Livre I
I. - 1. Quoique le souci de mon patrimoine me laisse bien
peu de loisirs pour l'étude, et que ces loisirs
mêmes, lorsque j'en ai, j'aie accoutumé de les
consacrer plus volontiers à la philosophie, cependant,
Hérennius, ton désir m'a
déterminé à écrire un ouvrage sur
la théorie de l'art oratoire, car j'ai voulu
éviter, de ta part, le soupçon d'avoir pu
t'opposer un refus ou d'avoir reculé devant l'effort.
Et je me suis mis à ce travail avec d'autant plus
d'ardeur que je comprenais bien que, si tu voulais
connaître la rhétorique, ce n'était pas
sans raisons sérieuses. Car, vraiment, il y a des
avantages appréciables à savoir parler avec
abondance, à être maître de sa parole,
lorsque c'est un jugement droit, du tact et de la
méthode qui règlent l'emploi de ces
qualités.
Voilà pourquoi j'ai laissé de côté
ces belles connaissances que les écrivains grecs ont
été chercher pour en faire un tel
étalage, car, dans la crainte de ne pas en savoir
assez, ils sont allés prendre de tous
côtés des notions sans rapport avec leur
dessein, et cela pour faire paraître leur science plus
difficile à apprendre. Moi je me suis borné
à ce qui me semblait avoir un rapport à la
théorie de l'art oratoire. En effet, ce n'est pas,
comme les autres, l'espoir ou l'appât de la gloire qui
m'amène à écrire; ce que j'ai voulu,
c'est que mes efforts répondent à ton
désir. Maintenant, pour ne pas allonger ce
développement, je vais entrer en matière,
après t'avoir donné un avis : c'est que la
théorie, sans la pratique assidue de la parole, n'est
pas d'un grand secours, ce qui doit te faire comprendre
qu'à mes préceptes théoriques doivent
s'ajouter des exercices appropriés.
II. - 2. Le devoir de l'orateur est d'être en
état de parler sur tout ce qui, de par la coutume ou
la loi, touche les rapports entre les citoyens, et de le
faire en se conciliant, du mieux qu'il peut, l'assentiment de
l'auditeur.
Il y a trois genres de causes dont l'orateur doit accepter de
se charger : démonstratif, délibératif,
judiciaire. Le genre démonstratif est celui qui a pour
objet l'éloge ou le blâme d'une personne
quelconque déterminée ; le genre
délibératif, impliquant une
délibération, se propose d'appuyer ou de
combattre une proposition ; le genre judiciaire consiste dans
un débat et implique accusation ou revendication et
défense.
Maintenant j'enseignerai quelles qualités doit
posséder l'orateur, puis je montrerai comment il faut
traiter les différentes causes.
3. Les qualités de l'orateur sont donc l'invention, la
disposition, l'élocution, la mémoire, l'action.
L'invention consiste à trouver les arguments vrais ou
vraisemblables qui rendent la cause convaincante. La
disposition consiste à les ordonner et à les
répartir ; elle fixe la place qui doit être
assignée à chacun d'eux. L'élocution
consiste à approprier aux arguments trouvés les
mots et les phrases qui leur conviennent. La mémoire
consiste à se fixer solidement en l'esprit, les
arguments, les mots et la dis-position. Le débit
consiste à régler agréablement la voix,
la physionomie et le geste.
Ces qualités, nous avons trois moyens de les
acquérir : théorie, imitation, exercice. La
théorie est un ensemble de préceptes
constituant une méthode raisonnée pour parler.
L'imitation nous pousse à employer une méthode
scrupuleuse pour ressembler, en parlant, à certains
modèles. L'exercice est la pratique assidue et
l'habitude de la parole.
Puisque nous avons montré les genres de causes dont
l'orateur devait se charger et les connaissances qu'il devait
posséder, il semble bien que, maintenant, il faille
indiquer comment le discours doit se plier au but que doit
proposer l'orateur.
III. - 4. Dans l'invention, on distingue exactement six
parties du discours : exorde, narration, division,
confirmation, réfutation, péroraison. L'exorde
est le début du discours : il dispose à
l'attention l'esprit de l'auditeur. La narration est
l'exposé des faits tels qu'ils se sont
déroulés ou peuvent s'être
déroulés. La division est la partie où
nous mettons en lumière les points sur lesquels les
deux parties sont d'accord, ceux qui sont contestés,
et exposons ce que nous allons dire. La confirmation expose
nos arguments avec leurs preuves. La réfutation
détruit les sources de développement de nos
adversaires, La péroraison est la fin du discours
réglée par l'art.
Maintenant que, des devoirs de l'orateur, j'ai
été amené, pour mieux faire
connaître le sujet, à parler aussi, des parties
du discours, en les ramenant à l'invention, c'est de
l'exorde, semble-t-il, qu'il faut parler d'abord.
5. La cause une fois déterminée, il faut, pour
débuter par un exorde bien approprié,
considérer le genre de la cause. Ces genres sont au
nombre de quatre : noble, honteux, douteux, bas. On regarde
comme noble celui où nous défendons ce qu'il
semble que tout le monde doit défendre, ou bien
où nous attaquons ce qu'il semble que tout le monde
doit attaquer. On entend par honteux celui où l'on
attaque une chose noble ou bien où l'on défend
une chose honteuse. Le genre est douteux, lorsque la cause
est en partie noble, en partie honteuse. Il est bas,
lorsqu'on traite un sujet qui excite le mépris.
IV. - 6. Il conviendra, par conséquent, d'adapter au
genre de la cause la façon de traiter l'exorde. Il y a
deux sortes d'exorde, l'un direct, que l'on appelle en grec
prohemium, l'autre par insinuation, qu'ils nomment
epodos.
L'exorde est direct, quand, dès l'abord, nous
préparons l'esprit des auditeurs à nous
écouter. L'on y réussit en éveillant
leur attention, leur intérêt, leur
sympathie.
Si la cause est du genre douteux, nous tirerons l'exorde des
considérations propres à gagner la
bienveillance, pour éviter que la partie
déshonorante qu'elle comporte ne puisse nous nuire. Si
c'est une cause du genre bas, nous piquerons l'attention. Si
c'est une cause du genre honteux, il faut employer
l'insinuation, dont nous parlerons plus loin, à moins
que nous n'ayons trouvé le moyen de nous concilier la
bienveillance en attaquant nos adversaires. Si c'est une
cause du genre noble, nous pourrons sans inconvénient
employer ou non l'exorde direct. Si nous voulons l'employer,
il faudra montrer pourquoi la cause est noble ou exposer en
peu de mots de quoi nous allons parler. Si nous ne voulons
pas l'employer, il faudra partir d'une loi, d'un document
écrit ou d'un moyen capable d'appuyer notre
cause.
7. Mais, puisque nous voulons éveiller
l'intérêt, la sympathie, l'attention des
auditeurs, je vais montrer le moyen d'y parvenir.
Nous pourrons captiver leur intérêt en exposant
brièvement le point essentiel de la cause et en
éveillant leur attention ; car l'intérêt
naît de l'attention.
Nous soutiendrons leur attention, en promettant d'exposer des
choses importantes, nouvelles, extraordinaires, des
considérations qui intéressent soit l'Etat,
soit les auditeurs mêmes, soit le culte des dieux
immortels, en priant l'auditoire de nous écouter avec
attention, en énumérant tous les points que
nous allons traiter.
8. Quant à leur sympathie, il y a quatre moyens de se
la consilier : c'est de parler de nous, de nos adversaires,
de nos auditeurs, des faits mêmes de la cause.
V. - En parlant de nous, pour nous ménager la
sympathie, nous ferons sans prétention l'éloge
de nos services ; nous dirons quelque chose de notre conduite
envers l'Etat, envers nos parents, nos amis ou les auditeurs
mêmes, pourvu que tous ces développements aient
un rapport à l'affaire en cause. Nous pourrons de
même exposer nos malheurs, notre misère, notre
abandon, notre détresse, prier les auditeurs de nous
prêter secours, et, en même temps, montrer que
nous n'avons pas voulu placer notre espoir en d'autres
personnes [que nous].
En parlant de nos adversaires, pour gagner la bienveillance,
nous attirerons sur eux l'antipathie, la défaveur ou
le mépris. Nous déchaînerons l'antipathie
en signalant dans leur conduite quelque action basse,
tyrannique, perfide, cruelle, arrogante, méchante,
criminelle. Nous provoquerons la défaveur en signalant
leurs violences, leur influence illégale, leur esprit
de cabale, leurs richesses, leur ambition
effrénée, la noblesse de leurs origines, leurs
clients, leurs hôtes, leurs associations, leurs
alliances de famille, et en montrant qu'ils mettent plus de
confiance en ces avantages que dans la vérité
de leurs assertions. Nous attirerons le mépris sur nos
adversaires en signalant leur manque d'initiative et
d'énergie, leur indolence, leur mollesse.
En partant des auditeurs, nous nous concilierons leur
sympathie en signalant le courage, le bon sens, la
mansuétude, la hauteur de vue qu'ils ont
montrés dans certains jugements antérieurs ;
nous exposerons en outre ce que l'on pense d'eux, le jugement
que l'on attend d'eux.
En parlant des faits mêmes, pour provoquer la sympathie
de l'auditeur, nous louerons et exalterons notre cause, nous
rabaisserons et dénigrerons celle de nos
adversaires.
VI. - 9. Nous allons traiter maintenant de l'insinuation. Il
y a trois circonstances où nous ne pouvons employer
l'exorde direct et il faut les considérer avec soin.
Notre cause est honteuse, c'est-à-dire que les faits
indisposent contre nous l'esprit des auditeurs ; ou bien
l'esprit des auditeurs semble avoir été
convaincu par ceux qui, parlant avant nous, nous ont
combattus; ou bien il s'est fatigué à
écouter ceux qui ont parlé avant nous.
Si la cause a quelque chose de honteux, voici comment nous
pourrons commencer : c'est le fait, non l'accusé, ou
bien c'est l'accusé, non le fait, qu'il convient de
considérer. Nous mêmes n'approuvons pas les
faits, tels que les peignent nos adversaires ; ils sont
indignes, ils sont abominables. Puis, lorsque nous aurons
développé cette idée en l'amplifiant,
nous montrerons qu'il n'y a rien eu de pareil dans notre
conduite, ou bien nous mettrons en avant un autre jugement
rendu dans une cause analogue, aussi, plus ou moins
importante. Enfin, progressivement, nous arriverons à
notre cause, que nous mettrons en parallèle avec celle
que nous venons de citer. Nous arriverons au même
résultat en déclarant que nous ne parlerons pas
de nos adversaires ou de quoi que ce soit d'étranger
à la cause et cependant nous en traiterons d'une
façon détournée par quelques mots
glissés dans le discours.
10. Si l'auditoire est gagné d'avance,
c'est-à-dire si les paroles de notre adversaire ont
produit en lui la conviction, ce qu'il ne nous sera pas
difficile de savoir, puisque nous savons ce qui la
détermine ordinairement, si, dis-je, nous croyons la
conviction produite, voici comment nous nous insinuerons vers
la cause : nous promettrons de parler d'abord de ce que nos
adversaires ont regardé comme leur plus sérieux
appui ; nous tirerons notre début d'un mot de notre
adversaire et particulièrement de celui qu'il aura
prononcé le dernier ; nous hésiterons sur ce
que nous devons dire d'abord, sur ce à quoi nous
devons répondre de préférence ; on
produit ainsi un effet de surprise.
Si l'attention de l'auditoire est fatiguée, nous
commencerons par quelque chose qui puisse soulever le rire,
apologue, histoire vraisemblable, charge,
contre-vérité, parole à double entente,
sous-entendu, raillerie, feinte naïveté,
exagération plaisante, rapprochement, calembour, mot
inattendu, parallèle, anecdote imaginée ou
historique, citation d'un vers, interpellation ou approbation
ironique adressée à quelqu'un. Ou encore nous
annoncerons que nous allons répondre autrement que
nous n'y étions préparés, que nous
n'allons pas nous exprimer comme les autres ont l'habitude de
le faire ; nous exposerons brièvement ce que les
autres ont coutume de faire, et ce que nous, nous allons
faire.
VII. - 11. Entre l'exorde par insinuation et l'exorde direct,
voici la différence. L'exorde direct doit être
tel que, dès l'abord, par les moyens perceptibles que
nous avons indiqués, nous provoquions la sympathie,
l'attention ou l'intérêt de l'auditeur. L'exorde
par insinuation, lui, doit être tel que nous arrivions
au même résultat en dissimulant notre marche et
par des moyens cachés, de manière à
assurer une base aussi avantageuse à notre rôle
d'orateur. Dans tous les cas, bien qu'il faille, dans toute
l'étendue du discours, rechercher ce triple avantage,
d'amener les auditeurs à nous prêter attention,
intérêt, sympathie, c'est surtout par l'exorde
de la cause qu'il faut le rechercher. Maintenant, pour
éviter que ton exorde ne présente quelque
défaut, je vais t'enseigner les défauts
à éviter. Dans l'exorde d'une cause, il faut
veiller à ce que le style soit égal et les mots
ceux de la conversation courante, car, sinon, le discours
semblerait apprêté. L'exorde est
défectueux, quand, pouvant convenir
indifféremment à plusieurs causes, il est ce
qu'on appelle banal. Il est encore défectueux, quand
il peut être employé également par
l'adversaire; c'est l'exorde vulgaire. De même, quand
l'adversaire peut le retourner et s'en servir. Il est encore
défectueux, quand il est composé avec trop
d'apprêt, qu'il est trop long, quand il ne paraît
pas tiré directement de la cause, de façon
à vraiment faire corps avec la narration, ou enfin
quand il ne procure ni la sympathie, ni
l'intérêt, ni l'attention de l'auditiore.
VIII. - C'est assez sur l'exorde ; passons maintenant
à la narration.
12. Il y a trois genres de narrations. Le premier consiste
dans l'exposé des faits, où nous faisons servir
chaque détail à notre avantage, pour obtenir le
succès ; c'est celui qui convient dans les causes
soumises à une décision de justice. Le second
genre de narration est celui qu'on fait entrer quelquefois
dans le discours comme moyen de donner confiance, de jeter
des soupçons sur l'adversaire, de passer d'une
idée à une autre, et, d'une façon
générale, de préparer quelque chose. Le
troisième est étranger aux causes
réelles, mais il convient de s'y exercer pour pouvoir,
dans les procès, mieux traiter les deux premiers
genres.
13. Cette sorte de narration offre deux espèces,
relatives, l'une aux faits, l'autre aux personnes.
Celle qui consiste en un exposé de faits comporte
trois parties : récit légendaire, histoire,
fiction. Le récit légendaire est celui qui
présente des circonstances qui ne sont ni vraies, ni
vraisemblables, par exemple celles que l'on trouve dans les
tragédies. Par récit historique, on entend un
fait réel qui est loin des souvenirs que peut avoir
notre génération. La fiction est un fait
imaginaire, mais qui aurait pu se passer, comme les sujets de
comédies.
La seconde espèce de narrations, qui porte sur les
personnes, doit, en un style à
l'élégance enjouée, présenter les
divers traits de caractère : gravité, douceur,
espoir, crainte, soupçon, regret, dissimulation,
pitié ; les retours des événements :
revirement complet du sort, malheur imprévu, brusque
joie, dénouement heureux.
Mais c'est par l'exercice qu'on arrivera à
réussir en ces divers genres. Celui qui se rencontre
dans les causes réelles, nous allons montrer comment
il convient de le traiter.
IX. - 14. Trois qualités doivent se rencontrer dans la
narration : brièveté, clarté,
vraisemblance. Puisque nous savons qu'il faut les y trouver,
il convient d'enseigner comment on les y mettra.
Nous pourrons faire une narration brève, si nous ne la
commençons que là où il est
nécessaire, si nous ne remontons pas au point de
départ le plus éloigné, si nous
présentons les faits dans leurs grandes lignes et non
dans le détail, si nous bornons l'exposé aux
besoins de la cause sans le poursuivre jusqu'à la
dernière phase, si nous ne faisons pas de digressions,
si nous ne nous détournons pas de la narration
entreprise, et si nous présentons les
conséquences des faits de telle manière qu'on
puisse savoir ceux qui se sont passés avant, quoique
nous n'en ayons pas parlé. Par exemple, dire que je
suis revenu de la province, c'est laisser sous-entendre que
j'y suis allé. D'une façon
générale, il vaut mieux laisser de
côté non seulement ce qui peut nuire à la
cause, mais aussi ce qui ne peut ni lui nuire ni la servir.
Gardons-nous de répéter deux ou plusieurs fois
la même chose, et aussi de ne pas reprendre tout de
suite sous la même forme ce que nous avons
déjà dit, comme dans l'exemple suivant :
«Simon arriva le soir d'Athènes à
Mégare. Dès qu'il fut arrivé à
Mégare, il tendit un piège à la jeune
fille ; après lui avoir tendu un piège, il lui
fit violence aussitôt».
15. Nous raconterons avec clarté, si nous exposons les
faits dans l'ordre où ils se sont passés, en
observant la succession réelle ou vraisemblable des
faits et des dates : c'est ici qu'il faudra éviter de
s'exprimer d'une manière confuse, embrouillée,
bizarre, de faire des digressions, de remonter au point de
départ le plus éloigné, de descendre
trop bas, de laisser de côté des points
importants pour l'affaire ; bref il faudra suivre les
préceptes donnés pour la
brièveté, car, plus la narration sera
brève, plus elle sera claire et facile à
suivre.
16. La narration sera vraisemblable, si nous parlons d'une
manière conforme à l'usage, à l'attente
du public, à la nature ; si les intervalles de temps,
les bienséances relatives aux personnes, les motifs
des résolutions, les facilités offertes par les
lieux sont bien observés, de peur qu'on ne puisse nous
réfuter en disant que le temps était trop
court, qu'il n'y avait pas de motif, que le lieu
n'était pas favorable, que les personnages n'ont pu
agir ou laisser agir ainsi. Si le fait est vrai, il n'en faut
pas moins, en le racontant, se conformer à tous ces
préceptes, car souvent, si l'on ne s'y conforme pas,
la vérité peut ne pas emporter la conviction.
Si les faits sont inventés, il faut s'y con-former
encore plus exactement. Il faut inventer avec
précaution, lorsque, à leur propos, peut
intervenir un document officiel ou un garant
autorisé.
Jusqu'ici, dans ce que j'ai dit, je crois être d'accord
avec tous ceux qui ont écrit sur la rhétorique,
sauf pour les choses nouvelles que j'ai tirées de mon
cru touchant les exordes par insinuation, où, seul
entre tous, j'ai distingué trois cas, afin de
présenter pour les exordes une marche bien certaine,
une méthode claire.
X. Maintenant qu'il me reste à parler de l'invention
des idées, partie qui réclame
particulièrement l'art de l'orateur, je m'efforcerai
de ne pas déployer, dans mes recherches, moins de soin
que n'en réclame l'utilité du sujet.
Mais je parlerai d'abord de la division des causes.
17. On y distingue deux parties.
En effet, d'abord la narration doit nous servir à
dégager les points sur lesquels nous sommes d'accord
avec nos adversaires, s'il nous est utile de l'indiquer, puis
les points qui restent en discussion. Exemple : «Oreste
a tué sa mère ; j'en suis d'accord avec mes
adversaires. En avait-il le droit ? Lui était-il
permis de le faire ? Voilà ce qui est en
discussion». De même dans la réplique :
«On convient qu'Agamemnon a été
tué par Clytemnestre, et cependant l'on dit que je
n'aurais pas dû venger mon père».
Ceci fait, il faut passer au plan, qui comprend deux aspects
: l'énumération et l'exposition. Ce sera
l'énumération, lorsque nous annoncerons le
nombre de points que nous allons traiter. Ce nombre ne doit
pas dépasser trois. Il est périlleux, en effet,
de rester en deçà ou d'aller au delà ;
en même temps, l'on ferait soupçonner à
l'auditeur une préméditation artificieuse, ce
qui détruit sa confiance en nos paroles. L'exposition,
elle, consiste à exposer d'une façon
brève et complète les points que nous allons
traiter.
18. Maintenant passons à la confirmation et à
la réfutation. Toute l'espérance d'avoir gain
de cause et toute la méthode pour persuader repose sur
la confirmation et la réfutation. Car après
avoir exposé les arguments sur lesquels nous nous
appuyons et détruit ceux qui nous sont opposés,
assurément nous aurons accompli entièrement la
tâche qui incombe à l'orateur.
XI. - Nous obtiendrons ce double résultat si nous
connaissons l'état de la cause. D'autres en ont
distingué quatre. Le maître que je suis a
pensé qu'il n'y en avait que trois : par là, il
a voulu non pas diminuer ce qu'ils avaient trouvé,
mais montrer que, ce qu'il aurait fallu présenter dans
l'enseignement comme une forme unique et simple, ils l'ont
divisé en deux espèces distinctes.
L'état de cause repose sur le rapprochement entre le
premier système de la défense et les griefs
formulés par l'accusation. Ces états de cause
sont au nombre de trois, comme nous venons de le dire :
conjectural, légal, juridiciaire.
Il est conjectural, lorsque la discussion porte sur le fait.
Exemple : «Ajax, après s'être rendu compte
de ce qu'il avait fait dans son délire, se jeta sur
son épée au milieu d'un bois. Ulysse survient,
le voit mort et retire de la blessure l'arme sanglante.
Teucer survient : il voit son frère mort, l'ennemi de
son frère une épée sanglante à la
main. Il lui intente une accusation capitale». Ici l'on
cherche par conjecture ce qui s'est passé
réellement ; voilà pourquoi cet état de
cause s'appelle conjectural.
19. Il est légal, lorsque c'est d'un texte
écrit que naît la discussion ou sur un texte
écrit qu'elle porte. On y distingue six espèces
différentes : texte et intention, lois
contradictoires, ambiguïté, définition,
moyens déclinatoires, raisonnement par analogie.
C'est d'une opposition entre le texte et l'intention que
naît la discussion, lorsque la volonté de celui
qui a rédigé le texte paraît en
opposition avec le texte même. Exemple :
«Supposons une loi portant que ceux qui auront
abandonné leur vaisseau à cause d'une
tempête perdront tout droit de propriété,
et que leur vaisseau, s'il échappe, appartiendra,
ainsi que sa cargaison, à ceux qui seront
restés sur le navire. Epouvantés par la
violence d'une tempête, tous ceux qui étaient
à bord d'un vaisseau l'abandonnèrent et
montèrent dans une barque légère. Un
seul, malade, ne put sortir de sa cabine et fuir. Un concours
d'événements fortuits amena le navire dans un
port sans accidents. Le malade est devenu possesseur du
navire, que l'ancien propriétaire réclame en
justice». Voilà un état de chose
légal, du type texte et intention.
20. Ce sont des lois contradictoires qui produisent la
discussion, lorsqu'une loi ordonne ou permet une chose et
qu'une autre loi la défend. Exemple : «Une loi
défend à celui qui a été
condamné pour concussion de parler devant
l'assemblée du peuple. Une autre loi veut que l'augure
désigne dans l'assemblée du peuple celui qui
demande à être nommé en remplacement d'un
augure mort. Un augure condamné pour concussion
désigna celui qui demandait à être
nommé. On réclame une condamnation contre
lui». Voilà un état de cause
légale par lois contradictoires.
XII. - C'est l'ambiguïté qui donne naissance
à la discussion, lorsque l'intention vise une seule
chose, alors que le texte en vise deux ou plusieurs. Exemple
: «Un chef de famille, en instituant son fils pour
héritier, légua par testament de la vaisselle
d'argent à sa femme : Mon héritier donnera
à ma femme trente livres pesant de vaisselle d'argent,
à son choix. Après sa mort, la femme
demande des vases de prix et magnifiquement ciselés.
Le fils, lui, prétend constituer les trente livres
pesant comme il lui plaît». Voilà un
état de cause légal par
ambiguïté.
21. C'est sur la définition que repose la cause,
lorsque la discussion porte sur le nom que l'on doit donner
à un fait. En voici un exemple : «Lorsque Lucius
Saturninus se proposait de déposer un projet de loi
frumentaire tendant à abaisser le prix du blé
à cinq sixièmes d'as, Q. Cépion, alors
questeur urbain, démontra au sénat que le
Trésor ne pourrait suffire à une telle
largesse. Le sénat décréta que
Saturninus, s'il proposait cette loi au peuple, lui
semblerait agir contre les intérêts de l'Etat.
Saturninus la propose ; ses collègues frappent son
acte de nullité. Saturninus n'en persiste pas moins
à faire voter. Cépion, le voyant, nonobstant
l'intercession de ses collègues, agir contre les
intérêts de l'Etat, s'élance
accompagné de quelques bons citoyens, démolit
les ponts, jette à bas les urnes, empêche que la
loi ne soit mise aux voix. Cépion est accusé de
lèse-majesté». Voilà un
état de cause légal par définition.
C'est en effet le mot même qu'on définit,
lorsqu'on cherche en quoi consiste une atteinte à la
majesté du peuple romain.
22. Ce sont des moyens déclinatoires qui donnent
naissance à la discussion, lorsque l'accusé
soutient qu'il faut lui accorder une remise, lui donner
d'autres accusateurs ou d'autres juges. Cet état de
cause, les Grecs l'emploient souvent devant les tribunaux ;
nous, à l'instruction. Toutefois devant les tribunaux
aussi nous nous en servons quelquefois. Par exemple, un homme
accusé de péculat pour avoir enlevé d'un
lieu privé des vases d'argent appartenant à
l'Etat, peut dire, après avoir défini le vol et
le péculat, que c'est une action de vol et non de
péculat qu'on doit lui intenter.
Voici les raisons qui expliquent pourquoi devant le tribunal
cette forme de l'action légale se présente
rarement : dans une action privée, il y a les
exceptions établies par le préteur et
celui-là perd sa cause qui intente une accusation sans
avoir d'action ; dans les procès criminels, les lois
ont prévu que, si l'accusé le juge à
propos, un premier jugement doit intervenir pour
décider si l'accusateur a le droit d'intenter
l'accusation.
XIII. - 23. C'est l'analogie qui fait la base de la
discussion, quand une question est soumise au tribunal, sans
que l'on s'appuie sur un texte qui s'applique à elle,
alors que l'on peut invoquer d'autres lois qui
présentent avec le cas donné une certaine
analogie. En voici un exemple : «Loi. Le fou furieux
sera, lui et ses biens, sous la curatelle de ses agnats et
des membres de sa gens. Autre loi : Celui qui aura
été condamné pour parricide sera
enveloppé et lié dans un sac de cuir, puis
jeté dans un cours d'eau. Autre loi : Ce que le
père de famille aura décidé par
testament sur ses esclaves ou son argent sera le droit. Autre
loi : Si le père de famille meurt intestat, ses
esclaves et son argent appartiendront à ses agnats et
aux membres de sa gens. Malleolus fut condamné pour
avoir tué sa mère. Aussitôt après
sa condamnation, on lui enveloppa le visage dans une peau de
loup, on lui mit au pied des entraves et on le conduisit en
prison. Ceux qui le défendaient apportent des
tablettes dans la prison, écrivent son testament en sa
présence, dûment assistés de
témoins. Il est livré au supplice. Ceux qui
étaient institués héritiers par le
testament prennent possession de l'héritage. Le jeune
frère de Malleolus, qui, dans son procès, avait
été l'un de ses accusateurs, revendique
l'héritage en vertu de la loi concernant les
agnats». Ici l'on ne produit aucune loi formelle, mais
on en produit beaucoup, qui font se demander par analogie
s'il avait ou non le droit de faire un testament. C'est un
état de cause légal par analogie.
Nous avons montré quelles étaient les parties
de l'état de cause légal ; parlons maintenant
de l'état de cause juridiciaire.
XIV. - 24. Il y a état de cause juridiciaire lorsque
l'on convient du fait, mais que l'on recherche si son auteur
était ou non dans son droit. Cet état de cause
se divise en deux espèces, appelées l'une
complète, l'autre empruntée.
Elle est complète, quand nous soutenons que le fait,
considéré en lui-même, et sans emprunter
de considérations étrangères, est
parfaitement licite. En voici un exemple : «Un mime
désigna le poète Accius par son nom en plein
théâtre. Accius le poursuit pour injures. Le
mime dit simplement pour sa défense qu'il était
permis de nommer la personne, sous le nom de laquelle des
oeuvres dramatiques sont
représentées».
La cause est empruntée, lorsque la défense,
insuffisante par elle-même, emprunte l'appui d'une
circonstance étrangère. Les
variétés en sont au nombre de quatre : on
admet, on reporte l'accusation, on décline la
responsabilité, on compare deux partis
possibles.
L'accusé admet l'accusation, quand il demande qu'on
lui pardonne. Il a pour cela deux moyens : justification,
déprécation. La justification, quand il
soutient qu'il a agi sans intentions criminelles. Ici trois
subdivisions : hasard, ignorance, force majeure. Hasard,
comme fit Cépion devant les tribuns de la
plèbe, pour se justifier de la perte de son
armée. Ignorance, comme ce personnage qui fit mettre
à mort l'esclave de son frère, pour avoir
tué son maître, avant d'avoir ouvert le
testament, dont les dispositions affranchissaient l'esclave.
Force majeure, comme le soldat qui n'a pas rejoint au jour
marqué par son congé, parce que les eaux lui
avaient barré le passage. Dans l'appel à la
pitié, l'accusé convient du crime et de son
intention criminelle, mais demande néanmoins
l'indulgence. Ce cas, en justice, ne peut guère se
présenter, à moins que nous ne
défendions un homme illustré par beaucoup de
belles actions. Par exemple : «Même si
l'accusé était coupable, il conviendrait de lui
pardonner en faveur de ses services passés ; mais il
ne demande pas de pardon». Le cas ne se présente
donc pas en justice, mais peut se présenter devant le
sénat ou devant un général et son
conseil.
XV. - 25. Reporter l'accusation constitue la cause, lorsque,
sans nier le fait, nous soutenons y avoir été
contraints par la faute d'autrui. Exemple : «Oreste,
pour se défendre, rejette la responsabilité sur
sa mère».
Décliner la responsabilité constitue la cause,
lorsque nous rejetons non pas seulement l'accusation, mais la
responsabilité, que nous reportons sur quelqu'un ou
rapportons à quelque circonstance. On la reporte sur
quelqu'un, par exemple si l'on accusait l'homme qui s'avoue
l'assassin de P. Sulpicius, mais invoque, pour sa
défense, un ordre des consuls, et soutient que non
seulement ils lui ont prescrit ce meurtre, mais qu'ils lui
ont exposé les raisons qui le rendaient
légitime. On la rapporte à une circonstance,
par exemple dans le cas où un plébiscite
défend ce qu'ordonne un testament. La comparaison
[entre deux partis possibles] constitue la cause, quand on
soutient que, de deux partis, il fallait
nécessairement prendre l'un, et que celui que nous
avons pris était le meilleur. Voici un exemple de ce
cas : «C. Popilius, cerné par les Gaulois et ne
pouvant s'enfuir, entra en pourparlers avec les
généraux ennemis, et la conclusion fut que,
s'il abandonnait ses bagages, il emmènerait son
armée. Il jugea qu'il valait mieux perdre ses bagages
que son armée ; il emmena son armée et
abandonna ses bagages. On l'accuse de
lèse-majesté».
XVI. - Je crois avoir montré quels sont les
états de cause et leurs subdivisions. Maintenant, il
faut exposer comment et par quels moyens il convient de les
traiter, après avoir indiqué d'abord le but que
doivent se proposer les deux adversaires, but auquel se
rapporte toute l'économie du discours entier.
26. Donc, l'état de cause déterminé, il
faut immédiatement chercher la justification. C'est
elle qui fait le procès et qui contient toute la
défense. Ainsi, pour me faire bien comprendre en
empruntant le même exemple, Oreste avoue qu'il a
tué sa mère. S'il ne donne pas une explication
de son acte, c'en est fait de la défense. Il en a donc
une, sans laquelle il n'y aurait pas même de
procès. «Elle avait, dit-il, tué mon
père». Ainsi, comme je l'ai montré, la
justification renferme toute la défense ; sans elle,
il ne subsiste pas une légère
hésitation, capable de retarder la condamnation.
La justification trouvée, il faut chercher le moyen
fondamental de l'accusation, c'est-à-dire ce qui
résume l'accusation, ce que l'on oppose à la
justification apportée par la défense et dont
il a été question plus haut. Voici comment on
l'établira. La justification apportée par
Oreste est la suivante : «J'avais le droit de tuer ma
mère, parce qu'elle avait tué mon
père». Le moyen fondamental de l'accusation sera
: «Oui, mais ce n'était pas à toi de la
tuer, ni de la punir sans qu'elle fût
condamnée».
De la justification apportée par la défense et
du moyen fondamental de l'accusation doit naître le
point à trancher par le tribunal ; nous l'appelons
judicatio et les Grecs krinomenon. Il
s'établira par la confrontation du moyen fondamental
de l'accusation et du système de défense. Ainsi
: «Oreste soutient que c'est pour venger son
père qu'il a tué sa mère. Etait-il juste
que Clytemnestre fût tuée par son fils sans
avoir été jugée ?» Telle est la
méthode pour trouver le point à juger ; une
fois trouvé, c'est à lui qu'il faut rapporter
toute l'économie du discours entier.
XVII. - 27. Dans tous les états de cause et leurs
subdivisions, c'est ainsi que l'on trouvera le point à
juger, exception faite pour l'état de cause
conjectural. Ici l'on n'a pas à chercher de
justification pour un fait que nie l'accusé, ni de
moyen fondamental pour l'accusation, puisqu'il n'y a pas de
justification apportée. Aussi le point à juger
est-il fixé en rapprochant l'attaque et la riposte.
Exemple :
Attaque : Tu as tué Ajax.
Riposte : Je ne l'ai pas tué.
Point à juger : L'a-t-il tué ?
Toute l'économie des deux discours, comme nous
l'avons dit plus haut, doit se rapporter à ce point
à juger. Si, dans la même cause, il y a
plusieurs états de causes ou subdivisions
d'états de cause, il y aura aussi plusieurs points
à juger, mais on les trouvera tous également
par la même méthode.
Nous avons apporté un soin attentif à traiter
brièvement et clairement les matières que
j'avais à traiter jusqu'à présent. Mais
comme les dimensions de ce livre se sont suffisamment
étendues, il est préférable de continuer
dans le second livre l'exposé des autres questions,
pour éviter que le nombre des pages fatigue ton esprit
et le ralentisse. S'il arrive que cet exposé soit
terminé trop tard au gré de tes voeux, il
faudra t'en prendre à l'importance du sujet et aussi
à nos occupations. Mais je me hâterai, et le
temps pris par mes affaires, je le rattraperai à force
de zèle, pour offrir à tes voeux un
présent magnifique digne de ta déférence
pour moi et de mon intérêt pour toi.
Traduction d'Henri Bornecque (1932)