L'auteur de cette contribution conseille de la lire avec les autres dédiées à Pâris : la prophétie néfaste, le jugement de Pâris et l'enlèvement d'Hélène.
1. Les témoignages classiques
On pense traditionnellement à Pâris comme à l'amant d'Hélène, dont l'amour fou causa la guerre de Troie ; on n'imaginerait pas qu'il puisse avoir connu d'autres amours. Et pourtant, les sources classiques et médiévales nous disent qu'avant de tomber amoureux de la fatale reine de Sparte il aimait une nymphe, Oenone, fille du fleuve Cébrène. Après l'allusion de Lycophron (Alex.175), un poète " bucolique ", Bion, paraît prendre en pitié les souffrances d'Oenone.
Bion - Epithalamium Achillis et Deidameiae, 11.2-3ἅρπασε τὰν Ἑλέναν πόθ’ ὁ βωκόλος, ἆγε δ’ ἐς Ἴδαν, Οἰνώνῃ κακὸν ἄλγος. Jadis le pâtre Pâris enleva Hélène et l'emmena sur l'Ida : douleur mauvaise pour Oenone. |
A Rome Parthenius en raconte l'histoire en détail au Ier siècle avant JC : il s'agit du seul amour du cycle troyen dont s'occupe cet auteur, né non loin de Troie.
Parthenius - Erotica Pathemata, 4Ἀλέξανδρος [δὲ] ὁ Πριάμου βουκολῶν κατὰ τὴν Ἴδην ἠράσθη τῆς Κεβρῆνος θυγατρὸς Οἰνώνης. λέγεται δὲ ταύτην ἔκ του θεῶν κατεχομένην θεσπίζειν περὶ τῶν μελλόντων καὶ ἄλλως δὲ ἐπὶ συνέσει φρενῶν ἐπὶ μέγα διαβεβοῆσθαι. ὁ οὖν Ἀλέξανδρος αὐτὴν ἀγαγόμενος παρὰ τοῦ πατρὸς εἰς τὴν Ἴδην, ὅπου αὐτῷ οἱ σταθμοὶ ἦσαν, εἶχε γυναῖκα καὶ αὐτῇ φιλοφρονούμενος... μηδαμὰ προλείψειν ἐν περισσοτέρᾳ τε τιμῇ ἄξειν· ἡ δὲ συνιέναι μὲν ἔφασκεν εἰς τὸ παρὸν ὡς δὴ πάνυ αὐτῆς ἐρῴη· χρόνον μέντοι τινὰ γενήσεσθαι, ἐν ᾧ ἀπαλλάξας αὐτῆς εἰς τὴν Εὐρώπην περαιωθήσεται κἀκεῖ πτοηθεὶς ἐπὶ γυναικὶ ξένῃ πόλεμον ἐπάξεται τοῖς οἰκείοις. ἐξηγεῖτο δὲ ὡς δεῖ αὐτὸν ἐν τῷ πολέμῳ οἰκείοις. ἐξηγεῖτο δὲ ὡς δεῖ αὐτὸν ἐν τῷ πολέμῳ τρωθῆναι καὶ ὅτι οὐδεὶς αὐτὸν οἷός τε ἔσται ὑγιῆ ποιῆσαι ἢ αὐτή. ἑκάστοτε δὲ ἐπιλεγομένης αὐτῆς [ταῦτα] ἐκεῖνος οὐκ εἴα μεμνῆσθαι. χρόνου δὲ προϊόντος ἐπειδὴ Ἑλένην ἔγημεν, ἡ μὲν Οἰνώνη μεμφομένη τῶν πραχθέντων τὸν Ἀλέξανδρον εἰς Κεβρῆνα, ὅθενπερ ἦν γένος, ἀπεχώρησεν, ὁ δὲ παρήκοντος ἤδη τοῦ πολέμου διατοξευόμενος Φιλοκτήτῃ τιτρώσκεται. ἐν νῷ δὲ λαβὼν τὸ τῆς Οἰνώνης ἔπος, ὅτε ἔφατο αὐτὸν πρὸς αὐτῆς μόνης οἷόν τε εἶναι ἰαθῆναι, κήρυκα πέμπει δεησόμενον, ὅπως ἐπειχθεῖσα ἀκέσηταί τε αὐτὸν καὶ τῶν παροιχομένων λήθην ποιήσηται, ἅτε δὴ κατὰ θεῶν βούλησιν [τε] ἀφικομένων.ἡ δὲ αὐθαδέστερον ἀπεκρίνατο, ὡς χρὴ παρ’ Ἑλένην αὐτὸν ἰέναι κἀκείνης δεῖσθαι· αὐτὴ δὲ μάλιστα ἠπείγετο, ἔνθα διεπέπυστο κεῖσθαι αὐτόν. τοῦ δὲ κήρυκος τὰ λεχθέντα παρὰ τῆς Οἰνώνης θᾶττον ἀπαγγείλαντος ἀθυμήσας ὁ Ἀλέξανδρος ἐξέπνευσεν. Οἰνώνη δὲ ἐπεὶ νέκυν ἤδη κατὰ γῆς κείμενον ἐλθοῦσα εἶδεν, ἀνῴμωξέ τε καὶ πολλὰ κατολοφυραμένη διεχρήσατο ἑαυτήν. Alexandre, fils de Priam, qui faisait paître ses troupeaux sur l'Ida, tomba amoureux d'Oenone, la fille de Cébrène. On raconte que celle-ci, possédée par un dieu, prophétisait l'avenir et que son intelligence était très renommée. Alexandre donc la reçut de son père et l'emmena sur l'Ida, où étaient ses bergeries. Il la considérait comme son épouse, l'aimait passionnément et lui promit ne jamais l'abandonner et la tenir en grand honneur. Mais elle disait savoir qu'en ce moment il était effectivement épris d'elle, mais qu'un jour viendrait où il la quitterait, irait en Europe et alors, tombé amoureux d'une étrangère, porterait la guerre dans sa patrie. Elle ajoutait que pendant la guerre il serait blessé, et que personne en dehors d'elle ne saurait le guérir ; mais comme elle ne cessait de le lui répéter, il ne voulait pas la croire. Plus tard, lorsqu'il épousa Hélène, Oenone, lui reprocha sa conduite et revint chez son père Cébrène. Pâris au cours de la guerre fut blessé par Philoctète d'un coup de flèche. Il se souvint des paroles d'Oenone, selon lesquelles elle seule pourrait le guérir, et il lui envoya un messager pour qu'elle oubliât ce qui s'était passé par la volonté des dieux et qu'elle vînt immédiatement le soigner. Mais elle lui rétorqua avec humeur d'aller se faire soigner par Hélène ; en fait elle partit immédiatement le rejoindre là où il gisait. Mais le messager avait déjà rapporté à Pâris la réponse d'Oenone, et, faute d'espoir, il avait expiré. Oenone à son arrivée le trouva mort ; alors, gémissant et pleurant, elle se pendit. |
Parmi les élégiaques latins, Ovide (Her. 5 et 17, 195-7 ; Rem. 457-8) mentionne fréquemment cet amour. Mais le dénouement de cette histoire si pathétique n'apparaît pas dans ses vers : son attention se concentre sur le moment où Pâris est attiré par Hélène et oublie la belle nymphe. Mieux vaut lire les vers de Lucain à propos de César devant les ruines de Troie :
Lucain - Bellum civile, IX 973
Il erre autour des ruines fameuses de Troie ; il cherche les traces des murs élevés par Apollon. Quelques buissons stériles, quelques chênes au tronc pourri couvrent les palais d'Assaracus et de leurs racines fatiguées pressent les temples des dieux. Troie entière est ensevelie sous des ronces : ses ruines même ont péri. Il reconnaît le rocher d'Hésione, et la forêt, couche mystérieuse d'Anchise, et l'antre où siégea le juge des trois déesses, la place où fut enlevé Ganymède, et le mont sur lequel pleura Oenone. Pas une pierre qui ne rappelle un nom célèbre. Traduction de Jean-François Marmontel, sur Itinera Electronica |
Et Suétone nous apprend pourquoi cet amour rendit si cruel Domitien envers le fils d'Helvidius :
Suétone - Domitien, 10Occidit et Helvidium filium, quasi scaenico exodio sub persona Paridis et Oenones diuortium suum cum uxore taxasset. Il fit tuer aussi Helvidius le fils, sous prétexte qu'au théâtre, dans un exode, il avait, sous le nom de Pâris et d'Oenone, mis en scène son divorce avec sa femme |
Les qualités d'Oenone furent remarquées aussi par les chrétiens. Clément d'Alexandre fait allusion à son propos à un culte dédié spécialement aux prophètes.
Clément d'Alexandre - Stromata 1.21.134ἀλλὰ καὶ τῶν παρ’ Αἰγυπτίοις ἀνθρώπων ποτέ, γενομένων δὲ ἀνθρωπίνῃ δόξῃ θεῶν, Ἑρμῆς τε ὁ Θηβαῖος καὶ Ἀσκληπιὸς ὁ Μεμφίτης, Τειρεσίας τε αὖ καὶ Μαντὼ ἐν Θήβαις, ὥς φησιν Εὐριπίδης, Ἕλενος ἤδη καὶ Λαοκόων καὶ Οἰνώνη Κεβρῆνος ἐν Ἰλίῳ· Mais aussi parmi ceux qui chez les Égyptiens, hommes jadis, devinrent des dieux selon la croyance humaine, Hermès le Thébain et Asclépios le Memphite, et encore Tirésias et Mantô à Thèbes, comme le dit Euripide, Hélénos, Laocoon et Oenone, la fille de Cébrène à Troie. |
2. Oenone dans la littérature tardo-latine, byzantine et médiévale
Plus tard, les écrivains s'intéressent davantage au dénouement de cette histoire si pathétique. Voilà le bref récit d'Apollodore :
Apollodore, Bibliotheca 3.12.6Ἀλέξανδρος δὲ Οἰνώνην τὴν Κεβρῆνος τοῦ ποταμοῦ θυγατέρα. αὕτη παρὰ ῾Ρέας τὴν μαντικὴν μαθοῦσα προέλεγεν Ἀλεξάνδρῳ μὴ πλεῖν ἐπὶ Ἑλένην. μὴ πείθουσα δὲ εἶπεν, ἐὰν τρωθῇ, παραγενέσθαι πρὸς αὐτήν· μόνην γὰρ θεραπεῦσαι δύνασθαι. τὸν δὲ Ἑλένην ἐκ Σπάρτης ἁρπάσαι, πολεμουμένης δὲ Τροίας τοξευθέντα ὑπὸ Φιλοκτήτου τόξοις Ἡρακλείοις πρὸς Οἰνώνην ἐπανελθεῖν εἰς Ἴδην. ἡ δὲ μνησικακοῦσα θεραπεύσειν οὐκ ἔφη. Ἀλέξανδρος μὲν οὖν εἰς Τροίαν κομιζόμενος ἐτελεύτα, Οἰνώνη δὲ μετανοήσασα τὰ πρὸς θεραπείαν φάρμακα ἔφερε, καὶ καταλαβοῦσα αὐτὸν νεκρὸν ἑαυτὴν ἀνήρτησεν. Alexandre épousa Œnone, la fille du fleuve Cébren. Œnone avait appris de Rhéa l'art de la divination ; elle mit en garde Alexandre de ne pas voyager sur la mer pour enlever Hélène, mais elle ne réussit pas à le convaincre. Alors elle ajouta qu'il revienne auprès d'elle, au cas où il serait blessé, car elle seule pourrait le soigner. Quand ensuite il enleva Hélène, que Troie fut assiégée, Pâris fut blessé par Philoctète, avec les flèches d'Héraclès, et il se rendit auprès d'Œnone sur l'Ida. Mais son épouse, qui se souvenait encore du déshonneur qu'il lui avait fait subir, refusa de le soigner. Ainsi Alexandre fut reconduit à Troie, et il mourut. Œnone, entre-temps, pleine de remords, avait apporté à Troie les médicaments pour guérir Alexandre ; mais quand elle trouva son époux désormais mort, elle se pendit. Traduction d'Étienne Clavier, sur Hodoi Elektronikai |
Au contraire, Quintus de Smyrne est, comme d'habitude, trop minutieux, mais il nous sera utile pour connaître d'autres détails.
Quintus de Smyrne - Posthomerica, X, 253-489
Cependant Pâris poussait de longs gémissements, et son coeur était rempli d'inquiétude à cause de sa blessure ; les médecins l'entouraient de leurs soins ; enfin les Troyens rentrèrent dans leur ville, et les Danaens revinrent à leurs vaisseaux noirs ; car la nuit sombre les avait rappelés du combat pour délasser leurs membres et répandre sur leurs paupières le sommeil réparateur. Mais le sommeil ne s'étendit point sur Pâris jusqu'à l'aurore. Personne ne pouvait le soulager, quoique tous les remèdes lui fussent prodigués ; car le destin avait décidé qu'il vivrait ou mourrait par les mains d'Oenone et à son gré. Enfin, obéissant à l'oracle, il prit à contre-coeur le chemin de la maison conjugale ; la triste nécessité le conduisait en présence de sa femme. Sur son passage chantaient des oiseaux de mauvais augure, les uns sur sa tête, les autres à sa gauche. Et lui, il les regardait, tantôt avec crainte, tantôt avec l'espoir que leur vol n'avait point de sens. Et cependant ils lui annonçaient une mort douloureuse. Il vint donc en présence de la noble Oenone ; à sa vue toutes les servantes furent étonnées, et Oenone elle-même. Lui, il se jeta aussitôt à ses pieds ; il était pâle, et la douleur, pendant la route, avait pénétré jusqu'au fond de ses entrailles, car le poison mortel de la flèche avait corrompu le sang dans la poitrine du guerrier ; et son coeur était dévoré par un cruel tourment. Ainsi un homme, que la maladie et la soif consument, sent sa poitrine en feu ; sa bile s'enflamme, et son âme languissante vole sur ses lèvres desséchées ; il a soif, et il est triste ; ainsi le coeur de Pâris était dévoré par le chagrin, et se soutenant à peine, il prononça ces mots : "Noble femme, tu vois ma souffrance ! ne sois pas irritée, si je t'ai autrefois laissée seule dans cette maison; j'ai agi en aveugle ! un destin invincible me poussait vers Hélène. Plût aux dieux qu'avant de la connaître, j'eusse perdu la vie dans tes bras ! Au nom des dieux qui habitent le ciel, au nom de notre amour et de notre union, aie compassion de moi, chasse un ressentiment cruel, applique à ma blessure qui est mortelle le remède salutaire que les destins ont désigné pour me guérir ; tu le peux si tu le veux ; il dépend de toi de me sauver d'une mort douloureuse, ou non. Prends-moi en pitié et chasse de mes veines ce poison dévorant, tandis que mes forces me soutiennent encore ; ne garde pas une jalousie funeste et ne me laisse pas mourir misérablement à tes pieds ; car tu offenserais les Prières qui sont les filles du puissant Zeus, et qui, s'irritant contre les hommes orgueilleux, lancent contre eux la Vengeance et les Furies. 0 noble femme, éloigne de moi la Parque fatale, quoique j'aie commis une grande faute envers toi !" Il parla ainsi ; mais il ne fléchit pas sa sombre colère; au contraire, elle insulta le guerrier affligé et lui dit : "Quoi ! tu oses venir devant moi ! moi, que tu as abandonnée au milieu des larmes, dans cette maison, pour cette fille de Tyndare, cause de tant de maux ! c'est elle que tu aimais, car elle est plus belle que ta femme, et l'on prétend qu'elle est à l'abri de la vieillesse. Va, cours à ses genoux, et ne reste pas ici, à me faire en pleurant le récit de tes maux. Plût aux dieux que j'eusse la force d'une bête sauvage, pour déchirer ton corps de mes ongles et boire ton sang, scélérat qui m'as fait tant de mal par ta folie ! Malheureux ! où est maintenant ta Cythérée avec sa couronne d'or ? où est Zeus oublieux de son gendre ? Demande leur secours, fuis de ma demeure, honte et fléau des Dieux et des hommes ! C'est pour toi, scélérat, que les Immortels eux-mêmes pleurent, les uns leurs petits-fils, les autres leurs fils, dévorés par la guerre. Va donc, va loin d'ici, cours dans les bras d'Hélène ! jour et nuit va gémir et pleurer au pied de son lit, lui montrer ta douleur et attendre d'elle le remède à tes maux !" Elle parla ainsi et le chassa plaintif de sa maison ! l'insensée ! elle ne savait pas son destin : car, lui mort, les Parques devaient aussi l'atteindre ; telle était la volonté de Zeus. Et lui, il se hâtait de gravir les sommets touffus de l'Ida, boitant péniblement et la douleur dans l'âme [... ] Pendant ce temps la vie abandonnait Pâris sur l'Ida et Hélène ne le vit plus revenir. Autour de lui, les Nymphes pleuraient amèrement ; car elles se souvenaient des choses qu'il leur disait tout enfant, quand il voyait leur troupe dansante. Avec elles pleuraient les bergers agiles, affligés jusqu'au fond du coeur, et les montagnes répondaient à leurs cris. Seule, à l'écart, Oenone, l'âme désolée, fuyant l'approche des autres femmes, gémissait, étendue à terre au fond de sa demeure, et pleurait l'amour de son ancien mari; ainsi Oenone sous le poids de sa douleur se fondait tout entière, en pensant à l'homme qu'elle avait aimé ; et poussant de longs gémissements, elle se disait dans son coeur : "O femme insensée ! O vie douloureuse ! 0 amour inutile dont j'entourais mon mari ! hélas ! j'espérais, près de lui, atteindre la vieillesse et franchir le seuil de la vie, après une douce union ! Les dieux en ont décidé autrement ! Plût au ciel que les Parques sombres m'eussent ôté la vie, au moment où Alexandre m'abandonnait. Mais quoiqu'il m'ait répudiée, oui, je le veux, je mourrai près de lui, car la lumière du jour n'est plus douce pour moi". Et tandis qu'elle murmurait ces paroles, de grosses larmes coulaient de ses yeux, au souvenir de son mari qui n'était plus ; comme la cire au feu, elle se consumait ; cependant par égard pour son père et ses jeunes servantes, elle ne dit rien, jusqu'à ce que la Nuit se fût des bords de l'Océan répandue sur la terre divine, apportant aux mortels l'oubli de leurs maux. Alors, pendant que son père et ses servantes dormaient, elle ouvrit les portes de la maison et s'élança au dehors, semblable à une tempête, et ses pieds légers l'emportaient. Ainsi, dans les montagnes, une génisse, amoureuse d'un taureau, s'élance d'un pied rapide, sans craindre le bouvier ; une ardeur impétueuse l'entraîne jusqu'à ce qu'elle aperçoive celui qu'elle cherche ; ainsi Oenone en courant parcourt un long chemin, désirant gravir le bûcher de son époux. Ses jambes ne se lassaient pas ; ses pieds toujours plus agiles franchissaient l'espace ; elle courait, portée par la Mort et l'Amour. Elle courait, sans craindre les bêtes féroces entrevues dans la nuit, et qui jadis excitaient son horreur ; elle foulait sans douleur les pierres des montagnes, franchissait les précipices et traversait les cavernes. En l'apercevant du haut des cieux, la Lune divine, qui se rappelait son amour pour le bel Endymion, eut pitié de sa douleur et, brillant sur sa tête, lui montra le long chemin qu'il fallait suivre. Enfin elle arriva à travers la montagne à l'endroit où les Nymphes pleuraient autour du cadavre d'Alexandre. Déjà les flammes impétueuses du bûcher l'entouraient ; car les bergers rassemblés de tous côtés dans la montagne avaient amassé une grande quantité d'arbres, afin de rendre les derniers devoirs à leur compagnon et à leur prince ; et ils pleuraient amèrement alentour. En voyant le cadavre, elle ne pleura pas, quoique affligée ; mais cachant, sous ses voiles, son visage si beau, elle s'élança dans le bûcher, et, au milieu des cris de tous les bergers, elle se brûla près de son époux. Les Nymphes étaient saisies de stupeur en la voyant chercher la mort près de lui, et elles disaient : "Certes Pâris était insensé d'abandonner sa femme et d'aimer une scélérate, qui devait causer sa perte et celle des Troyens ! Malheureux ! il n'a pas considéré la douleur de sa noble femme qui l'aimait plus que la lumière du jour, malgré le mépris et la haine qu'il lui témoignait". Ainsi parlaient les Nymphes ; et les deux époux étaient consumés sur le bûcher, oublieux de la prochaine aurore. Tout autour, les bergers contemplaient ce spectacle, saisis d'admiration, comme jadis les Argiens quand ils virent Evadné, femme de Capanée, s'étendre sur le même bûcher que lui, après que Zeus l'eut frappé de sa foudre. Enfin quand le feu dévorant eut consumé ensemble Oenone et Pâris, et les eut réduits en une même cendre, ils éteignirent le feu dans le vin, enfermèrent leurs ossements dans une urne d'or et leur élevèrent un tombeau de terre ; au-dessus ils dressèrent deux colonnes, tournées aux côtés opposés de l'horizon. Traduction d'E.A. Berthault, site Méditerranées |
Servius aussi nous donne un important renseignement : Pâris et Oenone avaient un fils, Corythe.
Servius - ad Aen. III 170Alii Corythum a Corytho, Paridis et Oenones filio, conditam ferunt. D'autres disent qu'elle a été fondée par Corythus, le fils de Pâris et d'Oenone. |
Enfin Eustathe n'est pas clément avec Pâris :
Eustathe - ad Od. I.34καὶ Ἀλέξανδρος τὸ μὲν Οἰνώνης λέχος περιφρονήσας τὴν δὲ Ἑλένην ἁρπάσας, πάθοι κακῶς. Et Alexandre, puisse-t-il être malheureux, pour avoir méprisé le lit d'Oenone et avoir enlevé Hélène ! |
Les seuls entre "nos" auteurs qui parlent d'Oenone sont Dictys et son fidèle imitateur Malalas, tandis que Darès, avec tous ses épigones, ne la mentionne pas. Voilà le témoignage de Dictys : c'est Priam qui, en rappelant la prophétie néfaste sur Pâris et l'enlèvement d'Hélène, ajoute à propos d'Alexandre :
Dictys de Crète - Ephemerides belli Troiani, 3,26Quem, conjugio deinde Oenoni junctum, cupidinem cepisse visendi regiones atque regna procul posita. Il était marié à Oenone, mais il fut pris d'un désir irrépressible de visiter des régions et des royaumes lointains. |
Et sans faire la moindre allusion aux aspects mythiques ni au suicide, il raconte ainsi la conclusion de cette histoire d'amour :
Dictys de Crète - Ephemerides belli Troiani, IV, 21Interim Alexandri funus per partem aliam portae ad Oenonem, quae ei ante Helenae raptum nupserat, necessarii sui uti sepeliretur perferunt. Sed fertur Oenonem uiso cadauere Alexandri adeo commotam, uti amissa mente obstupefieret, ac paullatim per maerorem deficiente animo, concideret. Atque ita uno eodem funere cum Alexandro contegitur. Cependant les parents et les amis d'Alexandre font sortir de la ville, par la porte opposée, le corps de ce prince pour le conduire à Oenone, qui lui avait été donnée en mariage avant l'enlèvement d'Hélène, afin qu'elle lui rendît les honneurs de la sépulture. On dit que cette princesse, à la vue du corps de son ancien époux, fut si émue, qu'elle perdit d'abord connaissance, et mourut ensuite de douleur. Ses restes et ceux d'Alexandre furent enfermés dans le même tombeau. (trad. N. L. Achaintre, site de Phillippe Remacle) |
Malalas, qui pourtant fait de Corithée un fils d'Hélène et modifie (volontairement ?) le nom de la nymphe, paraît se souvenir d'Apollodore plus que de Dictys :
Johannes Malalas, Chronographia, 111καὶ φεύγουσι πάντες, ἁρπάσαντες τὸ σῶμα Πάριδος· καὶ ἐν τῇ πόλει εἰσελθὼν ἐκάλεσε τοὺς τρεῖς υἱοὺς αὐτοῦ, οὓς εἶχεν ἐκ τῆς Ἑλένης, τὸν Βούνιμον καὶ Κορυθαῖον καὶ Ἰδαῖον· οὕστινας ἑωρακὼς μικροὺς ἄπνοος ἔμεινε καὶ διὰ μέσης νυκτὸς τὴν ψυχὴν ἔδωκε. καὶ ἑωρακοῦσα αὐτὸν ἡ προτέρα γυνὴ αὐτοῦ Οἰνόη ἑαυτῇ ἀπεχρήσατο ἀγχόνῃ. Rapto igitur eius corpore fugam capessunt Troiani ; in urbem vero delatus filios suos tres quos ex Helena susceperat, Bunimum, Corithaeum et Idaeum, ad se vocavit ; quos ubi adstare sibi parvulos conspexit, exanimis remansit; sub noctem vero mediam spiritum efflavit. Quem videns uxor eius, quam priorem habuit, Oenoe (sic codex, ndr) mortem sibi laqueo conscivit. |
Sauf indication contraire, les traductions en français sont de l'auteur de cette contribution.
Merci au professeur Francesco Chiappinelli, auteur de l'Impius Aeneas,
de nous avoir fourni ces textes.