Nouvelles littéraires de Grimm, année 1754
Il serait trop long de détailler tous les
défauts de cette pièce. D'abord, elle devrait
avoir pour titre La Mort de Cicéron, puisque
c'en est seul l'objet. L'intrigue est misérable ou
plutôt il n'y en a point. Ce sont des scènes qui
se succèdent sans liaison et sans action, des acteurs
qui entrent et qui sortent sans savoir pourquoi. La
dernière scène du dénoûment, qui
aurait pu faire un tableau frappant, n'est point du tout
préparée. Elle aurait réussi si
Mécène n'avait pas fait un instant auparavant
le récit de la mort de Cicéron ; mais ce
récit avait fait tomber l'intérêt.
L'amour d'Octave pour Tullie est bien ridicule dans les
situations où ils se trouvent ; c'est cependant le
seul ressort de la pièce. L'amour de Tullie et de
Sextus n'est pas moins absurde. Le déguisement de
Sextus n'est d'aucune utilité et ne produit pas
même une reconnaissance, mais c'est une machine que M.
de Crébillon aime beaucoup : d'ailleurs il n'entre
dans la pièce que pour épouser Tullie, pour
l'enlever, et on ne sait pas même à la fin ce
qu'il est devenu ; ce qui est contre les règles de la
tragédie. LEPIDE ne paraît qu'une fois dans le
premier acte, pour dire qu'il part pour l'Espagne et pour
prendre les ordres de Cicéron.
Les caractères sont faux, inconséquents et
indécis. Cicéron n'est qu'un bavard qui heurte
les triumvirs sans adresse, et qui n'a qu'une fermeté
dure, bien éloignée du caractère qu'on
lui connaît. Tullie est un dragon qui dit à
propos de rien des injures atroces à des gens qu'elle
doit haïr, mais qu'elle doit aussi ménager pour
l'intérêt de la patrie et de son père.
Sextus est un héros de roman ; Octave, une âme
lâche et basse, qui ne sait ni ce qu'il dit ni ce qu'il
doit faire, qu'on outrage indignement tout le long de la
pièce, qui hors de la scène fait, dit-on, des
horreurs, et sur le théâtre est d'une douceur
d'ange.
Pour de l'intérêt, il n'y en a pas plus que de
logique, et le style en est presque barbare, comme dans
presque toutes les pièces de M. de Crébillon.
D'ailleurs la vérité de l'histoire est trop
maltraitée dans un événement si connu.
Ce n'était pas la peine de faire vivre Tullie plus de
vingt ans après sa mort.
On peut dire que M. de Crébillon a fait une fin
tragique. De quoi s'avise-t-il aussi, lui qui n'a jamais eu
éloquence ni style, de mettre deux fois Cicéron
sur la scène ? On dit qu'il ne peut pas pardonner
à cet orateur de lui avoir fait donner plusieurs fois
les étrivières au collège, et que c'est
pour cela qu'il le rend si ridicule. Cicéron dit dans
le Triumvirat :
Le ciel ne me fit point pour dépeupler la terre.
Quelqu'un s'écria du parterre sur-le-champ :
Mais Crébillon le fit pour vexer le parterre.
Mauvais vers, mais qui dans l'instant devenait assez
plaisant. Si M. de Crébillon, le père, reproche
à son fils Ah ! quel conte ! il pourra lui
répondre : «Ah ! quelle pièce ! mon
père.»
M. de Crébillon ne se tient pas pour battu ; il a
corrigé beaucoup de choses à la seconde
représentation ; son nom et ses amis, et les ennemis
de M. de Voltaire, soutiendront cette pièce quelque
temps ; mais j'en appelle à l'impression pour que
chacun convienne qu'elle perdrait de réputation M. de
Marmontel lui-même. Cela n'empêche pas que M. de
Crébillon n'ait fait Rhadamiste et
Atrée, et ne soit par conséquent
toujours très respectable.