Dominique Blanc (Phèdre) dans Phèdre de Racine mise en scène par Patrice Chéreau au théâtre de l'Odéon en 2003



On vient de ramener au palais les morceaux épars d'Hippolyte, et Phèdre, l'épée de son beau-fils à la main, juchée sur le corps même de son bien-aimé et sous les yeux de son mari, franchit les derniers degrés de la folie, le furor, avec une double perversion des rituels du deuil et du sacrifice aux morts, pour atteindre le nefas qu'a identifié Florence Dupont : ce spectacle de Phèdre se transperçant dans une transe érotique sur ce qui reste du corps ensanglanté d'Hippolyte peut effectivement figer à jamais dans la mémoire collective l'image d'un monstre mythologique.

Mais cela n'explique pas la présence dans ce texte du vocabulaire du crime et du blâme qu'elle adresse à elle-même autant qu'aux autres personnages, apparemment en toute lucidité - sauf s'il s'agit pour elle de s'en glorifier. Tout se passe comme si les mots s'opposaient aux actes, ou, en inversant la logique, si les actes faisaient mentir les mots. Le personnage de Phèdre est-il alors traité comme un repoussoir, l'exemple monstrueux des ravages de la passion, ou est-il réhabilité à la fin de la pièce, par une prise de conscience tardive et un remords qui annulerait son crime et indiquerait qu'il est toujours possible de retrouver sa vertu, même très tard ?

Une telle lecture "stoïcienne" semble assez difficile à soutenir. Une lecture publique (déclamée) pouvait à la rigueur inviter les auditeurs, dans un contexte intellectuel, à l'interpréter comme une mise en garde philosophique. Mais dans une représentation théâtrale au caractère tout à fait baroque et excessif, elle devait être de nature à susciter chez les spectateurs des réactions affectives bien plus extrêmes. Ce genre de spectacle pouvait-il alors avoir une quelconque valeur pédagogique ou cathartique ? Connaissant le goût des Romains pour le cruor (dernier vers du texte), le sang qui coule, qu'on leur offrait en abondance dans les spectacles de l'amphithéâtre, il est permis d'en douter.



1. Texte à exploiter

2. Documents complémentaires

3. Texte à comparer



Robert Garnier - Hippolyte - 1573

Enregistrement réalisé par les comédiens de la Comédie-Française lors d'une séance de répétition à la table, sans représentation sur scène, en 2020. Avec Adeline d'Hermy dans le rôle de Phèdre. On vient de ramener à Thésée et Phèdre le corps défiguré d'Hippolyte. Voici les dernières paroles de Phèdre avant qu'elle ne se jette sur son épée. La scène, violente dans son pathos par les gestes et les visions de l'héroïne, est très inspirée de celle de Sénèque.




Jean Racine - Phèdre - 1677

Adaptation télévisée de Pierre Jourdan en 1968, avec Marie Bell (68 ans) dans le rôle de Phèdre et Jacques Dacqmine dans celui de Thésée. Cette mise en scène est un modèle de classicisme pour son hiératisme, le costume et le jeu de son interprète qui refuse tout naturel et vraisemblance (Phèdre a l'âge d'être la grand-mère d'Hippolyte) et la part primordiale donnée au contraire à la musique des vers et de la Leçon des Ténèbres à couleur janséniste qui accompagne les derniers instants de Phèdre. Même si elle nous semble aujourd'hui terriblement datée, cette esthétique classique a le mérite de faire comprendre instantanément l'importance de la bienséance, de la sublimation des émotions et de la suggestion : Phèdre s'est empoisonnée et s'éteint comme une chandelle, en expiant par sa mort les péchés qu'elle a commis, ce qui est une conception chrétienne, pas antique. Cette mort permet un retour à l'ordre pour un temps perturbé, même si la version de Pierre Jourdan élimine les derniers mots de Thésée adoptant Aricie : caution accordée par Racine à la morale et au conformisme du temps de Louis XIV...




Captation de la mise en scène de Patrice Chéreau au théâtre de l'Odéon en 2003, avec Dominique Blanc dans le rôle de Phèdre et Pascal Greggory dans celui de Thésée. Voici enfin l'exacte antithèse de l'esthétique précédente : expressionniste et retrouvant par son réalisme toute la violence du théâtre baroque et de la cruauté de Sénèque ou d'Antonin Artaud. Le sang dont Thésée se couvre le visage a semblé un spectacle si peu correct à Youtube que son incrustation est interdite et que la vidéo doit être visionnée directement sur le site...