Scène 1
Octave
OCTAVE
Je le connais enfin, ce rival trop heureux,
Que pour nous son seul nom rendait si dangereux,
L'audacieux Sextus, que César, trop
facile,
Laissa vivre, ou plutôt régner dans la
Sicile,
Et dont il n'est sorti que dans le noir dessein
De me plonger peut-être un poignard dans le
sein.
Le traître n'a que trop attenté sur ma
vie
En séduisant le coeur de l'ingrate Tullie.
Que de soins différents m'agitent tour à
tour !
Un peuple mutiné, l'ambition, l'amour.
Sont-ce donc là les biens que tu cherchais,
Octave,
Et dont, pour ton honneur, tu n'es que trop esclave
?
Règne, puisque tu veux soumettre l'univers
;
Mais en l'en accablant partage moins ses fers.
Sextus, qui te bravait, échappe à ta
vengeance.
Avec une valeur égale à sa
naissance,
Que n'ai-je point encore à redouter de lui
?
Voilà ce qui me doit occuper aujourd'hui.
Sans être secouru que de sa seule
épée,
Sextus, par ses exploits, fait revivre
Pompée.
Nous le verrons un jour disputer avec nous
Un fardeau dont le poids ne paraît que trop
doux.
Mais je saurai bientôt prévenir son
attente ;
Immolons à la fois Sextus et son amante.
Heureusement Tullie est encor dans nos mains,
Et de Rome son père a repris les chemins ;
Bientôt Hérennius, qui devait l'y
conduire,
De son sort, quel qu'il soit, aura soin de
m'instruire.
Mais Mécène paroît.
Scène 2
Octave, Mécène
OCTAVE
Cher ami, que mon coeur
Avait besoin de toi pour calmer ma douleur !
Mais ma fureur saura prévenir son attente,
Ou du moins pour jamais lui ravir son amante.
Philippe m'a trahi : cet esclave infidèle,
Que je croyais si sûr et si rempli de
zèle,
Par ses fausses vertus abusant mes esprits,
Etait d'intelligence avec tous les proscrits ;
C'est lui qui les a tous sauvés de ma
poursuite,
Et qui seul de Sextus a préparé la
fuite.
MECENE
Philippe n'a jamais mieux rempli son devoir
Qu'en trompant votre haine et votre fol espoir :
Et d'ailleurs devait-il vous livrer son
élève ?
A ce nom si chéri déjà l'on se
soulève.
Si par malheur Sextus fût resté dans vos
mains,
Vous eussiez contre vous armé tous les
Romains.
Mais n'êtes-vous point las de tant de
barbaries,
Et d'exercer ici l'empire des Furies ?
OCTAVE
Qu'entends-je ?
MECENE
Les discours d'un ami vertueux,
Dont vous approuveriez le zèle
impétueux
Si de quelque retour votre âme étoit
capable ;
Mais aux cris comme aux pleurs elle est
impénétrable.
Vous ne serez que trop entouré de
flatteurs,
Et que trop inspiré par de vils délateurs
;
C'est l'unique entretien où vous trouviez des
charmes :
Je ne puis plus vous voir sans répandre des
larmes.
L'ami que j'avais cru digne d'être
adoré,
C'est le même par qui je suis
déshonoré ;
Tandis que c'est lui seul qui détruit,
persécute,
Aux pleurs qu'il fait verser c'est moi qui suis en
butte.
Vos soldats, rebutés de servir
d'assassins,
M'ont déjà reproché vos ordres
inhumains :
On dirait qu'en effet votre coeur sanguinaire
Fait du sang des humains sa substance ordinaire,
Qu'il ne voit qu'à regret des hommes innocents
;
Car vous les croyez tous criminels ou méchants
;
Et bientôt à vos yeux dans son sein
déplorable
Rome n'offrira plus qu'un gouffre abominable,
Que vous achèverez de combler de forfaits
:
Mais comme je suis las d'en supporter le faix,
Adieu.
OCTAVE
Quoi ! c'est ainsi que Mécène me quitte
!
D'où peut naître, dis-moi, le transport
qui t'agite ?
Ah ! loin de redoubler mon trouble et ma terreur,
De l'état où je suis adoucis la
rigueur.
Tu sais que dès hier j'ai cessé de
proscrire.
Antoine, qui jouit avec moi de l'empire,
Pour me perdre d'honneur, par ses détours
secrets
Fait passer sous mon nom ses horribles
décrets.
MECENE
Est-ce à vous de ramper sous les lois d'un
infâme
Asservi lâchement aux fureurs d'une femme ?
Triumvir comme lui, libre de tout oser,
Au plus cruel trépas il fallait s'exposer,
Et laver dans son sang une pareille injure.
Un affront vit toujours sur le front qui l'endure
;
Qui ne s'en venge pas est fait pour le souffrir.
On croirait, à vous voir tour à tour vous
flétrir
Par l'odieux trafic des plus illustres
têtes,
Que vous vous partagez le fruit de vos conquêtes
:
Il abandonne un oncle ; et vous, un protecteur
Dont vous avez longtemps recherché la
faveur,
A qui seul vous devez votre grandeur
suprême,
Et qu'il fallait sauver aux dépens de
vous-même.
OCTAVE
Cesse de m'effrayer, et me nomme l'objet
Qui fait couler tes pleurs.
MECENE
Ingrat, qu'avez-vous fait ?
Hélas ! hier encore il existait un homme
Qui fit par ses vertus les délices de
Rome,
Mémorable à jamais par ses talents
divers,
Dont le génie heureux éclairait l'univers
;
Il n'est plus... Son salut vous eût couvert de
gloire,
Et de vos cruautés effacé la
mémoire :
Qu'ai-je besoin encor de vous dire son nom ?
Ah ! laissez-moi vous fuir, et pleurer
Cicéron.
OCTAVE
Qui ? moi, j'aurais livré ce mortel admirable
!
Et c'est de ce forfait toi qui me crois coupable
!
MECENE
C'est en l'abandonnant que vous l'avez
livré.
De sang et de fureur votre coeur enivré,
Soigneux de me cacher la moitié de ses
crimes,
Laisse au Tibre le soin de compter ses victimes.
OCTAVE
Ah, Mécène ! un moment du moins
écoute-moi ;
Je ne veux entre nous d'autre juge que toi.
Moi-même, pour sauver le père de
Tullie,
J'ai disposé sa fuite à l'insu de
Fulvie,
Et chargé de ce soin Lena, Salvidius,
Soutenus par Philippe et par Hérennius ;
C'est par eux qu'en secret je le faisais
conduire,
Sans prévoir que peut-être on pouvait les
séduire :
Comment s'en défier, et surtout de Lena,
Tribun que j'ai reçu de la main d'Agrippa
?
D'ailleurs à Cicéron Lena devait la
vie.
MECENE
C'est à son défenseur lui seul qui l'a
ravie.
L'intrépide orateur a vu sans
s'ébranler
Lever sur lui le bras qui l'allait immoler :
«C'est toi, Lena, dit-il ; que rien ne te
retienne :
J'ai défendu ta vie, arrache-moi la
mienne.
Je ne me repens point d'avoir sauvé tes
jours,
Puisque des miens c'est toi qui dois trancher le
cours.»
A ces mots Cicéron lui présente la
tête
En s'écriant, «Lena, frappe, la
voilà prête.»
Lena, tandis que l'air retentissait de cris,
L'abat, court chez Fulvie en demander le prix.
Un objet si touchant, loin d'attendrir son
âme,
N'a fait que redoubler le courroux qui l'enflamme
;
Les yeux étincelants de rage et de fureur,
Elle embrasse Lena sans honte et sans pudeur,
Saisit avec transport cette tête divine,
Qui semble avec les dieux disputer d'origine,
En arrache... épargnez à ma vive
douleur
La suite d'un récit qui vous ferait
horreur.
Nous ne l'entendrons plus du feu de son
génie
Répandre dans nos coeurs le charme et l'harmonie
:
Fulvie a déchiré de ses indignes
mains
Cet objet précieux, l'oracle des humains ;
Mais on ne m'a point dit, après ce coup
funeste,
Ce que sa barbarie a pu faire du reste.
OCTAVE
Hé bien ! sur Cicéron suis-je
justifié !
MECENE
Si ce n'est pas César qui l'a
sacrifié,
Que de sa mort du moins la plus haute vengeance
De César soupçonné fasse voir
l'innocence.
OCTAVE
Si je m'en vengerai ? quoi ! tu peux en douter ?
Ta douleur sur ce point n'a rien à
redouter.
Ma haine désormais ne peut être
assouvie
Qu'en noyant dans son sang l'exécrable
Fulvie.
Ce n'est pas Lucius qui m'en fera raison ;
C'est Antoine qui doit payer pour Cicéron.
Si tu m'aimes encor, va me chercher sa fille ;
Je veux de ce grand homme adopter la famille :
De tes cris, de tes pleurs tu m'as
importuné,
Rends-moi de Cicéron le reste
infortuné.
Pardonne à mon dépit une fatale
feinte
Qui porte à ma tendresse une si rude atteinte
;
En croyant l'effrayer, hélas ! je l'ai
perdu.
Par pitié, rends sa fille à mon coeur
éperdu :
Je ne me connais plus ; que mon sort
t'attendrisse.
MECENE
C'est vouloir de vos maux accroître le
supplice.
Eh ! comment osez-vous souhaiter de la voir ?
Pourrez-vous soutenir ses pleurs, son désespoir
?
Peignez-vous les tourments où Tullie est en
proie.
OCTAVE
Ah ! n'importe, Mécène, il faut que je la
voie.
MECENE
Il est vrai que Tullie est rentrée en ces lieux
;
Et j'ai cru qu'il fallait la soustraire à vos
yeux.
Sans vouloir cependant la voir ni la contraindre,
(De son juste courroux que ne doit-on pas craindre
?)
J'ai pris soin seulement qu'en ces moments
affreux
On ne l'instruisît point de son sort
rigoureux.
N'allez point irriter une âme
impérieuse
Dont rien n'arrêterait la haine audacieuse
:
Quels efforts aujourd'hui n'a point tentés son
bras
Pour Sextus entraîné par ses propres
soldats ?
La dignité des moeurs, la vertu la plus
pure,
Ne sont pas les seuls dons que lui fit la nature
;
Tullie en a reçu la valeur de Sextus,
Les charmes de son sexe, et le coeur d'un Brutus
;
Et vous la renverrez, si vous daignez m'en
croire.
Tant d'amour convient-il avec autant de gloire ?
Qu'espérez-vous d'un coeur épris d'un
autre amant ?
Faites-en à Sextus un généreux
présent.
OCTAVE
Mes fureurs n'ont que trop justifié sa
haine...
C'en est fait, j'y consens, renvoyons-la,
Mécène ;
Puisqu'il faut s'occuper de soins plus glorieux...
Scène 3
Tullie, Octave, Mécène
OCTAVE
Je la vois... Juste ciel !... Cachons-nous à ses
yeux.
TULLIE
Pourquoi me fuyez-vous, César ? je suis vaincue
;
Les soldats de Sextus l'ont soustrait à ma vue
:
Vous avez triomphé de moi comme de lui.
Hélas! dans mes malheurs où trouver un
appui ?
Ne redoutez plus rien de la fière Tullie ;
Il n'est point de fierté que le sort n'humilie
:
Loin de vous refuser à mes tristes
regards,
Faites revivre en vous la bonté des
Césars :
Si j'ai porté trop loin les mépris et
l'audace,
(elle lui montre la statue de
César)
Au nom de ce héros, daignez me faire grâce
;
Ah, seigneur ! par pitié, rendez-moi
Cicéron ;
Honorez-nous tous deux d'un généreux
pardon :
En des temps plus heureux votre haine endurcie
Eût été désarmée au
seul nom de Tullie.
OCTAVE
Ce nom n'est point encore effacé de mon coeur
;
Un seul jour n'éteint point une si vive
ardeur,
Et des feux que Tullie allume dans une âme
Elle ne sait que trop éterniser la flamme
;
Et, malgré le mépris dont vous payez mes
voeux,
J'oublie en vous voyant que je suis malheureux ;
Et j'ose me flatter que, moins
préoccupée,
Vous eussiez respecté César devant
Pompée :
Le ciel ne le fit point pour être mon égal
;
Il n'est pas même fait pour être mon
rival.
TULLIE
Ah, César ! est-il temps de me chercher des
crimes ?
Daignez vous occuper de soins plus
légitimes.
Vous avez trop connu le coeur de Cicéron
Pour en avoir conçu le plus léger
soupçon :
Si de quelque refus vous avez à vous
plaindre,
Son austère vertu ne laisse rien à
craindre :
A-t-il des conjurés emprunté le
secours,
Ou versé dans les coeurs le poison des discours
!
Il a toujours gardé le plus profond silence
:
Sa fuite ne peut être un motif de
vengeance,
Puisque vous-même avez ordonné son
départ ;
Philippe était d'ailleurs chargé de votre
part
Avec Hérennius du soin de le
défendre.
OCTAVE
Mais, si vous n'aviez point dessein de me
surprendre,
Auriez-vous de Sextus accompagné les pas,
Et pour le soutenir corrompu mes soldats ?
TULLIE
Quel peut être l'effroi que Sextus vous inspire
?
Ce n'est pas en fuyant qu'on dispute un empire :
L'a-t-on vu contre vous soulever les esprits,
Ou d'un nom redouté ranimer les débris
?
Il en eût recouvré la puissance
usurpée,
S'il se fût un moment fait voir comme
Pompée.
Ah ! du sort de Sextus ne soyez point jaloux ;
Philippe n'a voulu que l'éloigner de vous
:
Son maître infortuné, qui n'a plus d'autre
asile,
Va sans doute avec lui regagner la Sicile.
Faites-vous un ami de ce jeune héros ;
Il est digne de vous par ses nobles travaux.
César, vous ignorez qu'une main
meurtrière
Vous aurait sans Sextus privé de la
lumière ;
Tandis que votre haine éclate contre lui,
C'est sa seule vertu qui vous sauve aujourd'hui :
Pour l'en récompenser permettez que mon
père
Aille près de Sextus terminer sa misère
;
Prenez en leur faveur des sentiments plus doux.
OCTAVE
Mais, madame, Sextus est-il donc votre époux
?
Sitôt qu'à votre hymen je ne dois plus
prétendre,
Aux voeux de mon rival je consens de vous rendre.
TULLIE
Ah, César ! vos détours sont trop
injurieux ;
Plus sincère que vous, je m'expliquerai mieux
:
De Sextus, il est vrai, je dois être
l'épouse ;
Loin de vouloir tromper votre flamme jalouse,
J'avoûrai sans rougir que nous avons tous
deux,
Malgré tant de malheurs, brûlé des
mêmes feux ;
Mais, quel que soit l'amour qu'il inspire à
Tullie,
Si vous m'aimez encor, je vous le sacrifie.
Vous pouvez d'un seul mot rendre mon sort
heureux,
Parlez ; me voilà prête à contenter
vos voeux :
Un si grand sacrifice est le prix de mon père
;
Rendez à ma douleur une tête si
chère ;
Apprenez-moi du moins ce qu'il est devenu.
OCTAVE
Hérennius ici n'a point encor paru :
Mécène, en attendant, prenez soin de
Tullie ;
Je vais sur Cicéron interroger Fulvie.
TULLIE
Non, César, demeurez... Mais quel objet
nouveau
Vient frapper mes regards sous ce triste tableau
!
Hélas! je reconnois la céleste
tribune
Que mon père occupait avant son infortune
:
C'est de là que, rempli d'un feu toujours
divin,
Il semblait prononcer les arrêts du
destin...
Plus j'ose l'observer, plus ma frayeur augmente.
Mécène... la tribune... elle est toute
sanglante !
Ce voile encor fumant cache quelque forfait :
N'importe, je veux voir.
(elle monte à la tribune, et lève le
voile)
Dieux
! quel affreux objet !
La tête de mon père...! Ah! monstre
impitoyable,
A quels yeux offres-tu ce spectacle effroyable ?
OCTAVE
L'horreur qui me saisit à ce terrible
aspect
Pourrait justifier l'homme le plus suspect :
On n'en peut accuser que la main de Fulvie.
TULLIE
La tienne a-t-elle moins fait voir de barbarie ?
Ne lui conteste point un coup digne de toi.
0 Sextus ! tout est mort et pour vous et pour moi
!
Traître! pour assouvir la fureur qui
t'anime,
(elle se tue)
Tourne les yeux : voilà ta dernière
victime !
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