité
absolue. Elle décèle sous cette
âpre volonté la plus suave tendresse, et
elle ajoute à sa vertu ce complément qui
l'achève, la bonté. Si Brutus n'avait pas
pardonné à Cassius, sa probité
aurait cessé d'être humaine. Nous aurions
pu l'admirer davantage, mais il nous eût
été moins sympathique. Car il aurait
manqué à cet héroïsme sublime
ce trait qui fait aimer, - la grâce ! Cependant
le moment décisif approche. L'armée des
triumvirs, poussée par une brise complice, a
traversé l'Adriatique, débarqué en
Illyrie et envahi la Macédoine. Brutus,
impatient de combattre, veut aller au-devant d'elle et
dit adieu à Cassius en lui donnant rendez-vous
pour le lendemain : dès le point du jour, les
légions républicaines doivent
s'ébranler. Déjà la nuit est
avancée. Tout dort dans le camp de cette
léthargie solennelle qui précède
une action suprême. Les aides de camp de Brutus,
accablés de fatigue, gisent endormis sur des
coussins dans la tente. Un flambeau éclaire de
sa clarté vacillante toutes ces formes
immobiles. Le général, que la
responsabilité du lendemain tient en
éveil, cause avec son serviteur favori, Lucius,
qui lui répond d'une voix assoupie. Il croit
trouver dans la mélodie le délassement de
son insomnie, et prie «le cher enfant» de
jouer un accord ou deux sur son luth, tout en lui
demandant pardon de ce caprice. Lucius veut
obéir au désir de son maître et
essaye de chanter en s'accompagnant. Mais
l'épuisement trahit son zèle ; c'est
à peine s'il peut articuler les paroles et faire
vibrer les cordes ; sa tête penche, sa voix
n'exhale plus qu'un vague murmure ; il s'endort.
« Doux être, bonne nuit ! Je ne serai pas
assez cruel pour t'éveiller. Mais pour peu que
tu chancelles, tu vas briser ton instrument, je vais te
l'ôter». Et le grand patriote, s'empressant
de servir son petit serviteur, va retirer avec
précaution des mains de l'enfant endormi le luth
menacé. Après cet acte touchant qui
manque à la biographie de Plutarque et que
Shakespeare montre ici comme l'adorable haut fait de la
grâce, Brutus se rasseoit, prend un livre et se
dispose à lire : «Comme ce flambeau
brûle mal, s'écrie-t-il !» A peine
a-t-il jeté cette exclamation qu'il distingue au
fond de la pénombre une forme étrange qui
s'avance vers lui. L'effarement de Macbeth apercevant
le fantôme de Banquo n'est pas plus grand que
l'étonnement de Brutus à l'aspect de
cette vision mystérieuse. Mais, plus heureux que
le thane écossais, le général
romain peut sans remords interroger les ombres :
«Es-tu quelque chose ? Es-tu un dieu, un ange ou
un démon, toi qui glaces mon sang et fais
dresser mes cheveux ? Dis-moi qui tu es !
- Ton mauvais génie, Brutus.
- Pourquoi viens-tu ?
- Pour te dire que tu me verras à
Philippes.
- Eh bien, je te reverrai !
- Oui, à Philippes.
- Eh bien, je te verrai à Philippes...
Maintenant que j'ai repris courage, tu
t'évanouis... Mauvais génie, je voudrais
m'entretenir avec toi !...»
Malheur ! malheur ! Ce spectre qui vient de
disparaître en menaçant Brutus, c'est le
spectre de César. Les conjurés des Ides
de Mars n'ont frappé que le corps du tyran, ils
n'ont pas atteint son génie. Car ce génie
est impérissable ; c'est le génie de
l'oppression, de la violence et de la guerre ; c'est le
génie qui étend son ombre sur
l'humanité et qui maintient le monde dans les
ténèbres. Ce génie est sorti
furieux de la tombe, il réclame vengeance et il
ne s'apaisera que dans le triomphe du despotisme. C'est
lui qui va combattre avec l'épée des
triumvirs les derniers défenseurs de la
République.
Voici la journée suprême. Les
armées ennemies se sont enfin rencontrées
sur la plage fameuse que longe la route d'Amphipolis en
Thrace, entre l'Hellespont et le mont Pangée.
Brutus, qui commande l'aile droite de l'armée
républicaine, fait face à Octave.
Cassius, qui commande l'aile gauche, tient tête
à Antoine. Cependant un signe néfaste
avertit les patriotes. Cassius montre à Messala
un nuage noir qui s'amasse dans le ciel : c'est un
essaim de corbeaux, «dais fatal sous lequel
s'étend l'armée républicaine,
prête à rendre l'âme».
N'importe, Brutus l'a voulu : en dépit des
pressentiments de Cassius, le combat sera livré.
- Chacun connaît les détails de cette
mémorable mêlée qui s'appelle la
bataille de Philippes. Jamais la destinée,
amoureuse du despotisme, ne s'est montrée plus
partiale que dans cette lutte décisive; jamais
elle n'a accumulé contre ses adversaires de tels
accidents ; jamais elle ne les a égarés
dans une plus funeste erreur. - La journée
s'annonce bien. La jeunesse romaine, qui fait
légion autour de Brutus, attaque les
prétoriens avec un irrésistible
élan ; elle balaye devant elle ces
vétérans qui, sous les ordres du grand
Jules, ont conquis les Gaules, l'Espagne, l'Egypte et
la Libye, et ne s'arrête qu'après avoir
pris d'assaut le camp d'Octave. Mais ! hélas !
ce succès est le piège atroce où
s'est embusqué le désastre.
Dans l'impétuosité de l'attaque, l'aile
droite s'est séparée de l'aile gauche.
Funeste lacune. Le génie de César montre
à Antoine l'espace vide : Antoine y jette des
forces supérieures, enveloppe Cassius et
l'accable. Cassius cerné croit Brutus vaincu
etla bataille perdue sur toute la ligne ; il
dépêche un de ses lieutenants pour
s'assurer de la vérité ; le lieutenant
tarde à revenir ; un faux rapport le signale
comme prisonnier. Nouvelle erreur, qui confirme la
première. Egaré par cette double
méprise, Cassius renonce à tout espoir et
se jette sur son épée. Brutus, averti par
Titinius, revient au secours de son frère
d'armes ; mais, si vite qu'il accoure, il arrive trop
tard, il n'a délivré qu'un cadavre
:
«0 Jules César, tu es encore puissant !
Ton esprit erre par le monde et tourne nos
épées contre nos propres entrailles...
Amis, je dois plus de larmes à ce mort que vous
ne m'enverrez verser... Je trouverai le moment,
Cassius, je trouverai le moment... Lucilius, venez,
venez aussi, jeune Caton ! au champ de bataille ! Il
est trois heures ; et, avant la nuit, Romains, il faut
que nous tentions la fortune dans un second
combat» (7).
Et Brutus retourne à la charge. Mais vainement
fait-il des prodiges pour ressaisir dans la
mêlée la victoire qu'il tenait
naguère. La victoire a déserté et
passé aux tyrans. Le second combat est
décisif : la bataille de Philippes est perdue. -
Resté seul avec une poignée de braves,
Brutus a fait retraite sur un rocher qui domine le
champ funèbre, et considère cette vaste
plaine jonchée de patriotes. Alors une
inexprimable mélancolie envahit: son âme :
«Le chagrin remplit ce noble vase au point qu'il
déborde de ses yeux mêmes». Brutus
pleure. Il pleure, ce Brutus qui a pu ne pas pleurer,
même après la mort de Portia ! Ces yeux,
que la plus grande douleur privée avait
laissés secs, ont des larmes pour le grand deuil
public. Larmes ineffables arrachées au
stoïque par les angoisses du
désintéressement ! Adieu l'illusion
à laquelle il avait dévoué sa vie
! Adieu la suave vision d'une humanité d'hommes
libres et frères ! Adieu la douce utopie d'une
société heureuse, indépendante,
n'ayant d'autres lois que les lois immuables de la
nature et de la raison, exerçant dans la
plénitude de ses jouissances la plénitude
de ses droits ! Adieu le songe splendide de la
République universelle ! Une charge de cavalerie
a emporté ce beau rêve.
Un monde voué à l'esclavage a
cessé d'être habitable pour une âme
libre. Brutus voulait affranchir le genre humain ; le
genre humain s'est tourné contre Brutus et s'est
prostitué au despotisme par une servitude
volontaire. Soit ! mais Brutus ne veut pas subir, lui,
ce joug avilissant qui va peser désormais sur
les générations. S'il n'a pu soustraire
l'univers à la tyrannie, il prétend du
moins y soustraire son âme. Les vainqueurs ont
beau cerner la retraite du stoïque : ils ne
pourront le faire prisonnier. Insensés qui
croient traîner un tel captif en triomphe !
Oublieni-ils qu'il reste à Brutus l'issue
suprême ? Brutus va chercher dans la mort cette
indépendance nécessaire qu'il ne peut
plus trouver dans la vie.
«Adieu à vous, et à vous, et
à vous !... Compatriotes, je gagnerai à
cette désastreuse journée plus de gloire
qu'Octave et Marc-Antoine n'en obtiendront par leur
infâme triomphe ! Sur ce, adieu à tous !
Car la bouche de Brutus a presque achevé le
récit de sa vie. La nuit s'étend sur mes
yeux ; mes os veulent reposer... Straton, tu es un
digne compagnon : un reflet d'honneur est sur ta vie.
Tiens donc mon épée et détourne la
face, tandis que je me jetterai dessus. Veux-tu,
Straton ?
- Donnez-moi d'abord votre main. Adieu, mon
seigneur.
- Adieu, bon Straton... César, apaise-toi ;
certes, je ne t'ai pas tué avec autant d'ardeur
!»
Et l'affranchi tend le glaive qui va affranchir son
maître... A peine Brutus a-t-il expiré que
retentit la fanfare joyeuse de l'ennemi. Le rocher a
été forcé, et Antoine et Octave
viennent chercher leur captif.
«Straton, où est ton maître ?
demande Messala qui vient d'être pris.
- Il est délivré de la servitude
où vous êtes, Messala. Les vainqueurs ne
peuvent faire de lui que des cendres».
Car Brutus n'a été vaincu que par
lui-même, et nul autre que lui n'a eu la gloire
de sa mort.
Devant ce grand suicide qui frustre leur triomphe, les
victorieux s'inclinent. Tel est le prestige de cette
probité déchue qu'elle force le
succès même à fléchir. En
présence des restes sacrés du patriote,
les triumvirs sont saisis de respect. Ils se penchent
avec une religieuse émotion sur ce corps
vénérable d'où vient de
s'échapper par une issue
désespérée l'âme la plus
héroïque qui ait encore animé
l'argile terrestre.
«De tous les Romains, s'écrie Antoine, ce
fut là le plus noble. Tous les conjurés,
excepté lui, n'agirent que par envie contre le
grand César. Lui seul pensait loyalement
à l'intérêt général
et au bien public. Sa vie était paisible, et les
éléments si bien combinés en lui
que la nature pouvait se lever et dire au monde entier
: Voilà un homme !»
Oui, voilà un homme ! Jamais plus mâle
figure ne traversa notre scène. Jamais
caractère ne réunit dans un plus
admirable ensemble les vertus humaines et les vertus
viriles, - douceur et énergie, tendresse et
fermeté, bonté et courage. Jamais mortel
n'exalta plus haut le moi de l'être, ne
réclama d'une manière plus
éclatante cette initiative qui distingue la
volonté de l'instinct, ne revendiqua plus
obstinément la possession de l'individu par
lui-même, la supériorité de
l'esprit sur la matière, la souveraineté
de la créature surla création. - La
révolte fabuleuse des Titans contre Jupiter
n'offre rien de plus grand que cette insurrection d'un
homme contre la destinée. Champion de la
République, ce n'est pas seulement le
génie de César qu'affronte Brutus, c'est
la nécessité elle-même. Il a contre
lui, non seulement les forces supérieures d'une
puissance matérielle, mais cette force
suprême d'une puissance invisible, la force des
choses. La fatalité pousse le genre humain vers
le despotisme ; elle l'entraîne par une
série de causes séculaires dans les
ténèbres du Bas-Empire ; elle oppose aux
efforts de la délivrance la coalition des
événements, la lassitude des peuples, le
relâchement des moeurs, la complicité des
âges et la conjuration même de l'histoire.
N'importe ! En dépit de tous ces obstacles,
Brutus n'hésite pas : il engage la lutte. Il
jette à la tyrannie le défi de la
liberté, à la force le défi du
droit, à la fatalité le défi d'une
volonté. Duel prodigieux où Brutus combat
tour à tour avec la dague et avec
l'épée, avec le poignard des Ides de Mars
et avec le glaive de Phiiippes ! Il succombe enfin,
mais il succombe en héros, sans demander
grâce au despotisme triomphant, -
impénitent comme Prométhée, et
frappé, comme lui, pour avoir voulu
dérober au ciel le feu sacré de
l'idéal.
Hauteville House, 10 avril 1862.
(1) L'Enfer. Dernier chant.
(2) Plutarque, traduit par Amyot, Vie de
César.
(3) Vie de Brutus.
(4) Voltaire a, dans la Mort de César,
développé cette situation que Shakespeare
a si judicieusement évitée. Il a
placé Brutus entre l'amour filial et l'amour de
la liberté. De là une impression trouble
et équivoque dans l'esprit du spectateur. Quand
César tombe, la conscience ne sait au juste si
Brutus a eu tort ou raison de sauver la
société en violant la nature.
(5) Ici Shakespeare a rapproché les dates
historiques. En réalité, c'est un
intervalle d'nn mois qui sépare la fête
des Lupercales des Ides de Mars.
(6) Dryden admirait tellement cette scène qu'il
ne put s'empêcher de la copier dans une de ses
tragédies (All for love), et cette
imitation le rendait plus fier qu'aucune de ses oeuvres
originales.
(7) Ici encore le drame raccourcit l'histoire. Ce
second combat n'eut lieu en réalité que
vingt jours après le premier.