Livre I

I. - 1. Quoique le souci de mon patrimoine me laisse bien peu de loisirs pour l'étude, et que ces loisirs mêmes, lorsque j'en ai, j'aie accoutumé de les consacrer plus volontiers à la philosophie, cependant, Hérennius, ton désir m'a déterminé à écrire un ouvrage sur la théorie de l'art oratoire, car j'ai voulu éviter, de ta part, le soupçon d'avoir pu t'opposer un refus ou d'avoir reculé devant l'effort. Et je me suis mis à ce travail avec d'autant plus d'ardeur que je comprenais bien que, si tu voulais connaître la rhétorique, ce n'était pas sans raisons sérieuses. Car, vraiment, il y a des avantages appréciables à savoir parler avec abondance, à être maître de sa parole, lorsque c'est un jugement droit, du tact et de la méthode qui règlent l'emploi de ces qualités.

Voilà pourquoi j'ai laissé de côté ces belles connaissances que les écrivains grecs ont été chercher pour en faire un tel étalage, car, dans la crainte de ne pas en savoir assez, ils sont allés prendre de tous côtés des notions sans rapport avec leur dessein, et cela pour faire paraître leur science plus difficile à apprendre. Moi je me suis borné à ce qui me semblait avoir un rapport à la théorie de l'art oratoire. En effet, ce n'est pas, comme les autres, l'espoir ou l'appât de la gloire qui m'amène à écrire; ce que j'ai voulu, c'est que mes efforts répondent à ton désir. Maintenant, pour ne pas allonger ce développement, je vais entrer en matière, après t'avoir donné un avis : c'est que la théorie, sans la pratique assidue de la parole, n'est pas d'un grand secours, ce qui doit te faire comprendre qu'à mes préceptes théoriques doivent s'ajouter des exercices appropriés.

II. - 2. Le devoir de l'orateur est d'être en état de parler sur tout ce qui, de par la coutume ou la loi, touche les rapports entre les citoyens, et de le faire en se conciliant, du mieux qu'il peut, l'assentiment de l'auditeur.

Il y a trois genres de causes dont l'orateur doit accepter de se charger : démonstratif, délibératif, judiciaire. Le genre démonstratif est celui qui a pour objet l'éloge ou le blâme d'une personne quelconque déterminée ; le genre délibératif, impliquant une délibération, se propose d'appuyer ou de combattre une proposition ; le genre judiciaire consiste dans un débat et implique accusation ou revendication et défense.

Maintenant j'enseignerai quelles qualités doit posséder l'orateur, puis je montrerai comment il faut traiter les différentes causes.

3. Les qualités de l'orateur sont donc l'invention, la disposition, l'élocution, la mémoire, l'action. L'invention consiste à trouver les arguments vrais ou vraisemblables qui rendent la cause convaincante. La disposition consiste à les ordonner et à les répartir ; elle fixe la place qui doit être assignée à chacun d'eux. L'élocution consiste à approprier aux arguments trouvés les mots et les phrases qui leur conviennent. La mémoire consiste à se fixer solidement en l'esprit, les arguments, les mots et la dis-position. Le débit consiste à régler agréablement la voix, la physionomie et le geste.

Ces qualités, nous avons trois moyens de les acquérir : théorie, imitation, exercice. La théorie est un ensemble de préceptes constituant une méthode raisonnée pour parler. L'imitation nous pousse à employer une méthode scrupuleuse pour ressembler, en parlant, à certains modèles. L'exercice est la pratique assidue et l'habitude de la parole.

Puisque nous avons montré les genres de causes dont l'orateur devait se charger et les connaissances qu'il devait posséder, il semble bien que, maintenant, il faille indiquer comment le discours doit se plier au but que doit proposer l'orateur.

III. - 4. Dans l'invention, on distingue exactement six parties du discours : exorde, narration, division, confirmation, réfutation, péroraison. L'exorde est le début du discours : il dispose à l'attention l'esprit de l'auditeur. La narration est l'exposé des faits tels qu'ils se sont déroulés ou peuvent s'être déroulés. La division est la partie où nous mettons en lumière les points sur lesquels les deux parties sont d'accord, ceux qui sont contestés, et exposons ce que nous allons dire. La confirmation expose nos arguments avec leurs preuves. La réfutation détruit les sources de développement de nos adversaires, La péroraison est la fin du discours réglée par l'art.

Maintenant que, des devoirs de l'orateur, j'ai été amené, pour mieux faire connaître le sujet, à parler aussi, des parties du discours, en les ramenant à l'invention, c'est de l'exorde, semble-t-il, qu'il faut parler d'abord.

5. La cause une fois déterminée, il faut, pour débuter par un exorde bien approprié, considérer le genre de la cause. Ces genres sont au nombre de quatre : noble, honteux, douteux, bas. On regarde comme noble celui où nous défendons ce qu'il semble que tout le monde doit défendre, ou bien où nous attaquons ce qu'il semble que tout le monde doit attaquer. On entend par honteux celui où l'on attaque une chose noble ou bien où l'on défend une chose honteuse. Le genre est douteux, lorsque la cause est en partie noble, en partie honteuse. Il est bas, lorsqu'on traite un sujet qui excite le mépris.

IV. - 6. Il conviendra, par conséquent, d'adapter au genre de la cause la façon de traiter l'exorde. Il y a deux sortes d'exorde, l'un direct, que l'on appelle en grec prohemium, l'autre par insinuation, qu'ils nomment epodos.

L'exorde est direct, quand, dès l'abord, nous préparons l'esprit des auditeurs à nous écouter. L'on y réussit en éveillant leur attention, leur intérêt, leur sympathie.

Si la cause est du genre douteux, nous tirerons l'exorde des considérations propres à gagner la bienveillance, pour éviter que la partie déshonorante qu'elle comporte ne puisse nous nuire. Si c'est une cause du genre bas, nous piquerons l'attention. Si c'est une cause du genre honteux, il faut employer l'insinuation, dont nous parlerons plus loin, à moins que nous n'ayons trouvé le moyen de nous concilier la bienveillance en attaquant nos adversaires. Si c'est une cause du genre noble, nous pourrons sans inconvénient employer ou non l'exorde direct. Si nous voulons l'employer, il faudra montrer pourquoi la cause est noble ou exposer en peu de mots de quoi nous allons parler. Si nous ne voulons pas l'employer, il faudra partir d'une loi, d'un document écrit ou d'un moyen capable d'appuyer notre cause.

7. Mais, puisque nous voulons éveiller l'intérêt, la sympathie, l'attention des auditeurs, je vais montrer le moyen d'y parvenir.

Nous pourrons captiver leur intérêt en exposant brièvement le point essentiel de la cause et en éveillant leur attention ; car l'intérêt naît de l'attention.

Nous soutiendrons leur attention, en promettant d'exposer des choses importantes, nouvelles, extraordinaires, des considérations qui intéressent soit l'Etat, soit les auditeurs mêmes, soit le culte des dieux immortels, en priant l'auditoire de nous écouter avec attention, en énumérant tous les points que nous allons traiter.

8. Quant à leur sympathie, il y a quatre moyens de se la consilier : c'est de parler de nous, de nos adversaires, de nos auditeurs, des faits mêmes de la cause.

V. - En parlant de nous, pour nous ménager la sympathie, nous ferons sans prétention l'éloge de nos services ; nous dirons quelque chose de notre conduite envers l'Etat, envers nos parents, nos amis ou les auditeurs mêmes, pourvu que tous ces développements aient un rapport à l'affaire en cause. Nous pourrons de même exposer nos malheurs, notre misère, notre abandon, notre détresse, prier les auditeurs de nous prêter secours, et, en même temps, montrer que nous n'avons pas voulu placer notre espoir en d'autres personnes [que nous].

En parlant de nos adversaires, pour gagner la bienveillance, nous attirerons sur eux l'antipathie, la défaveur ou le mépris. Nous déchaînerons l'antipathie en signalant dans leur conduite quelque action basse, tyrannique, perfide, cruelle, arrogante, méchante, criminelle. Nous provoquerons la défaveur en signalant leurs violences, leur influence illégale, leur esprit de cabale, leurs richesses, leur ambition effrénée, la noblesse de leurs origines, leurs clients, leurs hôtes, leurs associations, leurs alliances de famille, et en montrant qu'ils mettent plus de confiance en ces avantages que dans la vérité de leurs assertions. Nous attirerons le mépris sur nos adversaires en signalant leur manque d'initiative et d'énergie, leur indolence, leur mollesse.

En partant des auditeurs, nous nous concilierons leur sympathie en signalant le courage, le bon sens, la mansuétude, la hauteur de vue qu'ils ont montrés dans certains jugements antérieurs ; nous exposerons en outre ce que l'on pense d'eux, le jugement que l'on attend d'eux.

En parlant des faits mêmes, pour provoquer la sympathie de l'auditeur, nous louerons et exalterons notre cause, nous rabaisserons et dénigrerons celle de nos adversaires.

VI. - 9. Nous allons traiter maintenant de l'insinuation. Il y a trois circonstances où nous ne pouvons employer l'exorde direct et il faut les considérer avec soin. Notre cause est honteuse, c'est-à-dire que les faits indisposent contre nous l'esprit des auditeurs ; ou bien l'esprit des auditeurs semble avoir été convaincu par ceux qui, parlant avant nous, nous ont combattus; ou bien il s'est fatigué à écouter ceux qui ont parlé avant nous.

Si la cause a quelque chose de honteux, voici comment nous pourrons commencer : c'est le fait, non l'accusé, ou bien c'est l'accusé, non le fait, qu'il convient de considérer. Nous mêmes n'approuvons pas les faits, tels que les peignent nos adversaires ; ils sont indignes, ils sont abominables. Puis, lorsque nous aurons développé cette idée en l'amplifiant, nous montrerons qu'il n'y a rien eu de pareil dans notre conduite, ou bien nous mettrons en avant un autre jugement rendu dans une cause analogue, aussi, plus ou moins importante. Enfin, progressivement, nous arriverons à notre cause, que nous mettrons en parallèle avec celle que nous venons de citer. Nous arriverons au même résultat en déclarant que nous ne parlerons pas de nos adversaires ou de quoi que ce soit d'étranger à la cause et cependant nous en traiterons d'une façon détournée par quelques mots glissés dans le discours.

10. Si l'auditoire est gagné d'avance, c'est-à-dire si les paroles de notre adversaire ont produit en lui la conviction, ce qu'il ne nous sera pas difficile de savoir, puisque nous savons ce qui la détermine ordinairement, si, dis-je, nous croyons la conviction produite, voici comment nous nous insinuerons vers la cause : nous promettrons de parler d'abord de ce que nos adversaires ont regardé comme leur plus sérieux appui ; nous tirerons notre début d'un mot de notre adversaire et particulièrement de celui qu'il aura prononcé le dernier ; nous hésiterons sur ce que nous devons dire d'abord, sur ce à quoi nous devons répondre de préférence ; on produit ainsi un effet de surprise.

Si l'attention de l'auditoire est fatiguée, nous commencerons par quelque chose qui puisse soulever le rire, apologue, histoire vraisemblable, charge, contre-vérité, parole à double entente, sous-entendu, raillerie, feinte naïveté, exagération plaisante, rapprochement, calembour, mot inattendu, parallèle, anecdote imaginée ou historique, citation d'un vers, interpellation ou approbation ironique adressée à quelqu'un. Ou encore nous annoncerons que nous allons répondre autrement que nous n'y étions préparés, que nous n'allons pas nous exprimer comme les autres ont l'habitude de le faire ; nous exposerons brièvement ce que les autres ont coutume de faire, et ce que nous, nous allons faire.

VII. - 11. Entre l'exorde par insinuation et l'exorde direct, voici la différence. L'exorde direct doit être tel que, dès l'abord, par les moyens perceptibles que nous avons indiqués, nous provoquions la sympathie, l'attention ou l'intérêt de l'auditeur. L'exorde par insinuation, lui, doit être tel que nous arrivions au même résultat en dissimulant notre marche et par des moyens cachés, de manière à assurer une base aussi avantageuse à notre rôle d'orateur. Dans tous les cas, bien qu'il faille, dans toute l'étendue du discours, rechercher ce triple avantage, d'amener les auditeurs à nous prêter attention, intérêt, sympathie, c'est surtout par l'exorde de la cause qu'il faut le rechercher. Maintenant, pour éviter que ton exorde ne présente quelque défaut, je vais t'enseigner les défauts à éviter. Dans l'exorde d'une cause, il faut veiller à ce que le style soit égal et les mots ceux de la conversation courante, car, sinon, le discours semblerait apprêté. L'exorde est défectueux, quand, pouvant convenir indifféremment à plusieurs causes, il est ce qu'on appelle banal. Il est encore défectueux, quand il peut être employé également par l'adversaire; c'est l'exorde vulgaire. De même, quand l'adversaire peut le retourner et s'en servir. Il est encore défectueux, quand il est composé avec trop d'apprêt, qu'il est trop long, quand il ne paraît pas tiré directement de la cause, de façon à vraiment faire corps avec la narration, ou enfin quand il ne procure ni la sympathie, ni l'intérêt, ni l'attention de l'auditiore.

VIII. - C'est assez sur l'exorde ; passons maintenant à la narration.

12. Il y a trois genres de narrations. Le premier consiste dans l'exposé des faits, où nous faisons servir chaque détail à notre avantage, pour obtenir le succès ; c'est celui qui convient dans les causes soumises à une décision de justice. Le second genre de narration est celui qu'on fait entrer quelquefois dans le discours comme moyen de donner confiance, de jeter des soupçons sur l'adversaire, de passer d'une idée à une autre, et, d'une façon générale, de préparer quelque chose. Le troisième est étranger aux causes réelles, mais il convient de s'y exercer pour pouvoir, dans les procès, mieux traiter les deux premiers genres.

13. Cette sorte de narration offre deux espèces, relatives, l'une aux faits, l'autre aux personnes.

Celle qui consiste en un exposé de faits comporte trois parties : récit légendaire, histoire, fiction. Le récit légendaire est celui qui présente des circonstances qui ne sont ni vraies, ni vraisemblables, par exemple celles que l'on trouve dans les tragédies. Par récit historique, on entend un fait réel qui est loin des souvenirs que peut avoir notre génération. La fiction est un fait imaginaire, mais qui aurait pu se passer, comme les sujets de comédies.

La seconde espèce de narrations, qui porte sur les personnes, doit, en un style à l'élégance enjouée, présenter les divers traits de caractère : gravité, douceur, espoir, crainte, soupçon, regret, dissimulation, pitié ; les retours des événements : revirement complet du sort, malheur imprévu, brusque joie, dénouement heureux.

Mais c'est par l'exercice qu'on arrivera à réussir en ces divers genres. Celui qui se rencontre dans les causes réelles, nous allons montrer comment il convient de le traiter.

IX. - 14. Trois qualités doivent se rencontrer dans la narration : brièveté, clarté, vraisemblance. Puisque nous savons qu'il faut les y trouver, il convient d'enseigner comment on les y mettra.

Nous pourrons faire une narration brève, si nous ne la commençons que là où il est nécessaire, si nous ne remontons pas au point de départ le plus éloigné, si nous présentons les faits dans leurs grandes lignes et non dans le détail, si nous bornons l'exposé aux besoins de la cause sans le poursuivre jusqu'à la dernière phase, si nous ne faisons pas de digressions, si nous ne nous détournons pas de la narration entreprise, et si nous présentons les conséquences des faits de telle manière qu'on puisse savoir ceux qui se sont passés avant, quoique nous n'en ayons pas parlé. Par exemple, dire que je suis revenu de la province, c'est laisser sous-entendre que j'y suis allé. D'une façon générale, il vaut mieux laisser de côté non seulement ce qui peut nuire à la cause, mais aussi ce qui ne peut ni lui nuire ni la servir. Gardons-nous de répéter deux ou plusieurs fois la même chose, et aussi de ne pas reprendre tout de suite sous la même forme ce que nous avons déjà dit, comme dans l'exemple suivant : «Simon arriva le soir d'Athènes à Mégare. Dès qu'il fut arrivé à Mégare, il tendit un piège à la jeune fille ; après lui avoir tendu un piège, il lui fit violence aussitôt».

15. Nous raconterons avec clarté, si nous exposons les faits dans l'ordre où ils se sont passés, en observant la succession réelle ou vraisemblable des faits et des dates : c'est ici qu'il faudra éviter de s'exprimer d'une manière confuse, embrouillée, bizarre, de faire des digressions, de remonter au point de départ le plus éloigné, de descendre trop bas, de laisser de côté des points importants pour l'affaire ; bref il faudra suivre les préceptes donnés pour la brièveté, car, plus la narration sera brève, plus elle sera claire et facile à suivre.

16. La narration sera vraisemblable, si nous parlons d'une manière conforme à l'usage, à l'attente du public, à la nature ; si les intervalles de temps, les bienséances relatives aux personnes, les motifs des résolutions, les facilités offertes par les lieux sont bien observés, de peur qu'on ne puisse nous réfuter en disant que le temps était trop court, qu'il n'y avait pas de motif, que le lieu n'était pas favorable, que les personnages n'ont pu agir ou laisser agir ainsi. Si le fait est vrai, il n'en faut pas moins, en le racontant, se conformer à tous ces préceptes, car souvent, si l'on ne s'y conforme pas, la vérité peut ne pas emporter la conviction. Si les faits sont inventés, il faut s'y con-former encore plus exactement. Il faut inventer avec précaution, lorsque, à leur propos, peut intervenir un document officiel ou un garant autorisé.

Jusqu'ici, dans ce que j'ai dit, je crois être d'accord avec tous ceux qui ont écrit sur la rhétorique, sauf pour les choses nouvelles que j'ai tirées de mon cru touchant les exordes par insinuation, où, seul entre tous, j'ai distingué trois cas, afin de présenter pour les exordes une marche bien certaine, une méthode claire.

X. Maintenant qu'il me reste à parler de l'invention des idées, partie qui réclame particulièrement l'art de l'orateur, je m'efforcerai de ne pas déployer, dans mes recherches, moins de soin que n'en réclame l'utilité du sujet.

Mais je parlerai d'abord de la division des causes.

17. On y distingue deux parties.

En effet, d'abord la narration doit nous servir à dégager les points sur lesquels nous sommes d'accord avec nos adversaires, s'il nous est utile de l'indiquer, puis les points qui restent en discussion. Exemple : «Oreste a tué sa mère ; j'en suis d'accord avec mes adversaires. En avait-il le droit ? Lui était-il permis de le faire ? Voilà ce qui est en discussion». De même dans la réplique : «On convient qu'Agamemnon a été tué par Clytemnestre, et cependant l'on dit que je n'aurais pas dû venger mon père».

Ceci fait, il faut passer au plan, qui comprend deux aspects : l'énumération et l'exposition. Ce sera l'énumération, lorsque nous annoncerons le nombre de points que nous allons traiter. Ce nombre ne doit pas dépasser trois. Il est périlleux, en effet, de rester en deçà ou d'aller au delà ; en même temps, l'on ferait soupçonner à l'auditeur une préméditation artificieuse, ce qui détruit sa confiance en nos paroles. L'exposition, elle, consiste à exposer d'une façon brève et complète les points que nous allons traiter.

18. Maintenant passons à la confirmation et à la réfutation. Toute l'espérance d'avoir gain de cause et toute la méthode pour persuader repose sur la confirmation et la réfutation. Car après avoir exposé les arguments sur lesquels nous nous appuyons et détruit ceux qui nous sont opposés, assurément nous aurons accompli entièrement la tâche qui incombe à l'orateur.

XI. - Nous obtiendrons ce double résultat si nous connaissons l'état de la cause. D'autres en ont distingué quatre. Le maître que je suis a pensé qu'il n'y en avait que trois : par là, il a voulu non pas diminuer ce qu'ils avaient trouvé, mais montrer que, ce qu'il aurait fallu présenter dans l'enseignement comme une forme unique et simple, ils l'ont divisé en deux espèces distinctes.

L'état de cause repose sur le rapprochement entre le premier système de la défense et les griefs formulés par l'accusation. Ces états de cause sont au nombre de trois, comme nous venons de le dire : conjectural, légal, juridiciaire.

Il est conjectural, lorsque la discussion porte sur le fait. Exemple : «Ajax, après s'être rendu compte de ce qu'il avait fait dans son délire, se jeta sur son épée au milieu d'un bois. Ulysse survient, le voit mort et retire de la blessure l'arme sanglante. Teucer survient : il voit son frère mort, l'ennemi de son frère une épée sanglante à la main. Il lui intente une accusation capitale». Ici l'on cherche par conjecture ce qui s'est passé réellement ; voilà pourquoi cet état de cause s'appelle conjectural.

19. Il est légal, lorsque c'est d'un texte écrit que naît la discussion ou sur un texte écrit qu'elle porte. On y distingue six espèces différentes : texte et intention, lois contradictoires, ambiguïté, définition, moyens déclinatoires, raisonnement par analogie.

C'est d'une opposition entre le texte et l'intention que naît la discussion, lorsque la volonté de celui qui a rédigé le texte paraît en opposition avec le texte même. Exemple : «Supposons une loi portant que ceux qui auront abandonné leur vaisseau à cause d'une tempête perdront tout droit de propriété, et que leur vaisseau, s'il échappe, appartiendra, ainsi que sa cargaison, à ceux qui seront restés sur le navire. Epouvantés par la violence d'une tempête, tous ceux qui étaient à bord d'un vaisseau l'abandonnèrent et montèrent dans une barque légère. Un seul, malade, ne put sortir de sa cabine et fuir. Un concours d'événements fortuits amena le navire dans un port sans accidents. Le malade est devenu possesseur du navire, que l'ancien propriétaire réclame en justice». Voilà un état de chose légal, du type texte et intention.

20. Ce sont des lois contradictoires qui produisent la discussion, lorsqu'une loi ordonne ou permet une chose et qu'une autre loi la défend. Exemple : «Une loi défend à celui qui a été condamné pour concussion de parler devant l'assemblée du peuple. Une autre loi veut que l'augure désigne dans l'assemblée du peuple celui qui demande à être nommé en remplacement d'un augure mort. Un augure condamné pour concussion désigna celui qui demandait à être nommé. On réclame une condamnation contre lui». Voilà un état de cause légale par lois contradictoires.

XII. - C'est l'ambiguïté qui donne naissance à la discussion, lorsque l'intention vise une seule chose, alors que le texte en vise deux ou plusieurs. Exemple : «Un chef de famille, en instituant son fils pour héritier, légua par testament de la vaisselle d'argent à sa femme : Mon héritier donnera à ma femme trente livres pesant de vaisselle d'argent, à son choix. Après sa mort, la femme demande des vases de prix et magnifiquement ciselés. Le fils, lui, prétend constituer les trente livres pesant comme il lui plaît». Voilà un état de cause légal par ambiguïté.

21. C'est sur la définition que repose la cause, lorsque la discussion porte sur le nom que l'on doit donner à un fait. En voici un exemple : «Lorsque Lucius Saturninus se proposait de déposer un projet de loi frumentaire tendant à abaisser le prix du blé à cinq sixièmes d'as, Q. Cépion, alors questeur urbain, démontra au sénat que le Trésor ne pourrait suffire à une telle largesse. Le sénat décréta que Saturninus, s'il proposait cette loi au peuple, lui semblerait agir contre les intérêts de l'Etat. Saturninus la propose ; ses collègues frappent son acte de nullité. Saturninus n'en persiste pas moins à faire voter. Cépion, le voyant, nonobstant l'intercession de ses collègues, agir contre les intérêts de l'Etat, s'élance accompagné de quelques bons citoyens, démolit les ponts, jette à bas les urnes, empêche que la loi ne soit mise aux voix. Cépion est accusé de lèse-majesté». Voilà un état de cause légal par définition. C'est en effet le mot même qu'on définit, lorsqu'on cherche en quoi consiste une atteinte à la majesté du peuple romain.

22. Ce sont des moyens déclinatoires qui donnent naissance à la discussion, lorsque l'accusé soutient qu'il faut lui accorder une remise, lui donner d'autres accusateurs ou d'autres juges. Cet état de cause, les Grecs l'emploient souvent devant les tribunaux ; nous, à l'instruction. Toutefois devant les tribunaux aussi nous nous en servons quelquefois. Par exemple, un homme accusé de péculat pour avoir enlevé d'un lieu privé des vases d'argent appartenant à l'Etat, peut dire, après avoir défini le vol et le péculat, que c'est une action de vol et non de péculat qu'on doit lui intenter.

Voici les raisons qui expliquent pourquoi devant le tribunal cette forme de l'action légale se présente rarement : dans une action privée, il y a les exceptions établies par le préteur et celui-là perd sa cause qui intente une accusation sans avoir d'action ; dans les procès criminels, les lois ont prévu que, si l'accusé le juge à propos, un premier jugement doit intervenir pour décider si l'accusateur a le droit d'intenter l'accusation.

XIII. - 23. C'est l'analogie qui fait la base de la discussion, quand une question est soumise au tribunal, sans que l'on s'appuie sur un texte qui s'applique à elle, alors que l'on peut invoquer d'autres lois qui présentent avec le cas donné une certaine analogie. En voici un exemple : «Loi. Le fou furieux sera, lui et ses biens, sous la curatelle de ses agnats et des membres de sa gens. Autre loi : Celui qui aura été condamné pour parricide sera enveloppé et lié dans un sac de cuir, puis jeté dans un cours d'eau. Autre loi : Ce que le père de famille aura décidé par testament sur ses esclaves ou son argent sera le droit. Autre loi : Si le père de famille meurt intestat, ses esclaves et son argent appartiendront à ses agnats et aux membres de sa gens. Malleolus fut condamné pour avoir tué sa mère. Aussitôt après sa condamnation, on lui enveloppa le visage dans une peau de loup, on lui mit au pied des entraves et on le conduisit en prison. Ceux qui le défendaient apportent des tablettes dans la prison, écrivent son testament en sa présence, dûment assistés de témoins. Il est livré au supplice. Ceux qui étaient institués héritiers par le testament prennent possession de l'héritage. Le jeune frère de Malleolus, qui, dans son procès, avait été l'un de ses accusateurs, revendique l'héritage en vertu de la loi concernant les agnats». Ici l'on ne produit aucune loi formelle, mais on en produit beaucoup, qui font se demander par analogie s'il avait ou non le droit de faire un testament. C'est un état de cause légal par analogie.

Nous avons montré quelles étaient les parties de l'état de cause légal ; parlons maintenant de l'état de cause juridiciaire.

XIV. - 24. Il y a état de cause juridiciaire lorsque l'on convient du fait, mais que l'on recherche si son auteur était ou non dans son droit. Cet état de cause se divise en deux espèces, appelées l'une complète, l'autre empruntée.

Elle est complète, quand nous soutenons que le fait, considéré en lui-même, et sans emprunter de considérations étrangères, est parfaitement licite. En voici un exemple : «Un mime désigna le poète Accius par son nom en plein théâtre. Accius le poursuit pour injures. Le mime dit simplement pour sa défense qu'il était permis de nommer la personne, sous le nom de laquelle des oeuvres dramatiques sont représentées».

La cause est empruntée, lorsque la défense, insuffisante par elle-même, emprunte l'appui d'une circonstance étrangère. Les variétés en sont au nombre de quatre : on admet, on reporte l'accusation, on décline la responsabilité, on compare deux partis possibles.

L'accusé admet l'accusation, quand il demande qu'on lui pardonne. Il a pour cela deux moyens : justification, déprécation. La justification, quand il soutient qu'il a agi sans intentions criminelles. Ici trois subdivisions : hasard, ignorance, force majeure. Hasard, comme fit Cépion devant les tribuns de la plèbe, pour se justifier de la perte de son armée. Ignorance, comme ce personnage qui fit mettre à mort l'esclave de son frère, pour avoir tué son maître, avant d'avoir ouvert le testament, dont les dispositions affranchissaient l'esclave. Force majeure, comme le soldat qui n'a pas rejoint au jour marqué par son congé, parce que les eaux lui avaient barré le passage. Dans l'appel à la pitié, l'accusé convient du crime et de son intention criminelle, mais demande néanmoins l'indulgence. Ce cas, en justice, ne peut guère se présenter, à moins que nous ne défendions un homme illustré par beaucoup de belles actions. Par exemple : «Même si l'accusé était coupable, il conviendrait de lui pardonner en faveur de ses services passés ; mais il ne demande pas de pardon». Le cas ne se présente donc pas en justice, mais peut se présenter devant le sénat ou devant un général et son conseil.

XV. - 25. Reporter l'accusation constitue la cause, lorsque, sans nier le fait, nous soutenons y avoir été contraints par la faute d'autrui. Exemple : «Oreste, pour se défendre, rejette la responsabilité sur sa mère».

Décliner la responsabilité constitue la cause, lorsque nous rejetons non pas seulement l'accusation, mais la responsabilité, que nous reportons sur quelqu'un ou rapportons à quelque circonstance. On la reporte sur quelqu'un, par exemple si l'on accusait l'homme qui s'avoue l'assassin de P. Sulpicius, mais invoque, pour sa défense, un ordre des consuls, et soutient que non seulement ils lui ont prescrit ce meurtre, mais qu'ils lui ont exposé les raisons qui le rendaient légitime. On la rapporte à une circonstance, par exemple dans le cas où un plébiscite défend ce qu'ordonne un testament. La comparaison [entre deux partis possibles] constitue la cause, quand on soutient que, de deux partis, il fallait nécessairement prendre l'un, et que celui que nous avons pris était le meilleur. Voici un exemple de ce cas : «C. Popilius, cerné par les Gaulois et ne pouvant s'enfuir, entra en pourparlers avec les généraux ennemis, et la conclusion fut que, s'il abandonnait ses bagages, il emmènerait son armée. Il jugea qu'il valait mieux perdre ses bagages que son armée ; il emmena son armée et abandonna ses bagages. On l'accuse de lèse-majesté».

XVI. - Je crois avoir montré quels sont les états de cause et leurs subdivisions. Maintenant, il faut exposer comment et par quels moyens il convient de les traiter, après avoir indiqué d'abord le but que doivent se proposer les deux adversaires, but auquel se rapporte toute l'économie du discours entier.

26. Donc, l'état de cause déterminé, il faut immédiatement chercher la justification. C'est elle qui fait le procès et qui contient toute la défense. Ainsi, pour me faire bien comprendre en empruntant le même exemple, Oreste avoue qu'il a tué sa mère. S'il ne donne pas une explication de son acte, c'en est fait de la défense. Il en a donc une, sans laquelle il n'y aurait pas même de procès. «Elle avait, dit-il, tué mon père». Ainsi, comme je l'ai montré, la justification renferme toute la défense ; sans elle, il ne subsiste pas une légère hésitation, capable de retarder la condamnation.

La justification trouvée, il faut chercher le moyen fondamental de l'accusation, c'est-à-dire ce qui résume l'accusation, ce que l'on oppose à la justification apportée par la défense et dont il a été question plus haut. Voici comment on l'établira. La justification apportée par Oreste est la suivante : «J'avais le droit de tuer ma mère, parce qu'elle avait tué mon père». Le moyen fondamental de l'accusation sera : «Oui, mais ce n'était pas à toi de la tuer, ni de la punir sans qu'elle fût condamnée».

De la justification apportée par la défense et du moyen fondamental de l'accusation doit naître le point à trancher par le tribunal ; nous l'appelons judicatio et les Grecs krinomenon. Il s'établira par la confrontation du moyen fondamental de l'accusation et du système de défense. Ainsi : «Oreste soutient que c'est pour venger son père qu'il a tué sa mère. Etait-il juste que Clytemnestre fût tuée par son fils sans avoir été jugée ?» Telle est la méthode pour trouver le point à juger ; une fois trouvé, c'est à lui qu'il faut rapporter toute l'économie du discours entier.

XVII. - 27. Dans tous les états de cause et leurs subdivisions, c'est ainsi que l'on trouvera le point à juger, exception faite pour l'état de cause conjectural. Ici l'on n'a pas à chercher de justification pour un fait que nie l'accusé, ni de moyen fondamental pour l'accusation, puisqu'il n'y a pas de justification apportée. Aussi le point à juger est-il fixé en rapprochant l'attaque et la riposte. Exemple :

Attaque : Tu as tué Ajax.
Riposte : Je ne l'ai pas tué.
Point à juger : L'a-t-il tué ?

Toute l'économie des deux discours, comme nous l'avons dit plus haut, doit se rapporter à ce point à juger. Si, dans la même cause, il y a plusieurs états de causes ou subdivisions d'états de cause, il y aura aussi plusieurs points à juger, mais on les trouvera tous également par la même méthode.

Nous avons apporté un soin attentif à traiter brièvement et clairement les matières que j'avais à traiter jusqu'à présent. Mais comme les dimensions de ce livre se sont suffisamment étendues, il est préférable de continuer dans le second livre l'exposé des autres questions, pour éviter que le nombre des pages fatigue ton esprit et le ralentisse. S'il arrive que cet exposé soit terminé trop tard au gré de tes voeux, il faudra t'en prendre à l'importance du sujet et aussi à nos occupations. Mais je me hâterai, et le temps pris par mes affaires, je le rattraperai à force de zèle, pour offrir à tes voeux un présent magnifique digne de ta déférence pour moi et de mon intérêt pour toi.


Traduction d'Henri Bornecque (1932)