Livre IV
I. - 1. Comme, dans ce livre, Hérennius, j'ai
traité de l'élocution, et que, lorsqu'il m'a
fallu des exemples, je les ai tirés de mon propre
fonds, contrairement à la coutume des Grecs qui ont
traité ce sujet, il est nécessaire que
j'explique en peu de mots les motifs de ma décision.
Que je le fasse par nécessité, et non par choix
volontaire, une preuve suffisante en est que, dans les livres
précédents, je n'ai rien dit avant d'aborder le
sujet ni en dehors du sujet. Ici, après avoir
donné les quelques explications indispensables, je
t'exposerai les règles qu'il me reste à donner,
afin de continuer à m'acquitter de ma dette. Mais tu
comprendras mieux mes raisons, si tu connais d'abord
l'opinion des Grecs.
Un très grand nombre de motifs, selon eux, leur
imposent, après avoir exposé leurs
préceptes à eux sur les ornements que comporte
l'élocution, de donner, dans chaque cas, un exemple
tiré d'un orateur ou d'un poète
estimé.
Ce faisant, disent-ils, ils sont guidés par un
sentiment de modestie : c'est, leur semble-t-il, en quelque
sorte se faire valoir que de ne pas se contenter de donner
les règles théoriques de l'art, mais de sembler
vouloir fabriquer artificiellement des exemples ; c'est,
disent-ils, se faire valoir soi-même et non faire
connaître les règles.
2. Aussi avant tout la pudeur nous interdit-elle d'employer
des exemples forgés par nous ; car nous semblerions
n'approuver, n'aimer que nous-mêmes, tandis que les
autres nous les dédaignons et les tournons en
ridicule. En effet, lorsque nous pouvons tirer un exemple
d'Ennius ou de Gracchus, il semble bien qu'il y ait
présomption à les négliger pour prendre
les nôtres.
En second lieu, les exemples sont comme les
témoignages en justice. Ce que le précepte a
mis dans l'esprit par une impression légère,
l'exemple le confirme comme le ferait un témoignage.
Ne serait-il pas ridicule, dans un procès civil ou
criminel, d'invoquer le témoignage d'une personne de
sa famille ? Or, ainsi que le témoignage, l'exemple
est employé comme preuve. Il ne faut donc l'emprunter
qu'à un écrivain très estimé,
pour éviter que ce qui doit servir de preuve n'ait
à son tour besoin de preuve. En effet, forger ses
exemples, c'est se placer au-dessus de tous les
écrivains et approuver par-dessus tout ses propres
productions, ou bien ne pas reconnaître que les
meilleurs exemples sont ceux qui sont empruntés aux
orateurs et aux poètes les plus estimés. Se
placer au-dessus de tous les écrivains, c'est une
présomption insupportable ; mettre d'autres
écrivains au-dessus de nous, et ne pas croire que
leurs exemples sont meilleurs que ceux que nous imaginons,
c'est ne pas pouvoir dire pourquoi nous les mettons au-dessus
de nous.
II. Et, à lui tout seul, le prestige de
l'antiquité ne rend-il pas les choses plus plausibles
et les hommes plus disposés à vouloir les
imiter ? Il y a plus : elle excite leur ambition et
aiguillonne leur activité, par l'espérance de
pouvoir égaler, en l'imitant, la facilité de
parole de Gracchus ou de Crassus.
3. Enfin, [disent-ils], il y a un très grand art dans
cette opération même qui consiste à
savoir, dans tant de poèmes et de discours, faire, en
des choses éparses et disséminées
partout, un choix si judicieux que, sous chaque partie de
l'art oratoire, on puisse mettre un exemple. Quand il ne
faudrait que du travail pour y réussir, nous
mériterions des éloges, pour n'avoir pas
évité un tel travail ; mais ce choix suppose un
très grand art. Qui, en effet, sans avoir une
très grande connaissance de l'art oratoire, peut, au
milieu de tant d'écrits si nombreux et si
étendus, reconnaître et distinguer ce qu'il
demande ? Tous ceux qui lisent de beaux discours ou de beaux
poèmes, louent les orateurs et les poètes, mais
ils ne se rendent pas compte de ce qui, les ayant
frappés, a provoqué leurs louanges, parce
qu'ils ne peuvent savoir où se trouve ce qui est de
nature à tant les charmer, ni ce que c'est, ni les
règles suivies. Au contraire, celui qui se rend compte
de tout cela, qui prend les passages les plus
appropriés à son dessein, et qui fait rentrer
dans chacune des règles de l'enseignement tout ce qui
mérite le plus d'être inscrit dans son
traité, celui-là doit être un parfait
connaisseur de la matière qu'il traite. C'est donc un
très grand art, dans un traité sur l'art
oratoire que l'on tire de soi-même, que de
réussir à faire entrer même des exemples
empruntés à autrui.
4. Ce langage en impose au lecteur par un prestige illusoire
plus que par la solidité de la thèse soutenue.
Je crains bien en effet, que, pour adopter le système
contraire au mien, il ne suffise à quelques lecteurs
de voir que de son côté se sont rangés
ceux qui ont été les inventeurs de l'art que
j'enseigne et que désormais leur ancienneté
fait estimer de tous. Mais s'ils écartent du
débat le prestige personnel, et qu'ils consentent
à comparer la valeur réelle des arguments, ils
se rendront compte qu'il ne faut pas sur tous les points
céder à l'antiquité.
III. - Dans ces conditions, leur premier argument,
tiré de la modestie, nos lecteurs doivent se demander
s'il n'y a pas quelque puérilité à le
mettre en avant. Car, si la modestie consiste à se
taire ou à ne rien écrire, pourquoi
écrivent-ils ou parlent-ils ? S'ils écrivent
quelque chose tiré de leur propre fonds, pourquoi la
modestie empêche-t-elle qu'il en soit de même
pour tout ce qu'ils écrivent ? Supposons un homme qui,
après être venu aux jeux Olympiques pour prendre
part à la course et s'être mis en ligne,
traiterait d'impudents ceux qui ont commencé à
courir, et resterait lui-même en deçà de
la ligne de départ et raconterait à d'autres
les différentes courses de Ladas ou de Boiskos de
Sicyone. Ainsi font ces rhéteurs : ils descendent dans
la carrière de l'art oratoire et accusent de manquer
de modestie ceux qui s'efforcent de mettre en oeuvre ce que
leur art leur a appris ; eux-mêmes louent quelque
orateur ou quelque poète des temps les plus
reculés, mais sans oser faire un pas dans la voie de
l'art oratoire.
5. Je n'oserais dire qu'il en soit ainsi : néanmoins
je crains qu'en cherchant à se donner le mérite
de la modestie, ils ne fassent précisément
preuve d'impudence. Car enfin que prétends-tu ?
pourrait-on leur dire. Tu écris un traité qui
est de toi ; tu tires de toi des règles nouvelles ; tu
ne peux les prouver toi-même ; c'est chez d'autres que
tu puises tes exemples. Prends garde d'encourir le reproche
d'impudence, en voulant attacher à ton nom une gloire
prélevée sur les oeuvres d'autrui. Car si les
anciens orateurs et les anciens poètes prenaient en
mains les ouvrages de ces rhéteurs grecs, et que
chacun y reprît son bien, il n'y resterait rien qu'ils
veuillent revendiquer.
«Mais, dira-t-on, puisque les exemples sont comme des
témoignages, il convient, ainsi que les
témoignages, de les emprunter aux hommes les plus
estimés». Je réponds, avant tout, que les
exemples sont mis à titre non de preuve ou de
témoignage, mais d'explication. En effet, quand nous
disons qu'il y a, par exemple, une figure de style qui
consiste à rapprocher des mots terminés de la
même façon et que nous donnons l'exemple
suivant, emprunté à Crassus : «Quand nous
le pouvons et le devons», nous présentons, non
pas un témoignage, mais un exemple. Donc, entre le
témoignage et l'exemple, il y a cette
différence que l'exemple fait comprendre notre
assertion, tandis que le témoignage prouve qu'elle est
exacte.
6. Il faut, en outre, que le témoignage s'accorde avec
la thèse soutenue ; sinon il ne peut lui servir de
preuve. Mais ce que font ces rhéteurs ne s'accorde pas
avec la thèse soutenue. Pourquoi ? Parce qu'ils font
profession d'écrire les règles d'un art, et
que, généralement, les exemples donnés
sont pris dans des auteurs qui n'ont pas connu cet art. Et
comment prouver ce qu'on écrit sur un art, si l'on
n'écrit pas d'après les règles de cet
art ? Ils font même le contraire de ce qu'ils
paraissent annoncer. En effet, lorsqu'ils entreprennent
d'écrire les règles de l'art, ils semblent dire
qu'ils ont trouvé par eux-mêmes ce qu'ils
enseignent ; mais, lorsqu'ils écrivent, ce qu'ils nous
mettent sous les yeux, c'est ce que d'autres ont
trouvé.
IV. - «Mais, disent-ils, il y a de la difficulté
dans le seul choix à faire parmi tous ces
matériaux». Qu'entendez-vous par difficile ?
Qu'il exige du travail ou de l'art ? Du travail ? Mais le
travail n'entraîne pas nécessairement le
mérite ; car bien des choses exigent du travail, et,
si vous les faisiez, ce ne serait pas forcément une
raison pour vous en glorifier, à moins que vous ne
considériez comme un titre de gloire de copier de
votre main des poèmes ou des discours entiers. Est-ce
dans votre art que vous voyez une qualité
supérieure ? Prenez garde de paraître
étrangers aux grandes choses, du moment qu'une petite
vous charme à l'égal d'une grande. Il est vrai
que ce choix, tel que vous le comprenez, personne ne peut y
réussir sans culture, mais beaucoup peuvent y
réussir sans posséder d'une façon
consommée les règles de l'art.
7. En effet, tout homme qui aura quelque connaissance des
règles de l'art, surtout en ce qui concerne
l'élocution, pourra voir tous les passages où
ces règles sont appliquées ; mais, les composer
soi-même, on ne pourra y arriver sans une forte
culture. Donc, si l'on voulait, des tragédies d'Ennius
extraire des sentences, ou, des tragédies de Pacuvius
des périodes, et que, pour y avoir réussi, on
se considère comme un grand savant, par la raison
qu'un homme tout à fait sans culture n'y parviendrait
pas, ce serait une prétention déplacée ;
car, tout le monde peut y parvenir avec une culture
ordinaire. De même, si, de discours ou de
poèmes, on extrait des exemples, dont le choix,
à des signes déterminés, dénote
de l'art littéraire, et que, par la raison qu'un homme
sans culture ne pourrait y parvenir, on croie avoir fait
preuve d'un art littéraire supérieur, on serait
dans l'erreur ; car ce signe que tu invoques nous montre que
tu connais quelque chose à la question, mais il en
faudrait d'autres pour nous persuader que tu y connais
beaucoup. S'il faut de l'art pour discerner ce qui est
écrit conformément aux règles de l'art,
il en faut bien plus pour écrire soi-même en s'y
conformant. Car celui qui écrit avec art pourra
discerner facilement ce qui est bien écrit chez les
autres ; mais, de ce qu'on choisit facilement, il ne
résulte pas nécessairement que l'on
écrit bien. Admettons même qu'il y faille
beaucoup d'art : demandons-leur d'user de ce talent en
d'autres circonstances, et non quand ils doivent enfanter,
créer, produire par eux-mêmes. Enfin qu'ils
emploient la puissance de leur art à passer pour
dignes de fournir aux autres des extraits, plutôt
qu'à bien choisir des extraits chez les autres.
En voilà suffisamment contre les arguments de ceux qui
soutiennent qu'on doit servir d'exemples pris chez les
autres. Considérons maintenant nos arguments
personnels.
V. - Je dis donc qu'ils ont tort d'employer des exemples pris
à d'autres, et qu'ils commettent une erreur plus grave
encore en les prenant dans un grand nombre d'auteurs.
Occupons-nous en premier lieu du second point.
Si j'accordais que les exemples cités doivent
être empruntés à d'autres,
j'établirais que ce doit être à un seul
auteur. D'abord mes adversaires n'auraient rien à
m'opposer, puisqu'il leur serait loisible de choisir et de
préférer n'importe quel poète ou
orateur, capable de leur fournir des exemples pour tous les
cas et de les appuyer de leur autorité. Ensuite, il
importe beaucoup à celui qui veut s'instruire de
savoir si un seul homme peut avoir toutes les
qualités, ou si personne ne peut les avoir toutes.
Croit-il en effet que toutes les qualités peuvent se
trouver réunies en un seul homme ? Lui-même
s'efforcera d'arriver aussi à un talent qui lui
permette de les réunir toutes. En
désespère-t-il ? Il s'exercera pour
acquérir quelques qualités et saura s'en
contenter ; il ne faut pas s'en étonner, puisque
celui-là même qui lui enseigne l'art n'a pu les
trouver toutes chez un seul écrivain. Or, en voyant
les exemples tirés de Caton, des Gracques, de
Lélius, de Scipion, de Galba, de Porcina, de Crassus
et des autres, sans parler des exemples empruntés aux
poètes et aux historiens, le disciple pensera
nécessairement qu'on n'a pu trouver des exemples de
toutes les qualités qu'en s'adressant à tous
les écrivains, et que, dans un seul, on aurait
à peine pu en trouver de quelques-unes.
8. Aussi se contentera-t-il de ressembler à l'un
quelconque de ces écrivains : l'ensemble des
qualités que l'on trouve dans l'ensemble des
écrivains, il n'aura pas la confiance qu'il puisse les
posséder à lui seul. Or il est nuisible, pour
celui qui veut apprendre, de croire que personne ne peut
réunir toutes les qualités. Eh bien ! personne
ne tomberait dans cette opinion, si les exemples
étaient pris à un seul auteur. Et la preuve que
les auteurs mêmes des traités de
rhétorique n'ont pas cru qu'un même
écrivain pût briller dans toutes les parties de
l'élocution, c'est que les exemples, ils ne les ont
pas tirés d'eux-mêmes, d'un écrivain
quelconque, ou, au pis-aller, de deux, mais les ont
empruntés à l'ensemble des orateurs et des
poètes. Ensuite, si l'on voulait démontrer que
les règles de l'art sont inutiles pour s'instruire, on
pourrait, comme argument, invoquer assez utilement qu'aucun
écrivain n'a pu exceller dans toutes les parties de
l'art. Ce qui renforce la thèse des ennemis
déclarés des règles de l'art, n'est-il
pas ridicule de voir l'auteur d'un traité sur cet art
l'appuyer de son opinion ?
Nous avons donc montré que les exemples devraient
être empruntés à un seul écrivain,
en admettant qu'on dût les emprunter.
VI. Mais on ne doit pas les emprunter du tout, comme on va le
comprendre.
9. Avant tout, celui qui écrit sur un art et veut
donner un exemple doit montrer l'art du professeur. Suppose
un marchand de pourpre ou d'un autre article qui te dise :
achète-moi quelque chose ; mais je vais aller demander
à un confrère un échantillon et je te le
montrerai ; de même des gens qui cherchent à
vendre une marchandise sont obligés d'aller en
chercher ailleurs un échantillon : ils disent qu'ils
disposent de monceaux de blé et n'ont pas sous la main
un échantillon à montrer. Suppose
Triptolème, lorsqu'il donnait aux hommes la semence,
allant en emprunter à d'autres hommes. Suppose
Prométhée, voulant faire part du feu aux
mortels et allant faire le tour des voisins, un pot de terre
à la main, pour leur demander de la braise. Il
paraîtrait ridicule. Et ces rhéteurs, qui
s'offrent pour enseigner à tous l'éloquence, ne
se croient pas ridicules, lorsqu'ils vont chercher chez les
autres ce qu'ils promettent de leur donner ? Si quelqu'un
prétendait avoir découvert des sources
très abondantes, profondément cachées,
et qu'en en parlant, il fût précisément
dévoré de soif, sans avoir de quoi
l'étancher, ne serait-il pas un objet de risée
? Et ces rhéteurs, qui prétendent non seulement
posséder les sources, mais être eux-mêmes
les sources où doivent s'abreuver tous les esprits, ne
croient pas devoir prêter au ridicule, si au milieu de
ces promesses, ils sont eux-mêmes
desséchés et taris. Ce n'est pas par cette
méthode que Charès apprit la statuaire de
Lysippe ; Lysippe ne lui montrait pas une tête de
Myron, des bras de Praxitèle, une poitrine de
Polyclète ; mais le disciple voyait son maître
faire toutes ces parties sous ses yeux ; quant aux oeuvres
des autres, il pouvait, s'il le désirait, les
étudier de lui-même. Ces rhéteurs, eux,
croient qu'il y a une autre méthode, meilleure,
d'enseigner notre art à ceux qui veulent
l'apprendre.
VII. - 10. En outre, les exemples empruntés à
d'autres ne peuvent même pas être aussi bien
appropriés aux règles de l'art, parce que, dans
un discours réel, on ne fait que toucher
légèrement chaque développement, pour
éviter que l'art se laisse voir ; au contraire, dans
l'enseignement, il faut donner des exemples
rédigés tout exprès, pour qu'ils
paraissent bien s'adapter au cadre des règles de l'art
: c'est plus tard, lorsqu'il prononcera des discours, que
l'orateur dissimule habituellement son art, pour
éviter qu'il ne soit trop saillant et que tous le
voient. Nouvelle raison qui montre bien que, pour mieux
mettre en lumière les règles de l'art, il est
préférable de composer les exemples dont on se
sert.
Une dernière considération nous a
déterminés à suivre cette
méthode, c'est que les termes techniques grecs que
nous avons traduits sont éloignés de notre
langue usuelle. De fait, des choses qui n'étaient pas
connues chez nous ne pouvaient avoir de termes pour les
désigner. Ces termes traduits paraîtront
nécessairement un peu durs au premier abord ; ce sera
la faute du sujet, non la mienne. Le reste de cet ouvrage
sera consacré à des exemples. Si nous les
avions empruntés à d'autres, il en serait
résulté que la partie facile du livre ne nous
appartiendrait pas, tandis qu'on nous attribuerait en toute
propriété la partie la plus aride. Aussi
avons-nous voulu éviter aussi ce
désavantage.
Pour ces motifs, tout en suivant les Grecs dans la
théorie de l'art qu'ils ont créée, nous
ne nous sommes pas, pour les exemples, conformés
à leur méthode.
Mais il est temps de passer aux préceptes de
l'élocution. Nous y distinguerons deux parties : nous
exposerons d'abord les genres de style dans lesquels doit
rentrer forcément le style de tout discours ; ensuite,
nous montrerons les qualités qu'elle doit toujours
avoir.
VIII. - 11. Il y a trois genres (nous les appelons
formes) dans lesquels rentre tout discours conforme
aux règles ; nous appelons le premier sublime, le
second tempéré, le troisième simple. Le
style sublime résulte de l'emploi d'expressions nobles
dans une phrase pleine d'harmonie et d'éclat. Le style
tempéré emploie des mots de condition moins
relevée, mais qui n'ont rien de trop bas ni de
vulgaire. Le style simple s'abaisse jusqu'au langage le plus
familier d'une conversation correcte.
C'est dans le genre sublime que rentrera le discours, si l'on
emploie pour chaque idée les mots, propres ou
figurés, les plus éclatants que l'on pourra
trouver, si l'on fait choix de pensées capables de
frapper fortement l'esprit et susceptibles de se prêter
à l'amplification et au pathétique, si enfin,
parmi les figures de pensées ou de mots, dont nous
parlerons plus loin, on emploie celles qui ont de la
grandeur.
12. De ce genre de style, voici un exemple : «Qui de
vous, en effet, juges, pourrait concevoir un châtiment
assez sévère pour celui qui a conçu le
projet de livrer sa patrie aux ennemis ? Quel forfait peut-on
comparer à ce crime ? quel supplice peut-on trouver
qui soit proportionné à ce forfait ? Pour punir
ceux qui auraient attenté à la pudeur d'un
homme libre, déshonoré une matrone,
blessé ou enfin tué quelqu'un, nos
ancêtres ont épuisé les plus cruels
supplices ; contre cet acte, le plus épouvantable et
impie, ils ne nous ont pas laissé de châtiment
particulier. Et cependant, pour les autres forfaits, c'est
à une seule personne ou à peu de personnes
qu'un préjudice est causé par cette faute,
l'acte d'un étranger ; mais pour ce crime, tous ceux
qui y ont quelque part font, par ce seul dessein, peser sur
l'ensemble de leurs concitoyens la menace des catastrophes
les plus épouvantables. O coeurs sauvages ! ô
projets cruels ! ô hommes dépourvus de tout
sentiment humain ! Qu'ont-ils osé exécuter ?
Que peuvent-ils concevoir ? Un projet permettant aux ennemis,
après avoir détruit les tombeaux des
ancêtres et renversé nos murailles, de fondre
triomphants sur la cité, leur permettant, après
avoir dépouillé les temples des dieux,
massacré les citoyens les plus nobles ou les avoir
arrachés de force à leurs demeures et
emmenés en esclavage, après avoir exposé
les matrones et les hommes libres à tous les
excès d'un ennemi, de livrer la ville aux horreurs
d'un incendie qui la dévore tout entière ! Ils
ne pensent pas, ces criminels, avoir mené leurs
projets à bonne fin, tant qu'ils n'ont pas vu le
triste spectacle des murs sacrés de la patrie
réduits en cendres. Je ne puis, juges, égaler
par mes paroles l'atrocité de leur acte; mais je m'en
inquiète peu, parce que vous n'avez pas besoin de moi,
pour la concevoir. Car vos coeurs où brûle
l'amour de la république vous suggèrent
d'eux-mêmes que celui qui a voulu livrer par trahison
les biens de tous doit être rejeté radicalement
de la cité qu'il a voulu écraser sous
l'infâme domination des ennemis les plus
méprisables».
IX. - 13. C'est au genre tempéré
qu'appartiendra le discours, si, comme nous l'avons dit, nous
en abaissons un peu le ton, sans toutefois descendre au style
le plus commun. Exemple : «A qui faisons-nous la
guerre, juges, vous le voyez ? A des alliés, qui
avaient coutume de combattre pour nous, et, à nos
côtés, de défendre notre empire par leur
courage et leurs efforts. Forcément, ils se
connaissent eux-mêmes, ils connaissent leurs ressources
et leurs forces ; mais le voisinage et les rapports de toute
sorte qu'ils ont eus avec nous pouvaient aussi leur faire
savoir et comprendre de quoi, dans tous les domaines,
était capable le peuple romain. Lorsqu'ils avaient
délibéré de nous faire la guerre, quelle
était, je vous le demande, la considération qui
leur donnait la confiance d'entreprendre de soutenir cette
guerre, lorsqu'ils comprenaient que la grande majorité
des alliés restait fidèle au devoir, lorsqu'ils
voyaient qu'ils n'avaient à leur disposition ni
soldats nombreux, ni généraux capables, ni
argent dans le trésor, ni rien enfin de ce qu'il faut
pour soutenir la guerre ? Même si c'était contre
des voisins, pour une question de limites, qu'ils fissent la
guerre, même s'ils pensaient qu'une seule bataille
dût décider de la querelle, encore se
présenteraient-ils au combat mieux pourvus et mieux
préparés en toutes choses que leurs
adversaires. Comment donc supposer que l'empire du monde,
l'empire que tous les peuples civilisés, tous les
rois, toutes les nations barbares ont reconnu, soit
contraints, soit consentants, après que le peuple
romain les avait vaincus par les armes ou la
générosité, comment supposer que, par
des moyens aussi minces, ils s'efforceraient d'en
déplacer le siège. Quelqu'un me demandera :
«Et les habitants de Frégelles, n'est-ce pas
spontanément qu'ils l'ont essayé ?» Oui,
mais les alliés, eux, il leur était d'autant
moins facile de l'essayer qu'ils voyaient comment les
Frégellans étaient sortis de la lutte. Car des
peuples qui ne connaissent pas les choses par
expérience, qui, sur les différentes questions
ne peuvent chercher des exemples dans leur histoire, peuvent
par ignorance être facilement entraînés
dans l'erreur ; au contraire, ceux qui connaissent les
fâcheuses expériences des autres peuvent
aisément, par le sort d'autrui, régler leur
politique. Aucun motif ne les poussait donc, aucun espoir ne
les autorisait à prendre les armes ? Qui croirait que
l'on pût jamais se laisser posséder par la folie
jusqu'à s'en prendre, sans moyens, à l'empire
du peuple romain ? Il faut donc qu'ils aient eu un motif
d'agir. Et pourrait-il y en avoir un autre que celui que
j'indique ?»
X. - 14. Du genre simple, qui descend jusqu'au langage le
plus ordinaire et le plus courant, voici un spécimen :
«En effet, cet homme étant venu un jour au bain,
après l'avoir oint d'huile, on commença
à le frotter. Puis quand il jugea bon de descendre
dans sa baignoire, voici que, se jetant à la traverse,
l'accusé lui dit : «Holà ! jeune homme.
Tes esclaves m'ont frappé ces jours-ci. Il faut que tu
m'en rendes raison». Le jeune homme, n'ayant pas
l'habitude, à son âge, de se voir
interpellé par un inconnu, se mit à rougir.
L'autre commença à dire d'une voix plus forte
les mêmes mots et d'autres encore. Le jeune homme
à la fin ose à peine lui répondre :
«Permets que j'examine la chose». Alors l'autre,
d'un ton qui aurait pu réussir aisément
à faire rougir le plus assuré, se met à
crier : «Elle est si insolente et si criarde,
formée, non pas même près du cadran
solaire, mais derrière la scène et dans des
lieux analogues». Le jeune homme est confus. Quoi de
plus naturel ? Il avait encore dans l'oreille les reproches
de son gouverneur et n'avait pas l'expérience de
telles injures. Où aurait-il pu voir un bouffon ayant
toute honte bue, pensant que sa réputation n'avait
rien à perdre, et que, par suite, il pouvait tout
faire sans compromettre son bon renom ?»
15. Ces exemples suffisent à faire connaître
directement les différents genres de style. En effet,
l'un présentait quelque chose de simple dans ce que
j'appellerai la structure générale des mots,
et, de même, ailleurs, dominait soit la noblesse, soit
un caractère tempéré.
Mais il faut éviter, en cherchant tel ou tel style, de
tomber dans les défauts tout proches et voisins. En
effet, le style sublime, qu'il faut louer, est tout proche
d'un style qu'il faut éviter ; ce serait lui donner
son vrai nom que de l'appeler boursouflé. Car de
même que la bouffissure ressemble souvent à
l'embonpoint de la santé, de même c'est le style
sublime que des ignorants croient souvent trouver dans un
style emphatique et enflé, où l'on exprime sa
pensée au moyen de néologismes ou
d'archaïsmes, de métaphores maladroites et
forcées, ou de mots plus élevés que ne
le comporte le sujet. Exemple : «Car celui qui fait
métier de vendre sa patrie par des crimes de haute
trahison ne serait pas suffisamment puni s'il était
précipité dans les gouffres neptuniens.
Punissez donc l'accusé, qui a suscité les
montagnes de la guerre et fait disparaître les plaines
de la paix». La plupart de ceux qui tombent dans ce
genre sont trompés par l'apparence de la noblesse et
ne peuvent voir l'enflure de leur style.
XI. - 16. Ceux qui visent au style tempéré,
s'ils ne peuvent y atteindre, s'écartent du but et
aboutissent au genre limitrophe, que nous appelons flasque,
parce qu'il n'a pas de nerfs ni d'articulations, si bien que
je l'appellerai flottant au hasard, parce qu'il flotte
çà et là, sans arriver à une
allure assurée et virile. Voici un exemple :
«Puisque nos alliés voulaient déployer
contre nous l'étendard de la guerre, assurément
ils auraient dû calculer à plusieurs reprises ce
qu'ils pouvaient faire, si vraiment ils le faisaient
spontanément, au lieu d'être secondés par
une multitude d'hommes originaires d'ici, pleins de mauvaises
intentions et d'audace. On a coutume en effet de
réfléchir longuement, lorsqu'on veut s'engager
dans de grandes entreprises». Un langage de cette sorte
ne peut fixer l'attention de l'auditeur ; car il est diffus
et n'arrive pas à enfermer une idée d'ensemble
en des expressions définitives.
Ceux qui ne peuvent réussir à observer, dans le
choix des mots, cette élégante
simplicité dont j'ai parlé plus haut tombent
dans un style sec et décharné, qu'on pourrait
assez justement appeler chétif. En voici un exemple :
«Car, aux bains, l'accusé s'approcha de mon
client ; puis il lui dit : «Ton esclave que voici m'a
frappé». Puis mon client lui répond :
«J'examinerai». Puis le premier fit du tapage et
cria de plus en plus fort en présence de nombreuses
personnes». Ce style est vraiment sans force ni
distinction, car il n'a pas ce qui distingue le style simple,
une phrase formée de mots élégants et
corrects.
Tous les genres de style, sublime, tempéré et
simple, prennent une allure brillante par l'emploi des
figures de rhétorique, dont nous parlerons plus loin ;
employées en petit nombre, elles relèvent le
style, comme feraient des couleurs ; trop prodiguées,
elles l'obscurcissent. De toute façon, il faut, en
parlant, varier le genre du style, qu'après le sublime
vienne le tempéré, après le
tempéré le simple puis varier encore et
toujours, car ainsi la variété
préviendra facilement la satiété.
XII. - 17. Nous avons indiqué dans quels genres de
style devait rentrer l'élocution ; voyons maintenant
les qualités générales qu'elle doit
réunir pour être approuvée de tout point.
Celle qui convient le mieux à l'art oratoire doit
réunir trois mérites : choix judicieux, habile
agencement, allure brillante.
Grâce au choix judicieux, toutes les idées
semblent exprimées sans incorrection ni
obscurité. On y distingue deux parties :
latinité et clarté. La latinité
s'attache à une langue pure et exempte de tout
défaut. Ces défauts de la langue, qui peuvent
l'empêcher d'être du latin correct, sont le
solécisme et le barbarisme. Il y a solécisme,
lorsque, dans un groupe de mots, l'un d'eux, qui
dépend d'un autre, ne s'accorde pas
régulièrement avec celui dont il dépend.
Il y a barbarisme quand on emploie un mot sous une forme
incorrecte. Comment éviter ces fautes, nous le dirons
clairement dans notre traité de grammaire. La
clarté rend le style parfaitement lumineux. On y
arrive par deux moyens : emploi de mots courants et de termes
propres. Les mots courants sont ceux dont on se sert
habituellement dans le langage; les termes propres sont ceux
qui s'appliquent ou peuvent s'appliquer à l'objet dont
nous parlons.
18. L'agencement consiste en un arrangement de mots qui donne
un égal poli à toutes les parties de la phrase.
Pour l'assurer, on évitera les trop nombreuses
rencontres de voyelles, qui forment dans le discours des
hiatus excessifs, comme : bacae aeneae amoenissime
impendebant et le retour trop fréquent de la
même lettre. Ce défaut sera illustré par
l'exemple du vers suivant (car ici, puisqu'il s'agit de
défauts, rien n'empêche d'emprunter les exemples
à d'autres) :
O Tite, tute, Tati, tibi tanta, tyranne, tulisti
et de cet autre vers du même poète :
quoiquam quicquam, quemque quisque conveniat, neget.
Eviter aussi le retour trop fréquent du même
mot, comme dans cette phrase : nam cujus rationis ratio
non exstet, ei rationi ratio non est fidem habere. De
même nous n'emploierons pas à la file, comme
dans l'exemple suivant, des mots à désinence
casuelle semblable :
Flentes, plorantes, lacrimantes, obtestantes
Nous éviterons également les hyperbates,
à moins qu'elles ne flattent l'oreille, comme nous le
dirons plus tard : ce défaut se rencontre
continuellement chez Caelius Antipater, par exemple : In
priore libro has res ad te scriptas, Luci, misimus, Aeli.
De même il faut s'interdire les longues
périodes, qui fatiguent et l'oreille de l'auditeur et
la respiration de l'orateur. Tels sont les défauts
à éviter dans l'agencement ; il nous reste
à terminer par l'allure brillante [du style].
XIII. - L'allure brillante communique de l'éclat
à la phrase, grâce à la
variété qui la relève. On y distingue ce
qui sert à donner de l'éclat aux mots et aux
pensées. On donne de l'éclat aux mots par un
fini particulier qui porte sur les mots eux-mêmes.
L'éclat porte sur la pensée lorsque ce ne sont
pas 1es mots, mais les idées mêmes qui ont ce
que j'appelle cette allure brillante.
19. L'anaphore consiste, pour des idées analogues ou
différentes, à employer le même mot en
tête de plusieurs propositions qui se suivent ; par
exemple : «C'est à vous qu'il faut attribuer
cette action, à vous qu'il en faut rendre grâce,
à vous que votre conduite rapportera de
l'honneur». Ou encore : «Scipion a
renversé Numance, Scipion a détruit Carthage,
Scipion a procuré la paix, Scipion a sauvé la
cité». Ou encore : «Toi paraître au
forum ! toi, voir la lumière ! toi, te
présenter devant ces hommes ! Tu oses parler ? tu oses
leur adresser une demande ? tu oses demander grâce ?
Que peux-tu dire pour ta défense ? Qu'oses-tu
réclamer ? Que penses-tu qu'il faille t'accorder ?
N'as-tu pas violé ton serment ? N'as-tu pas trahi tes
amis ? N'as-tu pas porté les mains sur ton père
? Ne t'es-tu pas enfin plongé dans les turpitudes de
tout genre ?» Cet ornement a beaucoup de charme, et
aussi, au plus haut point, de noblesse et d'énergie.
Il faut donc, semble-t-il, l'employer pour donner au style de
l'éclat et de l'ampleur.
La conversion est la figure par laquelle nous reprenons le
même mot, non plus au commencement, comme dans le cas
précédent, mais à la fin de membres de
phrase consécutifs. Exemple : «Les Carthaginois,
c'est la justice du peuple romain qui les a vaincus, ses
armes qui les ont vaincus, sa générosité
qui les a vaincus». Ou encore : «Depuis que de
notre cité la concorde a disparu, la liberté
aussi a disparu, la bonne foi a disparu, l'amitié a
disparu, la république a disparu». Ou encore :
«C. Laelius, c'est un homme nouveau qu'il était,
un homme de talent qu'il était, un homme savant qu'il
était, un ami des gens de bien et des tendances au
bien qu'il était ; donc, dans la cité, c'est le
premier qu'il était». Ou encore : «C'est
ton acquittement que tu demandes ? Ce faisant, c'est leur
parjure que tu demandes, l'indifférence à leur
réputation que tu demandes, le sacrifice des lois
romaines à ton caprice que tu demandes».
XIV. - 20. L'embrassement (complexio) unit
(complectitur) les deux ornements : nous employons
donc à la fois l'anaphore et la conversion, dont nous
venons de parler ; nous reprenons plusieurs fois le
même mot en anaphore et nous le ramenons plusieurs fois
à la fin de membres de phrase successifs. Exemple :
«Quels sont ceux qui ont rompu souvent les
traités ? Les Carthaginois. Quels sont ceux qui ont
conduit la guerre si cruellement ? Les Carthaginois. Quels
sont ceux qui ont dévasté l'Italie ? Les
Carthaginois. Quels sont ceux qui veulent qu'on leur pardonne
? Les Carthaginois. Voyez donc s'ils le
méritent». Autre exemple : «Celui que le
sénat a condamné, que le peuple romain a
condamné, que l'opinion générale a
condamné, vous iriez l'absoudre par vos suffrages
?»
La répétition fait que le même mot peut
être employé souvent d'affilée sans
blesser le goût, et même en ajoutant à
l'élégance de la phrase. Exemple : «Celui
qui, dans la vie, ne voit rien de plus agréable que la
vie, ne peut mener une vie vertueuse». Autre exemple :
«Tu appelles homme un être qui, s'il avait
été un homme, n'aurait jamais attenté si
cruellement à la vie d'un homme. Il a donc voulu se
venger de son adversaire, au point d'apparaître comme
son propre adversaire ?» Autre exemple : «Laisse
les richesses au riche ; toi, préfère la vertu
aux richesses ; car, si tu veux comparer les richesses
à la vertu, les richesses te paraîtront à
peine dignes d'être les servantes de la
vertu».
21. Dans le même genre d'ornements rentre celui qui
consiste à employer le même mot, tantôt
avec un rôle, tantôt avec un autre. Exemple :
Cur eam rem tam studiose curas, quae tibi multas dabit
curas ? Autre exemple : Nam amari jucundum, si curetur
ne quid insit amari. Autre exemple : Veniam ad vos, si
mihi senatus dat veniam.
Dans les quatre sortes de figures que nous avons
exposées jusqu'ici, ce n'est pas le manque de mots qui
fait reprendre plusieurs fois le même mot ; mais il en
résulte un plaisir que les oreilles sentent mieux que
les mots ne sauraient l'expliquer.
XV. - L'antithèse consiste à faire la phrase en
opposant deux idées contraires. Exemple : «La
flatterie a des commencements agréables, mais elle
conduit à un dénouement très
amer». Autre exemple : «Tu te montres
clément pour tes amis, implacable pour tes
ennemis». Autre exemple : «Quand tout est calme,
tu t'agites ; quand tout s'agite, tu es calme. Pour une chose
qui devrait te laisser froid, tu es feu et flamme ; pour une
chose qui réclame tout ton feu, tu es froid. Quand il
faudrait te taire, tu cries ; quand il est convenable de
parler, tu gardes le silence. Tu es là : tu veux aller
ailleurs ; tu es ailleurs : tu brûles de revenir. En
temps de paix, tu ne cesses de demander la guerre ; en temps
de guerre, tu regrettes la paix. Dans l'assemblée du
peuple, tu parles du courage militaire ; au combat ta
lâcheté te rend insupportable le son de la
trompette». Si nous nous servons de cette figure pour
relever notre style, il pourra avoir de la force et de
l'éclat.
22. L'exclamation exprime la douleur ou l'indignation par une
apostrophe à un homme, à une ville, à un
lieu, à une chose quelconque. Exemple : «C'est
à toi maintenant que je m'adresse, Scipion l'Africain,
toi, dont le nom, même après ta mort, fait
l'éclat et la gloire de la cité. Tes plus
illustres petits-fils ont abreuvé de leur sang la
cruauté de leurs adversaires». Autre exemple :
«O perfide Frégelles, avec quelle
facilité ton crime t'a perdue ! Cette ville, dont
l'éclat, hier encore, illustrait l'Italie, conserve
à peine aujourd'hui les restes de ses
fondations». Autre exemple : «Ennemis des gens de
bien, vous avez voulu ravir les biens, la vie des citoyens
les plus vertueux ; est-ce l'iniquité des jugements
qui vous a inspiré une telle confiance dans vos
accusations calomnieuses ?» Si nous employons ce genre
d'exclamations à propos, rarement, et quand la
grandeur du sujet semble le réclamer, nous ferons
naître dans l'âme de l'auditeur toute
l'indignation que nous voudrons.
L'interrogation n'a pas toujours de la force ni de
l'élégance ; c'est toutefois le cas de celle
qui, après l'énumération de tout ce qui
parle contre la cause des adversaires, renforce ce qui vient
d'être dit. Exemple : «Quand tu faisais, disais,
réglais tout cela, éloignais-tu et
détachais-tu de la république les âmes
des alliés ? oui ou non ? et celui qui empêchait
ces manoeuvres et ne leur permettait pas de produire leur
effet, fallait-il le récompenser ou non ?»
XVI. - 23. La question raisonnée est la figure
où nous nous interrogeons nous-mêmes sur la
raison de ce que nous disons, et où nous nous
demandons à nous-mêmes coup sur coup
l'explication de nos affirmations. En voici un exemple :
«Nos ancêtres, lorsqu'ils condamnaient une femme
pour un crime, la croyaient convaincue de beaucoup de fautes
par ce seul jugement. Comment ? Parce que celle qu'ils
avaient, par jugement, déclarée impudique, ils
pensaient l'avoir en même temps condamnée pour
empoisonnement. Pourquoi donc ? Parce que la femme qui a
plié son corps à la passion la plus
éhontée doit nécessairement craindre
beaucoup de personnes. Quelles personnes ? Son mari, son
père et sa mère, tous ceux aussi sur lesquels
elle voit que retombera l'infamie de son déshonneur.
Et alors ? Ceux qu'elle craint à ce point, il est
nécessaire que, par tous les moyens, elle songe
à les empoisonner... Pourquoi est-ce nécessaire
? Parce qu'aucun motif honnête ne peut retenir la
femme, dans l'âme de laquelle la grandeur de sa faute
verse la crainte, l'excès de sa passion, l'audace, la
nature de la femme, le manque de pondération. Et alors
? celle qu'ils condamnaient pour empoisonnement, que
pensaient-ils d'elle ? Qu'elle était
nécessairement impudique également. Pourquoi ?
Parce que nul motif, plus qu'un honteux amour et une passion
excessive, n'a pu la pousser à ce crime ; d'autre
part, lorsque l'âme d'une femme était corrompue,
ils n'ont pas cru que son corps fût chaste. Et pour les
hommes ? N'observaient-ils pas la même règle ?
Nullement. Pourquoi donc ? Parce que les hommes sont
poussés à un seul crime par telle ou telle
passion, chez les femmes, tous les crimes ont pour cause une
seule passion».
Autre exemple : «Nos ancêtres ont sagement agi en
n'étant jamais la vie à un roi fait prisonnier
durant une guerre. Pourquoi donc ? Parce qu'il aurait
été injuste d'user d'un avantage donné
par la fortune pour envoyer au supplice des hommes que
naguère cette même fortune avait placés
à un rang si élevé. Mais n'a-t-il pas
conduit une armée contre nous ? Je ne m'en souviens
plus. Pourquoi donc ? Parce qu'il est digne d'un homme de
guerre de regarder comme ennemis ceux qui lui disputent la
victoire, mais, lorsqu'ils sont vaincus, de les
considérer comme des hommes, afin que le courage
puisse rendre la guerre moins cruelle et la paix plus
humaine. Mais, s'il avait été vainqueur, il
n'aurait pas agi de même ? Non, assurément, il
n'aurait pas été aussi sage. Pourquoi donc
l'épargner ? C'est que j'ai pour habitude de
mépriser, non d'imiter un tel manque de
raison».
24. Cet ornement convient tout particulièrement au
style familier et soutient l'attention de l'auditeur à
la fois par l'agrément de ce style et par l'attente
des raisons données.
XVII. La sentence est une maxime tirée de la pratique
de la vie : elle indique sous une forme concise ce qui se
passe ou ce qui devrait se passer dans l'existence. Exemple :
«Il est difficile de commencer à respecter la
vertu, quand on a toujours été favorisé
du sort». Autre exemple : «Celui-là doit
être regardé comme libre, qui n'est l'esclave
d'aucune honteuse passion». Autre exemple :
«Pauvres également, celui qui n'a pas assez et
celui qui n'a jamais assez». Autre exemple : «Il
faut choisir la meilleure règle générale
de conduite ; l'habitude la rendra
agréable».
Ces sentences, complètes par elles-mêmes, ne
doivent pas être rejetées, parce que, si elles
n'ont pas besoin de preuves, la brièveté de
l'expression y a beaucoup de charme. Mais il faut admettre
aussi un autre genre de sentences, celui que l'on appuie en y
ajoutant une preuve. Exemple : «Toutes les
règles qui permettent de bien vivre doivent reposer
sur la vertu, parce que la vertu seule ne dépend que
d'elle-même : en dehors d'elle, tout est soumis
à la volonté de la fortune». Autre
exemple : «Ceux qui n'ont recherché
l'amitié d'un homme que pour ses biens de fortune
disparaissent tous avec sa fortune, dès qu'elle s'est
évanouie. Car la cause qui avait noué leur
commerce ne subsistant plus, il ne reste rien qui puisse
maintenir cette amitié».
Il y a aussi des sentences qui sont présentées
sous les deux formes. Sans preuves, exemple : «C'est
une erreur que de se croire, dans la
prospérité, à l'abri de toutes les
attaques de la fortune. C'est penser sagement que de redouter
les revers au milieu même des
succès».
25. Avec preuves, exemple : «C'est une erreur de croire
qu'il faut pardonner les fautes de la jeunesse ; cet
âge, en effet, n'est pas un obstacle aux sains
penchants. Au contraire, c'est agir sagement que de punir les
jeunes gens avec une particulière
sévérité, afin de les amener, dans
l'âge qui s'y prête le mieux, à
acquérir les vertus qui peuvent assurer le bonheur de
leur vie entière».
Ces sentences, il faut être réservé dans
leur emploi, pour éviter de sembler des moralistes et
non des orateurs. Ainsi employées, elles contribuent
puissamment à donner de l'éclat au style. Il
est nécessaire en effet que l'auditeur les approuve
tacitement, puisqu'il voit s'appliquer à la cause un
fait incontestable, appuyé sur la pratique de la
vie.
XVIII. - On appelle contraire la figure qui, étant
donné deux choses opposées, emploie l'une
à prouver l'autre brièvement et facilement.
Exemple : «Celui qui s'est toujours
désintéressé de ses propres
intérêts, comment espérer qu'il
s'intéressera aux affaires d'autrui ?» Autre
exemple : «Celui que tu as connu ami perfide, comment
penser qu'il pourra être ennemi loyal ? Celui qui,
simple particulier, a montré un orgueil
intolérable, comment espérer que, au pouvoir,
il sera facile à vivre et capable de se
connaître ? Et celui qui, dans la conversation
ordinaire et le cercle de ses amis, n'a jamais dit la
vérité, comment croire que, devant
l'assemblée du peuple, il se gardera du mensonge
?» Autre exemple : «Ceux que nous avons
précipités des collines, allons-nous craindre
de les rencontrer en rase campagne ? Plus nombreux que nous,
ils n'ont pu nous résister, malgré notre petit
nombre ; maintenant que nous sommes plus nombreux,
allons-nous craindre qu'ils ne l'emportent sur nous
?»
26. Ce moyen d'orner le style doit être complet en peu
de mots et ces mots doivent bien se suivre ; il est
agréable à entendre, en raison de sa forme
courte et pleine ; en outre, appuyant sur le contraire, il
prouve avec force ce que l'orateur a besoin d'établir,
et, de ce qui n'est pas douteux, tire ce qui est douteux, si
bien que la réfutation est impossible ou n'est
possible qu'avec beaucoup de difficultés.
XIX. - On appelle membre de phrase un groupe de quelques mots
formant un tout complet, mais n'exprimant pas une
pensée entière, groupe qui est
complété par un autre membre de phrase. Exemple
: «D'une part tu rendais service à ton
ennemi». Voilà ce que nous appelons un membre ;
il faut qu'il soit complété par un second :
«D'autre part, tu portais préjudice à ton
ami». Cet ornement du style peut se composer de deux
membres seulement ; mais il est plus élégant et
plus parfait, lorsqu'il se compose de trois. Exemple :
«Tu rendais service à ton ennemi, tu portais
préjudice à ton ami, tu ne veillais pas
à tes intérêts». De même :
«Tu n'as ni veillé aux intérêts de
l'Etat, ni servi tes amis, ni résisté à
tes ennemis».
On appelle incise chacun des mots séparés par
un intervalle dans une phrase coupée. Exemple :
«Ton énergie, ta voix, ton expression ont
effrayé tes adversaires». Autre exemple :
«C'est par l'intrigue, les injures, ton influence, ta
perfidie, que tu t'es débarrassé de tes
ennemis». Entre cette figure et la
précédente voici la différence de force
: l'effet de la première est plus lent et moins
fréquent, l'effet de la deuxième plus
pressé et plus rapide. Aussi dans la première
il semble que le bras s'avance et que la main se lance pour
amener la pointe de l'épée au corps de
l'ennemi, et, dans la deuxième, que le corps soit
blessé par des coups pressés et rapides.
27. La période est constituée par un groupe de
mots bien suivis exprimant une pensée complète.
Nous nous en servirons dans trois cas : dans les sentences,
dans les contraires, dans les conclusions. Dans les
sentences, exemple : «La fortune ne peut beaucoup nuire
à celui qui a compté sur la vertu plus
fermement que sur le hasard». Dans les contraires,
exemple : «Car si un homme n'a pas fondé grande
espérance sur le hasard, comment le hasard pourrait-il
lui nuire beaucoup ?» Dans une conclusion, exemple :
«Car si la fortune a beaucoup de prise sur ceux qui ont
fondé tous leurs plans sur le hasard, il ne faut pas
tout abandonner à la fortune, pour éviter
qu'elle exerce sur nous un pouvoir trop absolu». Dans
ces trois cas la force de la période dépend de
l'abondance des mots, au point que le talent de l'orateur
paraît manquer d'énergie, si la sentence, le
contraire et la conclusion ne sont pas
présentés au moyen de mots abondants ; dans
d'autres cas également il n'est pas inutile, mais il
n'est pas indispensable d'exprimer certaines idées au
moyen de ces périodes.
XX. - Il y a balancement, quand les membres de phrase dont
nous avons parlé plus haut se composent à peu
près du même nombre de syllabes. On y arrivera,
non pas en comptant les syllabes, ce qui serait puéril
; mais l'usage et l'exercice nous donneront une telle
facilité que, par une espèce de sentiment
instinctif, en regard d'un premier membre nous pourrons
placer un second membre de longueur égale. Exemple :
«Le père recevait la mort dans les combats, le
fils préparait les noces dans sa maison». Autre
exemple : «L'un, la fortune lui a donné la
félicité ; l'autre, ses efforts lui ont
assuré ses qualités». Dans cette figure,
il peut souvent arriver que le nombre des syllabes ne soit
pas égal et cependant le paraisse : tel est le cas si
l'un des deux membres n'est plus court que de une ou deux
syllabes, ou si, l'une des deux comptant plus de syllabes,
dans l'autre une ou plusieurs sont de quantité plus
longue ou de sonorité plus ample, de telle sorte que
la quantité ou la sonorité de ce membre
compense le plus grand nombre de syllabes de l'autre.
28. L'ornement du style est dit à désinences
casuelles semblables, lorsque, dans une même
période, on emploie deux ou plusieurs mots de
même cas et de désinence semblable. Exemple :
Hominem laudem egentem virtutis, abundantem felicitatis
? Autre exemple : Huic omnis in pecunia spes est, a
sapientia est animus remotus ; diligentia comparat divitias,
neglegentia corrumpit animum, et tamen, cum ita vivit,
neminem prae se ducit hominem.
Il y a chute semblable, lorsque, abstraction faite des cas,
la terminaison des mots est la même. Exemple :
Turpiter audes facere, nequiter studes dicere, vivis
insidiose, delinquis studiose, loqueris odiose. Autre
exemple : Audaciter territas, humiliter placas.
Ces deux ornements du style, fondés sur la similitude,
l'une de la terminaison, l'autre de la désinence
casuelle, offrent entre elles une extrême analogie :
c'est pourquoi ceux qui savent bien s'en servir les emploient
généralement ensemble dans les mêmes
phrases. Voici comment il faut les disposer : Perditissima
ratio est amorem petere, pudorem fugere, diligere formam,
neglegere famam.
XXI. - 29. II y a paronomase, quand d'un mot ou d'un nom on
en rapproche un autre qui en diffère par la
quantité ou les lettres, de telle façon que
deux mots semblables expriment des choses différentes.
Cette figure revêt des formes nombreuses et
variées. Tantôt une lettre est
abrégée, puis contractée. Exemple :
Hic, qui se magnifice jactat atque ostentat, venit ante
quam Romam venit. Tantôt c'est le contraire :
Hic, quos homines alea vincit, eos ferro statim
vincit. La même lettre peut devenir longue. Exemple
: Hinc avium dulcedo ducit ad avium, ou brève :
Hic, tametsi videtur esse honoris cupidus, tantum tamen
curiam diligit, quantum Curiam. On ajoute des lettres.
Exemple : Hic sibi posset temperare, nisi amori mallet
obtemperare. Quelquefois on en retranche : Si lenones
aitasset tamquam leones, vitae tradidisset se. On en
transpose : Videte, judices, utrum homini navo an vano
credere malitis. On les change. Exemple : Dilegere
oportet, quem velis diligere.
Telles sont les paronomases qui résultent d'un
changement restreint de lettres, d'un allongement, d'une
permutation ou de quelque modification de ce genre.
XXII. 30. Mais il y en a d'autres, où les mots
n'offrent pas une ressemblance aussi grande et pourtant ne
sont pas dissemblables. De ces cas, voici un exemple :
Quid veniam, qui sim, quare veniam, quem insimulem, cui
prosim, quae postulem, brevi cognoscetis. Car il y a ici
entre certains mots une certaine ressemblance, moins
complète que dans les exemples
précédents, mais à laquelle on doit
cependant recourir quelquefois. Voici un autre cas : Demus
operam. Quirites, ne omnino patres conscripti circumscripti
putentur. Dans cette dernière paronomase, les mots
ont une ressemblance plus étroite que dans la
précédente, mais moins frappante que dans les
premières, parce qu'il n'y a pas seulement de lettres
ajoutées, il y en a aussi de changées.
Il y en a une troisième forme, provenant d'un
changement de cas dans un ou plusieurs noms.
31. Dans un nom, exemple : Alexander Macedo summo labore
animum ad virtutem a pueritia confirmavit. Alexandri virtutes
per orbem terrae cum laude et gloria vulgatae sunt.
Alexandrum omnes maxime metuerunt, idem plurimum dilexerunt.
Alexandro si vita data longior esset, trans Oceanum Macedonum
transvolassent sarisae. C'est ici le même nom qui
passe par différents cas. Plusieurs noms, en changeant
de cas, produiront une paronomase dont voici un exemple :
Tiberium Gracchum rem publicam administrantem prohibuit
indigna nex diutius in eo commorari. Gaio Graccho similis
occisio est oblata, quae virum reipublicae amantissimum
subito de sinu civitatis eripuit. Saturninum fade captura
malorum perfidia per scelus vita privavit. Tuus, o Druse,
sanguis domesticos parietes et vultum parentis aspersit.
Sulpicio, cui paulo ante omnia concedebant, cum brevi spatio
non modo vivere, sed etiam sepelirii prohibuerunt.
32. Ces trois derniers genres d'ornement, fondés l'un
sur des désinences casuelles semblables, l'autre sur
des terminaisons semblables, la troisième sur des
ressemblances de mots, doivent être employés
très rarement lorsque nous plaidons une cause
véritable, parce qu'ils semblent ne pouvoir être
trouvés qu'en faisant un effort et en se donnant de la
peine.
XXIII. Et de semblables recherches semblent mieux faites pour
l'agrément que pour la vérité. Aussi le
crédit, le sérieux et la gravité de
l'orateur sont-ils affaiblis par un usage fréquent de
ces ornements. Et non seulement l'autorité de la
parole est détruite, mais l'auditeur est choqué
par ce style, où l'on trouve esprit et grâce,
non pas noblesse et beauté. Aussi les choses grandes
et belles peuvent-elles plaire longtemps ; mais celles qui
sont spirituelles et ingénieuses fatiguent
bientôt l'oreille, le plus délicat de nos sens.
Si donc nous employons ces figures à des intervalles
trop rapprochés, nous semblerons nous plaire à
des puérilités de style ; par contre, si nous
nous en servons rarement et que nous les répandions
avec variété dans toute la cause, nous y
jetterons l'éclat de points lumineux semés avec
agrément.
33. La subjection consiste à interroger nos
adversaires ou à nous demander à
nous-mêmes ce qui peut être dit par eux ou contre
nous ; puis nous ajoutons aussitôt (subjicimus)
ce qu'il faut dire ou non, ce qui peut être utile ou
contraire à notre cause.
Exemple : «dans ces conditions, je demande comment
l'accusé a tant d'argent. Un patrimoine
considérable lui a-t-il été
laissé ? Mais les biens de son père ont
été vendus. Lui est-il survenu quelque
héritage ? On ne peut le dire ; il y a plus : tous ses
parents l'ont déshérité. A-t-il
tiré quelque argent d'un procès civil ou
criminel ? Non seulement ce n'est pas le cas, mais il a
été lui-même condamné à
payer une forte somme par suite d'engagements
antérieurs. Si donc, comme vous le voyez tous, il ne
s'est enrichi par aucun de ces moyens, ou bien il a une mine
d'or chez lui, ou il a acquis de l'argent par des moyens
illicites».
XXIV. - Autre exemple : «Souvent, juges, j'ai
remarqué que bien des accusés cherchent leur
appui dans quelque motif honnête, que leurs ennemis
mêmes ne sauraient repousser. Mon adversaire ne peut en
invoquer de semblable. Trouvera-t-il une sauvegarde dans la
vertu de son père ? Mais vous, juges
assermentés, vous l'avez condamné à
mort. Se retournera-t-il vers sa propre vie ? Quelle vie et
de quelle honnêteté ? Car la vie qu'il a
menée ici, sous nos yeux, vous la connaissez tous. Du
moins énumérera-t-il ses parents, en faveur
desquels vous pourriez vous laisser toucher ? Il n'en a pas.
Mettra-t-il en avant ses amis ? Mais il n'est personne qui ne
dût rougir d'être appelé son
ami».
Autre exemple : «Ton ennemi que tu jugeais coupable, tu
l'as sans doute traduit en justice ? Non, car tu l'as
tué sans qu'il fût condamné. As-tu
redouté les lois qui défendent d'agir ainsi ?
Mais tu n'as même pas songé qu'il en
existât. Lorsqu'il te rappelait votre ancienne
amitié, t'es-tu laissé toucher ? Non, car tu
l'as tué tout de même, et avec plus
d'empressement encore. Et lorsque ses enfants se
traînaient à tes pieds, as-tu été
ému de pitié ? Non, tu as même eu
l'extrême cruauté de les empêcher de
donner la sépulture à leur
père».
34. Il y a beaucoup de force et de poids dans cet ornement,
parce qu'après avoir demandé ce qu'il fallait
faire, on ajoute immédiatement que cela n'a pas
été fait. Aussi arrive-t-il très
facilement qu'on amplifie ainsi l'indignité de
l'action.
Par une autre forme de la même figure, c'est à
nous-mêmes que nous suggérons des questions :
«Que me fallait-il faire, enveloppé par un si
grand nombre de Gaulois ? Combattre ? Mais, en admettant que
nous nous fussions alors portés en avant avec une
faible poignée d'hommes, le terrain même nous
était très défavorable. Rester dans mon
camp ? Mais nous n'avions ni secours à attendre, ni
moyen de prolonger notre vie. Abandonner le camp ? Nous
étions bloqués. Sacrifier la vie des soldats ?
Mais je pensais que s'ils m'avaient été
confiés, c'était à la condition de les
conserver, autant que je le pouvais, à leur patrie et
à leurs parents. Repousser les conditions des ennemis
? Mais il vaut mieux sauver les hommes que les
bagages».
On accumule ainsi les suggestions, afin que leur ensemble
montre bien qu'il n'y avait pas de meilleur parti à
prendre que celui qui a été
adopté.
XXV. - Il y a marche par gradins lorsqu'on ne passe pas au
mot suivant avant de s'être bien appuyé sur les
précédents. Exemple : «Quel espoir de
liberté reste-t-il, si ces hommes se permettent tout
ce qui leur plaît, peuvent réaliser tout ce
qu'ils se croient permis, osent tout ce qu'ils peuvent
réaliser, font tout ce qu'ils osent et ne vous voient
pas désapprouver ce qu'ils osent ?» Autre
exemple : «Il n'est pas vrai que j'aie conçu ce
projet et ne l'aie pas conseillé, ni que je l'aie
conseillé et n'aie pas donné l'exemple de me
mettre à l'exécuter, ni que j'aie donné
l'exemple de l'exécuter et n'aie pas poussé
l'exécution jusqu'au bout, ni que j'aie poussé
l'exécution jusqu'au bout sans approuver le
fait». Autre exemple : «L'Africain dut son
mérite à son activité, sa gloire
à son mérite, ses rivaux à sa
gloire». Autre exemple : «L'empire de la
Grèce appartint aux Athéniens. Les
Athéniens furent soumis par les Spartiates, les
Spartiates défaits par les Thébains, les
Thébains vaincus par les Macédoniens, qui,
à l'empire de la Grèce, ajoutèrent
bientôt l'Asie que soumirent leurs armes».
35. Il y a de l'élégance dans la
répétition constante du mot
précédent, répétition qui
caractérise cet ornement du style.
La définition embrasse d'une façon brève
et complète les qualités spécifiques
d'une chose. Exemple : «La majesté de la
république, c'est ce qui fait la dignité et la
grandeur de l'Etat». Autre exemple : «J'entends
par injures un coup frappant le corps, un outrage blessant
l'oreille, une honte quelconque, portant atteinte à la
vie de quelqu'un». Autre exemple : «Ton acte est
de l'économie, non de l'avidité ; car
l'économie consiste à veiller soigneusement sur
son propre bien, l'avidité à désirer
injustement le bien d'autrui». Autre exemple :
«Tu as montré non du courage, mais de la
témérité ; car le courage consiste
à mépriser fatigues et périls en
recherchant un résultat utile et en escomptant
certains avantages, la témérité
consiste, en bravant les douleurs sans raison, à
affronter le péril à la façon d'un
gladiateur». Ce qui fait l'avantage que l'on
reconnaît à cet ornement, c'est qu'il
énonce complètement le caractère
spécifique de chaque chose avec une telle
clarté et l'expose avec une telle
brièveté, qu'il semble inutile d'employer plus
de paroles et qu'on juge impossible d'en employer
moins.
XXVI. - On appelle transition la figure qui rappelle
brièvement ce qui a été dit, et,
brièvement encore, expose ce qui va venir. Exemple :
«Comment il vient de se conduire envers sa patrie, vous
le savez ; considérez maintenant ce qu'il a
été envers ses parents». Autre exemple :
«Vous connaissez les bienfaits dont j'ai comblé
l'accusé ; apprenez maintenant la reconnaissance qu'il
m'a témoignée». Cet ornement n'est pas
sans valeur sous un double rapport : il rappelle à
l'auditeur ce qu'on a dit et le prépare à ce
qui va venir.
36. La correction revient sur le mot employé et le
remplace par un autre qui semble mieux approprié.
Exemple : «Si l'accusé en avait prié ses
hôtes, ou plutôt s'il leur avait fait seulement
un signe, son projet aurait pu facilement se
réaliser». Autre exemple : «Quand les
accusés furent vainqueurs ou plutôt qu'ils
furent vaincus, car comment appeler victoire un
événement qui a été plus funeste
qu'avantageux pour les vainqueurs ?» Autre exemple :
«O compagne du mérite, jalousie, qui suis
généralement les gens de bien et plutôt
qui les persécutes». Cette figure fait
impression sur l'esprit de l'auditeur. En effet, la chose
exprimée en termes ordinaires semble seulement
indiquée ; la correction de l'orateur lui-même
la fait aller mieux au but. Ne serait-il pas
préférable, dira-t-on, d'employer
d'emblée, surtout quand on écrit, le mot le
meilleur et le mieux choisi ? Non, cela ne vaut pas toujours
mieux, si le changement de mot doit prouver que la
pensée est telle que, rendue par le mot ordinaire,
elle semble faire moins d'impression, et qu'avec le secours
d'un mot mieux choisi, elle prend plus de relief. Si l'on
était arrivé tout de suite à ce mot, on
n'aurait remarqué ni l'idée ni le mot.
XXVII. - 37. Par la prétérition nous disons
laisser de côté, ignorer ou ne vouloir pas dire
ce que nous disons précisément. Exemple :
«Ton enfance, que tu as prostituée à
tous, j'en parlerais, si je croyais le moment venu. Mais je
me tais à dessein. Je laisse également de
côté que les tribuns t'ont
présenté comme ayant manqué à ton
service militaire, puis que tu as été
obligé de faire réparation pour injures
à L. Labeo. Tout cela, selon moi, n'a aucun rapport
à la question ; je n'en parle pas et reviens à
ce qui fait le fond du procès». Autre exemple :
«Je ne dis pas que tu as reçu de l'argent des
alliés ; je ne m'occupe pas des pillages auxquels tu
t'es livré sur les cités, sur les royaumes, sur
les maisons de tous les particuliers ; je laisse de
côté tous tes vols, tous tes brigandages».
Cet ornement est utile s'il s'agit d'une chose qu'il importe
de ne pas exposer crûment, parce qu'il est utile de
l'indiquer par prétérition, qu'elle est longue
ou abjecte, qu'elle serait difficile à raconter
clairement, ou qu'elle peut être facilement
réfutée, de telle sorte qu'il est plus utile de
faire naître le soupçon par la
prétérition, que d'aller droit au but par un
discours qui serait rétorqué.
Il y a disjonction, lorsque chacune des idées que nous
exprimons, qu'elles soient deux ou davantage, est
exprimée par un verbe spécial placé
à la fin du membre de phrase. Exemple : Populus
Romanus Numantiam delevit, Kartaginem sustulit, Corinthum
disjecit, Fregellas evertit. Nihil Numantinis vires corporis
auxiliatae sunt, nihil Kartaginiensibus scientia rei
militaris adjumento fuit, nihil Corinthis erudita calliditas
praesidi tulit, nihil Fregellanis morum et sermonis societas
opitulata est. Autre exemple : Formae dignitas aut
morbo deflorescit aut velustate exstinguitur. On voit
que, dans cet exemple, les deux choses, et, dans le premier
toutes, sont exprimées par un verbe spécial en
fin de phrase.
38. La conjonction consiste à placer au milieu de la
phrase le verbe qui se rapporte à la première
partie comme à la suivante : «La beauté
physique se flétrit par la maladie ou avec
l'âge».
L'adjonction consiste à mettre le verbe qui
résume l'idée, non pas au milieu de la phrase,
mais en tête ou à la fin. En tête :
«On voit se flétrir la beauté physique
par la maladie ou avec l'âge». A la fin :
«C'est par la maladie ou avec l'âge que la
beauté physique se flétrit».
La disjonction est employée pour l'agrément ;
il faut donc en user modérément, afin
d'éviter la sobriété ; la conjonction
pour la brièveté, aussi faut-il l'employer plus
souvent.
XXVIII. - Le redoublement est la répétition
d'un ou de plusieurs mots, soit pour amplifier, soit pour
émouvoir. Exemple : «Des guerres, C. Gracchus,
des guerres domestiques et intestines, voilà ce que tu
soulèves». Autre exemple : «Tu n'as pas
été ému, lorsque ta mère
embrassait tes genoux ; tu n'as pas été
ému ?» Autre exemple : «Et maintenant tu
oses t'offrir aux regards de tes concitoyens, traître
à la patrie ? Traître, dis-je, à la
patrie, tu oses t'offrir aux regards de tes concitoyens
?» La vive impression, produite sur l'auditeur par la
répétition, porte une blessure plus profonde
à l'adversaire ; c'est comme si un trait frappait
à plusieurs reprises la même partie du
corps.
L'interprétation ne redouble pas le mot en le
répétant, mais remplace par un autre de
même sens celui qui avait été
employé. Exemple : «C'est la république
que tu as renversée de fond en comble, l'Etat que tu
as abattu complètement». Autre exemple :
«Tu as indignement frappé ton père ; tu
as porté sur l'auteur de tes jours une main
criminelle». L'âme de l'auditeur est
nécessairement émue lorsque l'impression forte
produite par la première expression est
renouvelée par l'emploi d'un synonyme
explicatif.
39. Il y a commutation lorsque deux pensées
contradictoires produisent, par un renversement dans l'ordre
des mots, l'impression que la seconde est déduite de
la première, quoiqu'elle la contredise. Exemple :
«Il faut manger pour vivre, non pas vivre pour
manger». Autre exemple : «Je ne fais pas de vers,
parce que je ne peux pas en faire comme je veux, et que je ne
veux pas en faire comme je peux». Autre exemple :
«Ce qu'on peut dire de lui, on ne le dit pas ; ce qu'on
dit de lui ne peut se dire». Autre exemple : «Le
poème doit être une peinture parlante, et une
peinture un poème muet». Autre exemple :
«Si l'on est sot, c'est une raison pour se taire ; mais
si l'on se tait, ce n'est pas une raison pour qu'on soit
sot». On ne saurait dire combien il y a
d'agrément dans ce rapprochement de pensées
contraires, où les mots aussi se trouvent
transposés. Nous avons donné plusieurs exemples
de cet ornement du style, parce qu'il est difficile à
trouver ; nous avons donc voulu qu'il fût très
clair, afin que, bien compris, il puisse être
trouvé plus facilement dans un discours.
XXIX. - La concession consiste à déclarer, dans
notre discours, nous en remettre pour toute l'affaire
à la volonté d'un autre et à nous
reposer sur elle. «Puisque tout m'a été
enlevé, et qu'il me reste seulement mon âme et
mon corps, ces biens mêmes, les seuls qui me restent de
beaucoup d'autres, je les remets à vous et en votre
pouvoir. Vous pouvez user et abuser de moi tout comme il vous
plaira ; c'est impunément que vous prononcerez sur moi
n'importe quelle décision ; dites, au moindre signe,
j'obéirai». Ce genre doit être
employé aussi dans d'autres cas, mais il est tout
particulièrement propre à provoquer la
pitié.
40. Il y a hésitation quand l'orateur semble se
demander, entre deux ou plusieurs mots, celui qu'il doit
employer. Exemple : «A cette époque la
république a subi un grand préjudice du fait
des consuls, faut-il dire par leur sottise, par leur
perversité, ou par l'un et par l'autre ?» Autre
exemple : «Tu as osé tenir ce langage, ô
de tous les mortels... Mais quel nom convenable à ton
caractère dois-je te donner ?»
L'élimination passe en revue les différents
partis possibles dans un cas donné et les
élimine tous, sauf un, sur lequel nous insistons.
Exemple : «Puisqu'il est constant que le bien-fonds que
tu revendiques m'a appartenu, il faut que tu prouves que tu
en as pris possession lorsqu'il était
abandonné, qu'il est devenu ta propriété
par droit de prescription, que tu l'as acheté ou qu'il
t'est venu par héritage. Tu n'as pu en prendre
possession lorsqu'il était abandonné, puisque
j'étais présent. Même maintenant, la
prescription ne saurait t'être acquise. On n'apporte
aucune preuve d'un achat. Tant que je suis vivant, ma fortune
n'a pu te venir par héritage ; reste que tu m'aies
chassé de mon bien par violence».
41. Cet ornement de style rendra de grands secours dans les
argumentations conjecturales. Mais il n'en est pas de
celui-ci comme de la plupart des autres ; nous ne pouvons pas
nous en servir comme nous voulons ; car,
généralement, nous ne pourrons l'employer que
si la nature même du sujet en autorise l'usage.
XXX. - Il y a asyndète, lorsque les particules de
liaison sont supprimées et que les membres de phrase
sont séparés. Exemple : «Suis la
volonté de ton père ; obéis à tes
parents ; écoute tes amis ; soumets-toi aux
lois». Autre exemple : «Présente une
défense complète ; ne refuse aucun moyen ; mets
tes esclaves à la question ; applique-toi à
découvrir la vérité». Cette figure
a de la vivacité, beaucoup de force, et se prête
bien à la concision.
Il y a réticence quand, après avoir dit
certaines paroles qui demanderaient à être
complétées, on laisse à l'état
d'ébauche ce que l'on a commencé de dire. Par
exemple : «Ma lutte avec toi n'est pas égale,
parce que, en ce qui me concerne, le peuple romain a... je ne
veux pas le dire, pour ne pas sembler arrogant ; toi, il t'a
souvent jugé digne d'être flétri».
Autre exemple : «Tu oses parler ainsi, toi qui,
dernièrement, dans une maison étrangère,
as... je n'oserais préciser, car, en employant les
mots qui conviennent à ta conduite, je crains de tenir
un langage qui ne semble pas convenir à mon
caractère». Dans ce cas un soupçon
inexprimé acquiert beaucoup plus de force qu'une
explication détaillée.
Le résumé est une brève argumentation,
qui, de ce qui a été dit ou fait auparavant,
déduit les conséquences nécessaires :
«Puisque l'oracle avait prédit aux Grecs qu'ils
ne pourraient prendre Troie sans les flèches de
Philoctète, lesquelles n'ont servi qu'à frapper
Alexandre, c'est donc que la mort de celui-ci devait
entraîner la prise de Troie».
XXXI. - 42. Restent encore dix ornements de mots, que nous
n'avons pas dispersés, mais que nous avons
séparés des autres, pour cette raison qu'ils
rentrent tous dans une même catégorie. Car ils
offrent ce caractère commun, que le langage s'y
écarte de la signification ordinaire des mots et leur
donne un autre emploi, d'une manière d'ailleurs assez
élégante.
Le premier est la création d'un nom nouveau ; elle
nous invite, lorsqu'une chose n'a pas de nom ou que son nom
ne lui convient pas, à la désigner
nous-mêmes par un nom qui lui convienne et qui soit
imitatif ou expressif ; imitatif, quand nos ancêtres,
par exemple, ont dit rudere, mugire, murmurari,
sibilare ; expressif, comme dans la phrase suivante :
«Lorsque ce rebelle attaqua violemment la
république, l'effet essentiel fut l'éclatement
de la cité». On doit rarement se servir de cette
figure, pour éviter d'indisposer par l'emploi trop
fréquent de néologismes ; mais si l'on s'en
sert à propos et rarement, cette nouveauté,
loin d'être fatigante, devient un ornement pour le
style.
Dans l'équivalence, on emploie une sorte de surnom qui
ne s'applique pas exactement à un objet et l'on s'en
sert pour faire deviner ce qui ne peut être
désigné par son nom. Ainsi, parlant des
Gracques, un orateur dirait : «Mais les petits-fils de
l'Africain ne se conduisirent pas de la sorte». Ou
bien, il dirait de son adversaire : «Voyez maintenant,
juges, comment ce Plagioxiphus m'a traité». De
cette façon, nous pourrons, non sans
élégance, soit dans l'éloge, soit dans
l'attaque, et qu'il s'agisse du corps, de l'esprit ou
d'objets extérieurs, employer, comme un surnom, ce par
quoi nous remplaçons le nom.
XXXII. - 43. La métonymie est un ornement qui,
d'objets voisins et analogues, tire une expression qui
suggère l'idée d'un objet qui n'est pas
appelé par son nom, comme si quelqu'un, parlant de
Tarpeius, l'appelait Capitolin. Elle revêt les formes
suivantes : [pour désigner une chose trouvée],
elle emploie le nom de la personne qui l'a trouvée,
disant, par exemple, Bacchus pour le vin, Cérès
pour le blé ; [pour désigner une personne qui a
trouvé une chose], le nom de la chose qu'il a
trouvée, disant, par exemple, le vin pour Bacchus et
le blé pour Cérès. Pour évoquer
le possesseur, elle parle de l'objet possédé,
disant, par exemple, pour nommer les Macédoniens :
«Les sarisses n'allèrent pas si vite à
s'emparer de la Grèce», ou, pour faire entendre
les Gaulois : «La javeline gauloise ne fut pas si
facilement chassée d'Italie». Elle prend la
cause pour l'effet, quand, voulant montrer qu'un homme a tenu
telle conduite pendant la guerre, elle dit : «Mars t'a
contraint à agir ainsi de
nécessité», ou l'effet pour la cause,
quand nous nommons un art oisif, parce qu'il rend les
gens oisifs, ou que nous parlons d'un froid paresseux,
parce qu'il rend paresseux. Quand elle prend le contenant
pour le contenu, elle s'exprimera ainsi : «L'Italie ne
peut être vaincue à la guerre, ni la
Grèce pour la culture», car ici l'Italie et la
Grèce sont prises pour ce qu'elles contiennent. Elle
prend le contenu pour le contenant, disant, par exemple,
l'or, l'argent, l'ivoire, pour désigner les richesses.
Tous ces genres de métonymie, il est plus difficile de
les distinguer pour les enseigner, que de les trouver quand
on les cherche ; car l'usage de ces métonymies est
continuel, non seulement chez les poètes et les
orateurs, mais même dans la langue de tous les
jours.
La périphrase est un tour employé pour exprimer
une chose simple par une circonlocution. Exemple :
«L'habileté de Scipion a brisé la
puissance carthaginoise», car ici, si l'on ne se
proposait de rendre le tour plus brillant, on aurait pu dire
tout simplement Scipion et Carthage.
44. L'hyperbate change l'ordre des mots, en les renversant ou
en les transposant. En les renversant, exemple : Hoc vobis
deos immortales arbitror dedisse virtute pro vestra. En
les transposant, exemple : Instabilis in istum plurimum
fortuna valuit. Omnes invidiose eripuit bene vivendi casus
facultates. De telles transpositions, si elles ne rendent
pas le sens obscur, seront très utiles pour les
périodes, dont j'ai parlé plus haut, car il
faut que la construction des mots s'y rapproche en quelque
sorte du nombre des vers, pour que, par la plénitude
et le tour, elles puissent réaliser un tout
achevé.
XXXIII. - L'hyperbole est un tour qui exagère la
vérité, soit pour amplifier, soit pour
rabaisser. Elle a deux aspects : direct ou par comparaison.
Direct : «Si nous maintenons la concorde dans l'Etat,
l'étendue de notre empire se mesurera sur le lever et
le coucher du soleil». Par comparaison, l'hyperbole
établit un rapport soit d'égalité, soit
de supériorité. D'égalité :
«Son corps était blanc comme la neige, son
regard ardent comme le feu». De
supériorité : «De sa bouche coulait un
langage plus doux que le miel». Dans le même
genre : «Tel était l'éclat de ses armes,
qu'il éclipsait la splendeur du soleil».
La synecdoche consiste à signifier le tout par une
petite partie ou la partie par le tout. Voici un exemple du
tout suggéré par la partie : «Ces
flûtes nuptiales ne te rappelaient-elles pas son
mariage ?» Ici toute la cérémonie
religieuse du mariage est suggérée par un seul
de ses aspects, les flûtes. La partie
suggérée par le tout, dans le cas, par exemple,
où s'adressant à quelqu'un qui étale des
vêtements ou des parures somptueuses, on dirait :
«Tu m'étales des richesses et tu te vantes
d'opulentes ressources».
45. Le singulier fait entendre le pluriel dans un exemple
comme le suivant : «Au secours du Carthaginois vinrent
et l'Espagnol, et le farouche Transalpin. En Italie
même, plus d'un homme vêtu de la toge eut les
mêmes sentiments». Le pluriel fera entendre le
singulier dans l'exemple suivant : «Une affreuse
calamité remplissait les coeurs de chagrin ; aussi du
fond des poumons la crainte faisait-elle sortir un souffle
oppressé». Dans les premiers exemples, on fait
entendre plusieurs Espagnols, plusieurs Gaulois, plusieurs
citoyens ; dans le dernier, on désigne un seul coeur
et un seul poumon. Dans le premier cas, on aura
employé le singulier pour l'élégance,
dans l'autre le pluriel pour l'énergie.
La catachrèse (abusio), par un abus, substitue
(abutitur) au mot propre et précis un mot de
sens voisin et approchant. Par exemple : «Les forces de
l'homme sont brèves», ou «une petite
stature», ou «la vue large d'un homme», ou
«un grand discours», ou «user d'un court
langage». Car ici, il est facile de voir que des mots
voisins, exprimant des choses différentes, ont
été empruntés par un abus.
XXXIV. - Il y a métaphore (translatio),
lorsqu'on prend un mot qui s'applique à une certaine
chose et qu'on le transporte (transferre) à une
autre chose, parce que la comparaison semble autoriser ce
transport. On s'en sert pour mettre la chose sous les yeux :
«Cette guerre intérieure réveilla
l'Italie par une terreur subite» ; par
brièveté : «L'arrivée inattendue
de l'armée éteignit brusquement le feu de la
cité» ; pour éviter une
obscénité : «Celui dont la mère se
plaît chaque jour à contracter un nouveau
mariage» ; pour amplifier : «Il n'est pas de
tristesse, pas d'infortune qui ait pu apaiser les
inimitiés de ce barbare et son horrible
cruauté» ; pour affaiblir : «Il
prétend avoir été d'un grand secours,
parce que, dans des circonstances très difficiles, il
nous a envoyé un très léger souffle
favorable» ; pour l'élégance : «Un
jour les saines méthodes politiques,
desséchées par la perversité des
coupables, reverdiront grâce aux vertus des gens de
bien». On recommande de la réserve dans l'emploi
de la métaphore ; il doit y avoir un rapport
expliquant le passage à une chose analogue, pour qu'on
ne semble pas s'être précipité sans
choix, témérairement et précipitamment
sur un terme de comparaison dissemblable.
46. La permutation consiste à donner au fond un sens
différent de la forme. Elle revêt trois aspects
: comparaison, argument, opposition. Elle procède par
comparaison, lorsqu'elle accumule des métaphores dont
l'origine est la même : «Si les chiens font
l'office de loups, à quelle garde confierons-nous les
troupeaux ?» Elle se présente sous la forme d'un
argument, lorsque, d'une personne, d'un lieu ou d'une chose,
on tire une comparaison pour amplifier ou pour affaiblir,
comme si l'on appelait Drusus un Gracchus et un Numitor
suranné. Elle est tirée d'une opposition, dans
le cas où, par exemple, on appellerait, par ironie,
économe et sage un prodigue et un
débauché. Dans le dernier cas, tiré
d'une opposition, et dans le premier, fondé sur une
comparaison, nous pourrons de la métaphore tirer un
argument. Exemple pour la comparaison : «Que dit ce
roi, notre Agamemnon, ou plutôt, étant
donné sa cruauté, notre Atrée ?»
Pour l'opposition, par exemple, nous appellerions
«Enée» un homme impie qui aura
frappé son père, «Hippolyte» un
libertin et un débauché.
Voilà à peu près ce que nous jugeons
utile de dire sur les ornements que fournissent les mots ;
maintenant la suite même des idées nous conduit
aux ornements que fournissent les pensées.
XXXV. - 47. La distribution est une figure qui envisage une
question déterminée en considérant
successivement plusieurs choses ou plusieurs personnes.
Exemple : «Ceux d'entre vous, juges, qui ont de
l'affection pour le sénat doivent détester cet
homme ; en effet, il s'est toujours montré l'ennemi le
plus impudent du sénat. Ceux qui veulent que l'ordre
équestre brille dans la cité d'un vif
éclat, doivent désirer que ce criminel soit
livré aux châtiments les plus
sévères, pour que sa turpitude personnelle ne
soit pas une tache et un déshonneur pour un ordre
très respectable. Vous qui avez un père et une
mère, montrez, par le châtiment de
l'accusé, que vous haïssez les hommes sans coeur.
Vous qui avez des enfants, montrez par un exemple quelles
sont, dans notre cité, les punitions
réservées à un homme tel que lui».
Autre exemple : «Le sénat a pour rôle de
prêter à la république l'appui de ses
conseils ; les magistrats de seconder par leur aide et leur
activité la volonté du sénat ; le peuple
de choisir et de soutenir par ses votes les décisions
les meilleures et les citoyens les plus dignes». Autre
exemple : «L'accusateur a pour rôle d'apporter
les accusations ; le défenseur, de les réduire
à néant et de les écarter ; le
témoin de dire ce qu'il sait ou ce qu'il a entendu ;
le président de maintenir chacun d'eux dans son
rôle. Donc, L. Cassius, si tu laisses un témoin,
allant au delà de ce qu'il sait ou de ce qu'il a
entendu, argumenter et faire des conjectures, tu confonds les
droits de l'accusateur et ceux du témoin, tu
encourages la passion d'un témoin malhonnête, tu
forces l'accusé à se défendre deux
fois». Cet ornement du discours est fécond, car
il comprend beaucoup en peu de mots, et, attribuant à
chacun son rôle, il distingue divers points de
vue.
XXXVI. - 48. Le franc-parler est une figure, où,
parlant devant des hommes que nous devons respecter ou
craindre, nous usons cependant de notre droit pour reprocher
à eux ou à ceux qui leur sont chers une faute
que nous nous croyons autorisés à
relever.
Exemple : «Vous êtes surpris, citoyens, que vos
intérêts soient abandonnés par tout le
monde, que personne n'embrasse votre cause, que personne ne
se déclare votre défenseur ? Ne vous en prenez
qu'à vous-mêmes ; cessez d'en être
surpris. Comment, en effet, tout le monde ne
s'écarterait-il pas d'une telle situation, ne
l'éviterait-il pas ? Rappelez-vous ceux que vous avez
eus pour défenseurs ; replacez-vous leur
dévouement devant vos yeux ; ensuite considérez
ce qui est advenu d'eux. Alors, vous reconnaîtrez, pour
vous parler sans détour, que votre insouciance, ou, si
vous voulez, votre lâcheté les a laissé
massacrer sous vos yeux, tandis que leurs ennemis sont
arrivés, par vos suffrages, au faîte des
honneurs».
Autre exemple : «Car enfin, juges, quel motif avez-vous
eu pour hésiter dans votre sentence ou pour renvoyer
l'affaire de ce criminel ? Les chefs d'accusation
n'étaient-ils pas patents ? n'étaient-ils pas
tous prouvés par des témoignages ? les
réponses, au contraire, n'ont-elles pas
été faibles et puériles ? En condamnant
le coupable dès la première audience, avez-vous
craint de passer pour cruels ? En voulant échapper
à un reproche qu'on aurait été bien loin
de vous faire, vous avez encouru celui de passer pour faibles
et lâches. Les plus terribles malheurs publics et
privés ont fondu sur vous, de plus grands encore
semblent vous menacer, et vous restez là à
bâiller. Le jour, vous attendez la nuit, la nuit le
jour. Chaque jour on vous annonce quelque nouvelle
fâcheuse et cruelle, et, en attendant, l'auteur de tous
ces maux, vous temporisez avec lui ; vous le nourrissez pour
la perte de la république, vous le retenez dans la
cité, tant que vous le pouvez ?»
XXXVII. - 49. Si le franc-parler, sous cette forme,
paraît trop brutal, il y a plusieurs moyens de
l'atténuer ; en effet, on peut, aussitôt
après, ajouter des paroles telles que : «C'est
ici votre vertu que je cherche, votre sagesse que je
redemande, votre ancienne ligne de conduite que je
réclame». Ainsi les impressions
provoquées par le franc-parler sont calmées par
la louange ; l'une prévient la colère et le
mécontentement, l'autre détourne de la faute.
Cette précaution, utile dans le commerce de
l'amitié, ne l'est pas moins dans le discours, si elle
est placée à propos ; elle est
particulièrement efficace pour empêcher nos
auditeurs de commettre une faute, et pour nous
présenter, nous qui prononçons le discours,
comme des amis des auditeurs mêmes et de la
vérité.
Il y a dans les discours un autre genre de licence qui
suppose plus de finesse ; nous reprendrons nos auditeurs de
la manière dont eux-mêmes désirent
être repris, ou bien, paraissant nous demander avec
crainte comment ils recevront ce que nous savons que tous
écouteront avec plaisir, nous nous déciderons
tout de même à le dire, poussés par
l'amour de la vérité. Nous donnerons des
exemples de ces deux variétés. Premier cas :
«Vous êtes, citoyens, de caractère trop
simple et trop facile ; vous avez trop de confiance en tout
le monde. Vous croyez que chacun s'efforce de tenir ses
promesses. Vous vous trompez, et, depuis longtemps, vous
êtes abusés par de fausses espérances ;
c'est que, dans votre folie, alors qu'une chose était
en votre pouvoir, vous avez mieux aimé la demander
à d'autres que de la prendre directement».
Exemple du deuxième cas de licence : «Avec cet
homme, juges, j'étais uni par des liens
d'amitié ; mais cette amitié... quoique je me
demande comment vous accueillerez cette déclaration,
je dois la faire... cette amitié, c'est vous qui m'en
avez privé. Pourquoi ? parce que, jaloux de
mériter votre approbation, j'ai mieux aimé
avoir comme adversaire que comme ami l'homme qui vous
attaquait».
50. L'ornement, appelé franc-parler, peut donc
être traité de deux manières, comme nous
l'avons montré, ou par la véhémence,
qu'atténueront des compliments, si elle est
exagérée, ou par ce détour, dont nous
avons parlé ensuite, et qui n'a pas besoin
d'atténuation, parce que, sous les apparences du
franc-parler, il trouve tout naturellement le chemin de
l'âme des auditeurs.
XXXVIII. Il y a litote (deminutio), lorsque, disant
qu'il y a en nous ou en ceux que nous défendons
quelque avantage dû à la nature, au hasard ou
à l'application, nous le diminuons (deminuitur)
et l'atténuons par le langage, pour éviter
l'effet de présomptueuse ostentation. Exemple :
«En effet, j'ai le droit de le dire, juges ; je me suis
efforcé, par mon travail et mon application, de ne pas
être le moins instruit dans l'art militaire».
Dire ici : «le plus instruit», aurait
été l'expression de la vérité,
mais aurait semblé de la présomption. De cette
manière, on en a dit juste assez pour éviter la
jalousie et mériter l'éloge. De même :
«Est-ce l'avarice ou le besoin qui l'a porté au
crime ? L'avarice ? Mais il a prodigué ses largesses
à ses amis, et c'est là un signe de
libéralité, qualité opposée
à l'avarice. Le besoin ? Or son père (je ne
veux rien exagérer) lui a laissé des biens qui
ne sont pas des plus petits». Ici encore on a
évité de dire «grands» ou
«très grands». Telle est la
précaution que nous devrons prendre lorsque nous
aurons à mettre en avant un avantage particulier de
nous-mêmes et de ceux que nous défendrons. Car
l'attitude contraire provoque la jalousie dans la vie et
l'antipathie dans un discours, si l'on n'y met pas assez de
discrétion. Aussi, de même que, dans la vie, la
circonspection permet d'éviter la jalousie, de
même, dans un discours, la mesure permet
d'éviter l'antipathie.
XXXIX. - 51. On appelle tableau un exposé qui
présente les circonstances d'une manière
claire, lumineuse et frappante. Exemple : «Si vos
sentences, juges, rendent l'accusé à la
liberté, aussitôt, comme un lion
échappé de sa cage, ou la plus cruelle des
bêtes féroces ayant brisé ses
chaînes, il courra en tous sens sur le forum, aiguisant
ses dents pour s'attaquer à la situation de tous les
citoyens, se jetant sans cesse sur tous, amis et ennemis,
gens connus de lui ou non, ravissant la réputation des
uns, attaquant la vie des autres, mettant en pièces la
maison et la famille entière de certains,
ébranlant l'Etat jusqu'en ses fondations. Aussi,
juges, rejetez-le du nombre des citoyens ;
délivrez-nous de la terreur qu'il nous inspire ;
vous-mêmes veillez à vos propres
intérêts. Car, si vous le relâchez sans
punition, c'est contre vous-mêmes, croyez-moi, juges,
que vous lâcherez cette bête féroce et
dévorante».
Autre exemple : «Oui, juges, si vous portez contre mon
client une sentence sévère, vous allez, par un
seul jugement, ôter la vie à un grand nombre de
personnes. Un père accablé d'années, qui
fondait sur la jeunesse de ce fils tout l'espoir de sa
vieillesse, n'aura plus de motif pour désirer
continuer à vivre; ses enfants en bas âge,
privés de l'appui de leur père, seront
exposés aux outrages et aux dédains des ennemis
de leur père ; toute une maison tombera
accablée par le poids de ce malheur
immérité. Cependant leurs ennemis, dès
qu'ils auront obtenu la palme sanglante de cette victoire si
cruelle, insulteront à leur misère, et leur
arrogance se traduira à la fois par des actes et par
des paroles».
Autre exemple : «Car personne de vous, citoyens,
n'ignore les malheurs que subit ordinairement une ville prise
d'assaut. Ceux qui ont porté les armes contre le
vainqueur, sont aussitôt très cruellement
égorgés ; ceux qui, en raison de leur âge
et de leurs forces, peuvent supporter le travail, sont
traînés en esclavage ; ceux qui ne le peuvent
pas sont mis à mort ; on voit en un seul moment
l'ennemi embraser les maisons et séparer ceux que la
nature ou le libre choix avaient unis par des liens de
parenté ou d'amitié ; parmi les enfants, les
uns sont arrachés des bras de leurs parents, d'autres
égorgés sur leur sein, d'autres
déshonorés devant eux. Il n'est personne,
juges, dont les paroles puissent reproduire ce tableau, ou
dont le discours puisse traduire des malheurs si
terribles». Cet ornement est propre à faire
naître l'indignation ou la pitié, lorsque toutes
les conséquences nécessaires d'un fait sont
résumées en un style clair.
XL. - 52. Le dilemme, séparant les deux
éléments d'une question, répond à
tous les deux d'un manière décisive. Exemple :
«Pourquoi t'adresser maintenant des reproches ? Si tu
es homme de bien, tu ne les a pas mérités ; si
tu es un méchant, tu n'en es pas
troublé». Autre exemple : «A quoi bon
faire aujourd'hui l'éloge de mes services ? Si vous
vous en souvenez, je vous importunerai ; si vous les avez
oubliés, comme mes actions n'ont eu aucun pouvoir,
quel effet pourraient avoir mes paroles ?» Autre
exemple : «Deux motifs peuvent pousser des hommes
à des gains illégitimes, la pauvreté et
l'avarice. Nous t'avons vu avide dans ton partage avec ton
frère ; maintenant nous te voyons pauvre et indigent.
Comment donc peux-tu montrer que tu n'avais pas de motifs de
commettre cette faute ?» Entre cette division et celle
qui forme la troisième des parties d'un discours, et
dont nous avons parlé au livre I, tout de suite
après la narration, voilà la différence
: l'une divise en énumérant ou exposant les
points, dont la discussion doit remplir tout le discours ;
l'autre débrouille immédiatement la question,
et, donnant brièvement des réponses aux deux ou
trois alternatives, elle orne le discours.
L'accumulation réunit en un seul faisceau des
arguments épars dans toute la cause, et cela pour
donner à la cause plus de poids, de force convaincante
ou accusatrice. Exemple : «De quel vice enfin
l'accusé est-il exempt ? Par quel motif le renvoyer
absous de cette poursuite ? Il a trahi son propre honneur et
porté atteinte à celui des autres ; il est
passionné, intempérant, insolent, plein de
superbe, sans affection pour ses parents, sans gratitude pour
ses amis, sans affabilité pour ses proches, rebelle
envers ses supérieurs, dédaigneux pour ses
égaux et ses pairs, cruel pour ses inférieurs,
bref insupportable pour tous».
53. Du même genre est une autre accumulation,
très utile dans les causes conjecturales ; grâce
à elle des soupçons qui, exposés
isolément, étaient légers et faibles,
semblent, lorsqu'ils sont groupés en un faisceau,
rendre le fait évident, et non plus douteux. Exemple :
«Veuillez, juges, veuillez ne pas considérer
isolément les indices que j'ai exposés ; mais
rapprochez-les tous et formez-en un faisceau. XLI. S'il est
vrai que l'accusé avait intérêt à
la mort de la victime, que sa vie est très honteuse,
son âme très avide, son patrimoine très
entamé ; s'il est vrai que le crime n'a pu profiter
qu'à l'accusé, qu'aucun autre n'a eu plus
d'occasions favorables, et que lui-même n'aurait pu
choisir des circonstances plus favorables ; s'il est vrai
qu'il n'a rien oublié de ce qui était
nécessaire pour le crime et qu'il n'a rien fait qui ne
fût nécessaire, s'il est vrai qu'il a
cherché le lieu le plus propice, les circonstances les
plus favorables pour l'agression, le moment le plus opportun
pour la rencontre, que, pour exécuter son dessein, il
a pris le temps le plus long, non sans les espérances
les mieux fondées de ne pas être
découvert ; s'il est vrai que, avant l'assassinat,
l'accusé a été vu seul sur le lieu de
l'assassinat, que, peu après, à l'instant
même du meurtre, on a entendu la voix de celui que l'on
assassinait, que, dans la suite, après l'assassinat,
l'accusé est rentré chez lui bien avant dans la
nuit, et que, le lendemain, il a hésité et
s'est contredit au sujet de cet assassinat ; s'il est vrai
que tous ces faits sont prouvés, soit par des
témoignages, soit par des aveux dignes de foi
arrachés à la torture et par la rumeur
publique, qui, appuyée sur ces preuves, doit
être l'expression de la vérité, il vous
appartient, juges, en rapprochant tous ces indices, d'arriver
sur ce crime à la certitude, non à des
soupçons. Car un ou deux de ces indices pourraient,
par suite du hasard, faire tomber les soupçons sur
l'accusé ; mais que tous, du premier au dernier,
concordent, c'est nécessairement la preuve du crime;
ce ne saurait être l'effet du hasard». Cet
ornement a de la force ; dans un état de cause
conjectural, il est presque toujours nécessaire ; dans
les autres genres de causes, et, en général,
dans tout discours, il faut s'en servir quelquefois.
XLII. - 54. L'expolition consiste à s'arrêter
sur la même idée, tout en paraissant exprimer
des idées différentes. Elle présente
deux aspects, suivant que nous répétons la
même chose ou que nous parlons sur la même
chose.
Nous répétons la même chose non pas de la
même façon (car ce serait fatiguer l'auditeur et
non polir le discours), mais avec des changements. Ces
changements sont de trois sortes, dans les mots, dans le
débit, dans le tour.
Les changements sont dans les mots, lorsque, après
avoir exprimé une idée une fois, nous la
répétons une ou plusieurs fois en des termes
équivalents. Exemple : «Il n'est point de
péril auquel le sage estime qu'il doive se soustraire
lorsqu'il s'agit du salut de la patrie. Lorsqu'il s'agira
d'assurer à tout jamais le salut de l'Etat, l'homme
doué de sentiments sages ne pensera pas à
éviter les dangers de mort pour la fortune de l'Etat,
et il sera toujours guidé par l'ardente
résolution de mettre pour sa patrie sa vie en
péril, si grand que soit celui-ci».
C'est dans le débit que consistera le changement, si,
employant tantôt le ton de la conversation,
tantôt le ton véhément, tantôt une
autre variété de voix et de gestes, et
répétant la même idée avec des
mots différents, nous changeons aussi le débit
d'une façon assez marquée. Ici il n'est pas
très facile de tracer des règles, mais la chose
est très claire : aussi n'a-t-elle pas besoin
d'exemple.
55. La troisième espèce de changement, qui
consiste dans le tour, se présente lorsque l'on donne
à la pensée la forme du dialogisme ou du
mouvement oratoire.
XLIII. - Le dialogisme, dont nous parlerons tout à
l'heure en sa place avec plus de détails, et qu'il
suffira maintenant, pour notre objet, de faire
connaître en peu de mots, consiste à introduire
un personnage tenant un langage en rapport avec son
caractère. Pour me faire mieux comprendre, je ne
m'écarterai pas de la pensée exprimée
plus haut : «Le sage pensera que, pour la
république, il doit affronter tous les périls.
Il se dit souvent : ce n'est pas pour moi seul que je suis
né, mais aussi et même beaucoup plus pour ma
patrie ; ma vie, que le destin réclamera, donnons-la
plutôt pour le salut de ma patrie. C'est elle qui m'a
nourri, elle m'a amené jusqu'à cet âge
avec sûreté, avec honneur ; elle a garanti mes
intérêts par des lois sages, des moeurs
excellentes, des institutions très nobles. Comment
pouvoir donner jamais assez pour celle dont j'ai reçu
ces bienfaits ? C'est parce que le sage se tiendra souvent ce
langage en lui-même, que, dans les dangers de la
république, il n'en fuira lui-même
aucun».
On change également l'idée par le tour, si on
lui donne le mouvement oratoire, lorsque nous semblons parler
sous l'empire de l'émotion et que nous émouvons
l'âme des auditeurs. Exemple : «Quel est le
citoyen occupé de pensées assez mesquines,
à l'âme assez rétrécie par
l'envie, pour ne pas combler d'éloges cet homme et ne
pas le considérer comme très sage, lui qui,
pour le salut de la patrie, pour la conservation des
citoyens, pour la fortune publique, affronte courageusement
les périls les plus grands et les plus terribles, et
s'y expose volontiers ? 56. Quant à moi, je
désire louer congrûment un tel homme,
plutôt que je ne puis y réussir, et je suis
sûr que vous êtes tous dans les mêmes
sentiments».
Donc la même idée peut, dans un discours,
être modifiée de trois façons, par les
mots, le débit, le tour ; il y a deux façons de
la modifier par le tour : dialogisme et mouvements
oratoires.
Au contraire, quand on parle sur la même chose, on a un
très grand nombre de moyens de varier le discours.
Après avoir exposé simplement notre
idée, nous pourrons l'appuyer de sa preuve, puis
l'exprimer sous une nouvelle forme, sans preuves ou avec
preuves, ensuite procéder par contraire (nous avons
parlé de tout cela dans les figures des mots), puis
donner une similitude et un exemple (points que nous
traiterons plus longuement à leur place), XLIV. puis
tirer la conclusion, sur laquelle nous avons donné, au
livre II, les détails nécessaires, lorsque nous
avons fait voir comment il convenait de conclure les
argumentations ; dans le présent livre, nous avons
montré en quoi consistait la figure de mots,
nommée conclusion. Donc une telle expolition pourra
être particulièrement brillante, puisqu'elle
comprendra de nombreux ornements portant sur les mots et les
pensées.
Voici un exemple de développement en sept parties. Je
m'en tiendrai à l'idée exprimée dans les
exemples antérieurs ; tu pourras voir ainsi avec
quelle facilité, grâce aux préceptes de
la rhétorique, une idée simple est
développée de multiple manière.
57. «Le sage, lorsqu'il s'agit de la république,
ne reculera devant aucun danger, parce que, souvent, celui
qui n'avait pas voulu périr pour la république,
se voit obligé de périr avec elle ; d'autre
part, puisque c'est de la patrie que nous tenons tous nos
biens, aucun mal ne doit nous effrayer quand il s'agit de la
patrie.
C'est donc une folie que de fuir le péril qu'il faut
affronter pour la patrie ; car on ne peut échapper aux
maux et l'on encourt le reproche d'ingratitude envers
l'Etat.
Au contraire, ceux qui, à leur propre péril,
défendent leur patrie en péril, doivent
être tenus pour sages, car ils lui rendent l'hommage
qu'ils lui doivent et ils aiment mieux mourir pour beaucoup
de leurs concitoyens que de mourir avec eux. En effet il
serait souverainement injuste, ayant reçu la vie de la
nature et l'ayant conservée grâce à
l'Etat, de la rendre à la nature lorsqu'elle l'exige,
et de ne pas l'offrir à la patrie, lorsqu'elle la
demande ; pouvant mourir pour la patrie avec la plus grande
distinction et avec gloire, de préférer vivre
dans le déshonneur et la lâcheté ;
prêt à affronter les périls pour ses
amis, pour son père et sa mère et ses autres
parents, de ne pas vouloir s'exposer au danger pour la
république, qui résume tous ces noms et
comprend en outre le nom sacré de patrie.
Si l'on doit mépriser le marin qui, dans une
traversée, n'aime pas mieux sauver son navire que
lui-même, il ne faut pas moins blâmer celui qui,
dans les périls de la république, songe
à son salut plus qu'au salut commun. En effet, quand
le navire est brisé, une partie des passagers parvient
à s'échapper ; du naufrage de la patrie
personne ne peut se sauver.
C'est ce que Décius semble avoir bien compris, lui
qui, dit-on, se dévoua, et, pour sauver les
légions, se précipita au milieu des ennemis. Sa
vie fut sacrifiée, mais non pas perdue. Au prix d'un
bien très mince, il en racheta un précieux, au
prix d'un bien très petit un très grand. Il
donna son existence et reçut en échange sa
patrie ; il donna sa vie et gagna la gloire, dont
l'éminente renommée brille tous les jours
davantage.
Donc, si, pour la république, il convient d'affronter
le péril, comme la raison le démontre et les
exemples le prouvent, il faut regarder comme sages ceux qui,
pour le salut de la patrie, ne reculent devant aucun
danger».
58. Telles sont donc les différentes espèces de
l'expolition : nous avons été amenés
à en parler longuement : c'est que, d'abord, quand
nous plaidons une cause, elle donne au discours de la force
et de l'éclat, surtout c'est elle qui peut nous
perfectionner dans l'élocution.
XLV. - La commoration s'arrête longtemps sur le point
essentiel de la cause et y revient souvent. L'emploi de cette
figure se recommande particulièrement et il
caractérise particulièrement le bon orateur. En
effet, on ne donne pas à l'auditeur le pouvoir de
détourner son esprit de ce point essentiel. A l'appui
de ce que j'avance, je n'ai pu fournir d'exemple suffisamment
topique, parce que ce point n'est pas isolé de
l'ensemble de la cause. comme le serait un membre ; il faut y
voir le sang répandu dans tout le corps du
discours.
L'antithèse rapproche des contraires. Elle figure,
soit dans les ornements que fournissent les mots, comme nous
l'avons indiqué plus haut (Exemple : tu te montres
clément pour tes ennemis, inexorable pour tes amis),
soit dans ceux que fournissent les pensées. Exemple :
«Vous, vous déplorez ses infortunes ; ce
misérable se réjouit des malheurs de la
république. Vous, vous défiez de vos moyens ;
il n'en a que plus de confiance dans les siens, ce
misérable». Entre ces deux genres
d'antithèse, voici la différence : le premier
consiste dans une rapide opposition des mots, dans le second,
il faut rapprocher des idées opposées que l'on
compare entre elles.
59. La comparaison est un procédé qui applique
à une chose un trait comparable emprunté
à une chose différente. Elle s'emploie pour
orner, pour prouver, pour rendre le discours plus clair ou
plus frappant. Et de même qu'elle s'emploie pour quatre
motifs, elle se présente sous quatre aspects :
contraire, négation, brève similitude,
rapprochement détaillé. Aux divers motifs
d'employer la comparaison, nous appliquerons les
différentes manières de la
présenter.
XLVI. - Pour orner, on emploie le contraire. Exemple :
«Non, à dire vrai, il n'en est pas comme dans la
carrière, où celui qui reçoit le
flambeau ardent est plus agile dans la course par relais, que
celui dont il le reçoit ; le nouveau
général, qui reçoit l'armée,
n'est pas supérieur à celui qui se retire ; car
c'est le coureur fatigué qui remet le flambeau
à un coureur tout frais ; ici c'est un
général expérimenté qui remet son
armée à un général sans
expérience». La même idée, sans
avoir recours à une comparaison, aurait pu être
exprimée d'une façon assez simple, assez claire
et assez plausible, sous la forme suivante : «Moins
bons sont ordinairement, dit-on, les généraux,
que ceux dont ils reçoivent l'armée».
Mais c'est pour orner qu'on a eu recours à une
comparaison ; afin de communiquer à la phrase une
certaine beauté de plus on a employé le
contraire. Car la comparaison se présente sous la
forme du contraire, quand, à la chose que nous
prétendons exacte, nous soutenons que telle autre ne
peut être comparée, comme dans l'exemple
ci-dessous, tiré des coureurs.
Emploi de la similitude par négation, destiné
à prouver. Exemple : «Non, un cheval
indompté, malgré toutes ses qualités
naturelles, ne peut rendre les services qu'on attend d'un
cheval ; pas davantage un homme sans culture, si bien
doué soit-il, ne peut s'élever à la
vérité». L'idée est ainsi rendue
plus plausible ; car il est plus vraisemblable que la
vérité ne peut s'acquérir sans culture,
puisqu'il est vrai que même un cheval ne peut
être utile s'il est indompté. Donc la
comparaison a pour but de prouver ; elle a la forme d'une
négation, comme le montre clairement le premier mot de
la comparaison.
XLVII. - 60. On emploiera aussi la comparaison pour plus de
clarté ; c'est la brève similitude, comme suit
: «Dans le commerce de l'amitié, comme dans une
course, il ne faut pas faire les seuls exercices
nécessaires pour arriver au but ; mais il faut
entraîner son zèle et ses forces pour
réussir facilement à courir au delà du
but». Car cette comparaison se propose de faire
comprendre plus clairement l'erreur de ceux qui
blâmeraient, par exemple, qu'après la mort d'un
ami, l'on prît soin de ses enfants. Elle montre, en
effet, qu'un coureur doit être assez rapide pour
dépasser le but et un ami assez attaché pour
que le zèle de son amitié s'étende au
delà de ce qu'un ami pourrait sentir. C'est une
comparaison sous forme de brève similitude. En effet,
un des termes n'est pas, comme dans d'autres cas,
séparé de l'autre ; mais les deux termes
énoncés sont étroitement
confondus.
Lorsque l'on emploie la comparaison pour traiter la question
d'une manière plus frappante, on lui donne la forme
d'un parallèle détaillé.
«Supposons un joueur de cithare ; il s'avance
magnifiquement vêtu, couvert d'un grand manteau
doré, portant une chlamyde de pourpre brodée de
diverses couleurs, et une couronne d'or que rehausse
l'éclat de grandes pierres précieuses ; il
tient une cithare couverte d'ornements d'or et enrichie
d'ivoire ; en outre, sa beauté personnelle, son
aspect, sa taille ajoutent à son extérieur
imposant ; après avoir, par tous ces avantages, fait
concevoir au public de grandes espérances, si tout
à coup, dans le silence qui s'est établi, il
faisait entendre une voix particulièrement criarde,
accompagnée du geste le plus trivial, mieux il aurait
été paré et plus il aurait
soulevé d'espérances, plus il est chassé
au milieu des risées et du mépris. De
même, si un homme placé dans un rang
élevé, au sein des richesses et de l'opulence,
comblé des présents de la fortune et des
avantages de la nature, ne possède pas la vertu et les
arts qui enseignent la vertu, plus tous les autres avantages
l'auront comblé, mis en relief et auront fait
naître d'attente, plus fort sera le mouvement de
risée et de mépris qui le bannira de toute
société avec les gens de bien». Cette
comparaison, qui orne les deux termes, en employant une
méthode analogue pour présenter, chez l'un, le
manque de connaissances, et, chez l'autre, le manque de
culture morale, met les choses sous les yeux de tous. On
nomme ce procédé parallèle
détaillé, parce que, la comparaison une fois
établie, on rapproche tous les traits
concordants.
XLVIII. - 61. Dans les comparaisons, il faut avoir bien soin,
lorsque nous prenons un terme de comparaison, d'employer des
expressions propres à exprimer la similitude en vue de
laquelle nous avons pris ce terme de comparaison. Exemple :
«De même que les hirondelles restent près
de nous en été et s'en vont lorsqu'elles sont
chassées par le froid», nous reprenons
littéralement ce terme de comparaison et disons par
métaphore : «De même les faux amis restent
près de nous quand le ciel de notre vie est serein ;
dès qu'ils voient les froides atteintes de la fortune,
ils s'envolent tous loin de nous».
Mais il sera facile de trouver des comparaisons, si l'on peut
souvent se représenter toutes les choses,
animées et inanimées, muettes et douées
de la parole, féroces et apprivoisées,
terrestres, célestes, maritimes, les ouvrages de
l'art, du hasard, de la nature, les objets ordinaires et
extraordinaires, et que l'on y dépiste quelque terme
de comparaison, capable d'orner, de prouver, de rendre la
pensée plus claire ou plus frappante. En effet, il
n'est pas nécessaire que la similitude s'étende
à toutes les parties, mais il faut que, sur le point
précis de la com-paraison, elle soit
complète.
XLIX. - 62. L'exemple consiste à citer un fait ou un
mot appartenant au passé et dont on peut nommer la
source véritable. On s'en sert pour les mêmes
motifs que les comparaisons. Ils rendent la pensée
plus brillante, lorsqu'on ne les emploie que pour donner de
la beauté à la forme ; plus noble, lorsqu'ils
jettent plus de clarté sur ce qui était un peu
obscur ; plus plausible, quand ils donnent à la
pensée plus de vraisemblance ; plus frappante,
lorsqu'ils expriment toutes les circonstances avec tant de
clarté, que la chose semble pour ainsi dire pouvoir
être touchée du doigt. Pour chaque espèce
nous aurions cité un exemple, si, à propos de
l'expolition, nous n'avions montré ce que doit
être l'exemple, et si, à propos de la
comparaison, nous n'avions indiqué les motifs de
l'employer. Aussi n'ai-je pas voulu en parler trop
brièvement, parce qu'on n'aurait pu me comprendre, ni
trop longuement, la chose étant une fois
comprise.
L'image est le rapprochement de deux formes
extérieures, impliquant certaines ressemblances. On
s'en sert pour louer ou pour blâmer. Pour louer :
«Il allait au combat, semblable par le corps au taureau
le plus fougueux, par l'impétuosité, au lion le
plus terrible». Pour blâmer, afin d'exciter la
haine, la jalousie ou le mépris. Afin d'exciter la
haine : «Ce misérable qui, tous les jours, au
milieu du forum, comme un dragon à crête, se
glisse les dents aiguës, le regard empoisonné,
l'haleine fétide, promenant sans cesse autour de lui
ses regards pour essayer de trouver une victime, sur laquelle
sa gorge puisse lancer son souffle malsain, que sa gueule
puisse toucher, ses dents mordre, sa langue couvrir de
bave». Afin d'exciter la jalousie : «Cet homme,
qui vante ses richesses, courbé sous le poids de son
or crie et délire comme un Galle de Phrygie ou un
devin». Le mépris : «Cet homme qui,
semblable au limaçon, se cache dans sa coquille et s'y
tient coi, on l'emporte, lui et sa maison, et on le
mange».
63. Le portrait (effictio) consiste à peindre
et à représenter (effingitur) au moyen
de mots l'extérieur d'une personne avec assez de
netteté pour le faire reconnaître. Exemple :
«Je parle, juges, de cet homme roux, petit,
courbé, aux cheveux blancs et un peu crépus,
aux yeux bleu gris, avec une grande cicatrice au menton ;
peut-être, à ces traits, vous le
rappellerez-vous». Cet ornement a de l'utilité,
quand on veut faire reconnaître quelqu'un, et de la
grâce, quand la description est rapide et nette.
L. - La peinture de caractère consiste à
décrire un caractère par des traits
déterminés qui, semblables à des marques
distinctives, sont le propre de ce caractère. Par
exemple, si vous voulez peindre un homme qui, sans être
riche réellement, veut faire figure d'homme
fortuné, vous direz : «Cet homme, juges, qui
s'imaginait qu'il est beau de passer pour riche, voyez
maintenant d'abord de quel air il nous regarde. Ne
semble-t-il pas vous dire : «Je vous donnerais
volontiers, si vous n'étiez pas importuns à mes
yeux ?» Vraiment, quand, de sa main gauche, il tient
son menton, il croit éblouir tous les yeux par
l'éclat d'une pierre précieuse et la splendeur
de l'or. Lorsqu'il se retourne vers son seul esclave, que je
connais et que je ne pense pas que vous connaissiez, il lui
donne tantôt un nom, tantôt un autre :
«Hé, toi, Sannion, viens ici, veille à ce
que ces barbares ne me bousculent pas». De cette
façon ceux qui ne le connaissent pas, l'entendant,
peuvent croire qu'il s'agit d'un esclave choisi parmi les
autres. Il lui dit à l'oreille de préparer les
lits de table, ou de demander à son oncle un Ethiopien
pour l'accompagner aux bains, ou d'amener devant sa porte un
cheval des Asturies ou de préparer quelque vaine
marque de sa fausse gloire. Puis il crie, afin que tous
entendent : «Fais en sorte que l'argent soit
compté soigneusement avant ce soir, s'il est
possible». L'esclave, qui, depuis longtemps
connaît le caractère de son maître,
répond : «Il faut y envoyer plusieurs esclaves,
si tu veux que le compte soit terminé aujourd'hui. -
Alors, prends avec toi Libanus et Sosie. - Bien».
Ensuite par hasard se présentent des étrangers
qu'il avait invités, au cours des voyages qu'il fait
en grand équipage. Cette aventure n'est pas sans
troubler sérieusement notre homme, mais il ne se
départ pas pour cela de son défaut ordinaire.
«Vous faites bien de venir, dit-il, mais vous auriez
mieux fait en descendant tout droit dans ma demeure. - C'est
ce que nous aurions fait, disent-ils, si nous avions connu ta
demeure. - Mais il vous aurait été facile de la
trouver en vous adres-sant au premier venu. Au reste venez
avec moi».
Ils le suivent. Chemin faisant, sa conversation se
dépense toute en vanteries. Il demande en quel
état sont les blés dans les champs ; il dit
que, ses maisons de campagne ayant été
brûlées, il ne peut y aller et qu'il n'ose pas
encore les rebâtir. «Cependant, pour ma maison de
Tusculum, j'ai commencé à faire des folies, et
à la rebâtir sur les mêmes
fondations».
LI. - 64. Tout en parlant de la sorte, il arrive dans une
maison où, ce même jour, devait avoir lieu un
repas de corps. Comme il connaissait le maître de la
maison, il entre avec ses hôtes. «C'est ici,
dit-il, que j'habite». Il examine de près
l'argenterie qui était exposée ; il va voir les
lits de table tout préparés ; il
témoigne sa satisfaction. Un petit esclave s'avance ;
il dit tout bas à notre homme que le maître de
la maison allait arriver ; s'il voulait bien, lui, s'en
aller. «Vraiment ? dit-il. Partons, mes hôtes.
Mon frère est arrivé de Falerne. Je vais aller
au-devant de lui ; vous, trouvez-vous ici à la
dixième heure». Les hôtes s'en vont ; lui
se précipite à la hâte vers sa
véritable maison. A la dixième heure, les
hôtes viennent à l'endroit qu'on leur a
fixé. Ils le demandent ; ils découvrent
à qui appartient la maison ; au milieu des
risées ils s'en vont à l'hôtel.
Le lendemain ils voient notre homme, lui racontent leur
aventure, lui demandent compte de son mensonge, lui adressent
des reproches. Il assure que, trompés par la
ressemblance des lieux, ils se sont complètement
fourvoyés dans quelque ruelle ; pour lui,
malgré sa santé délicate, il les a
attendus fort avant dans la nuit. Son esclave Sannion avait
reçu mission de réunir de la vaisselle, des
tapis, des esclaves. Ce petit esclave, qui ne manque pas
d'entregent, avait tout apprêté avec le
zèle et l'adresse suffisants. Lui conduit ses
hôtes dans une petite maison ; il dit qu'il a
prêté un très vaste palais à un de
ses amis pour y célébrer des noces. L'esclave
annonce qu'on réclame l'argenterie ; car celui qui
l'avait prêtée avait pris peur. «Va-t'en
au diable, dit-il ; j'ai prêté mon palais, j'ai
donné mes esclaves, il veut aussi mon argenterie. Bien
que j'aie des hôtes, je consens qu'il s'en serve ; nous
nous contenterons de vaisselle de Samos».
A quoi bon raconter ce qu'il fait ensuite ? Le
caractère de l'homme est tel que ce qu'il fait en un
jour par vaine gloire et par ostentation pourrait à
peine être raconté en un an».
65. Ces peintures, qui décrivent ce qui découle
logiquement du caractère de chacun, sont d'un
très grand charme. En effet, elles nous mettent sous
les yeux le caractère tout entier, celui d'un
vaniteux, que nous avons esquissé à titre
d'exemple, d'un envieux, d'un orgueilleux, d'un avare, d'un
ambitieux, d'un coureur, d'un débauché, d'un
voleur, d'un délateur ; en un mot, par cette peinture,
il n'est pas de passion dominante que l'on ne puisse mettre
en évidence.
LII. - Le dialogisme consiste à mettre dans la bouche
des personnages un dialogue conforme à leur situation.
Exemple : «Lorsque la ville regorgeait de soldats et
que tous les habitants, accablés de frayeur, se
tenaient cachés dans leurs maisons, lui paraît
en tenue de guerre, l'épée au
côté, un javelot à la main ; trois jeunes
gens, équipés comme lui, marchent à sa
suite. Il se précipite brusquement dans le palais,
puis, à haute voix : «Où est, dit-il,
l'heureux mortel, maître de ce palais ? Pourquoi ne
s'est-il pas présenté devant moi ? D'où
vient ce silence ?» Tout le monde, paralysé par
la crainte, reste muet. La femme de cet infortuné,
fondant en larmes, se jeta aux pieds de l'accusé :
«Au nom de ce que tu as de plus cher au monde, lui
dit-elle, aie pitié de nous ; n'anéantis pas
des gens anéantis ; use avec modération de tes
succès ; nous aussi, nous avons été
heureux ; songe que tu es homme. - Vous feriez mieux de me le
livrer et de cesser de m'importuner de vos pleurs. Il ne
pourra pas échapper».
Cependant on annonce au maître de la maison
l'arrivée de l'accusé et les menaces de mort
qu'il profère à grands cris. A cette nouvelle :
«Gorgias, dit-il, toi qui surveilles mes enfants,
cache-les, défends-les, tâche de les amener en
bonne santé jusqu'à l'adolescence». A
peine avait-il prononcé ces paroles que
l'accusé est là : «Tu as l'audace de
rester tranquille ? s'écrie-t-il. Ma voix ne t'a pas
ôté la vie ? Assouvis ma haine et apaise ma
colère dans ton sang». Lui, d'une âme
fière, lui répond : «Je craignais
d'être complètement vaincu. Mais, je le vois, tu
ne veux pas m'affronter en justice, où il est
très honteux d'être vaincu et très beau
de vaincre ; me tuer, voilà ce que tu veux. Je serai
tué, soit, mais je mourrai sans être vaincu. -
Quoi, à la dernière minute de ton existence, tu
émets encore des sentences ! Tu ne veux pas supplier
celui qui, tu le vois, te tient en son pouvoir ?» Alors
la femme : «Mais si, il implore et supplie. Toi, je
t'en prie, laisse-toi fléchir, et toi, au nom des
dieux, embrasse ses genoux. Il te tient en son pouvoir ; il
t'a vaincu, à toi maintenant de te vaincre. - Non, ma
femme, cesse de tenir des propos indignes de moi. Tais-toi et
préoccupe-toi de ce qui doit t'occuper. Et toi, que
tardes-tu à m'enlever à moi la vie, et à
toi, par ma mort, tout espoir de vivre l'âme en repos
?» L'accusé repoussa loin de lui la femme qui se
lamentait ; le mari commençait à prononcer
quelques mots dignes assurément de son rare
mérite, quand l'assassin le perça de son
épée».
Je crois que, dans ce dialogue, on a donné à
chacun des personnages un langage conforme à sa
situation ; qu'il faut avoir soin de faire dans ce cas.
Il y a encore des dialogismes par hypothèse. Exemple :
«Que pensez-vous que l'on dise, si vous portez ce
jugement ? Tout le monde ne dira-t-il pas ?» Placer
ensuite le discours.
LIII. - 66. La prosopopée (conformatio) met en
scène une personne absente, comme si elle était
présente, ou bien donne la parole aux choses muettes
ou abstraites (informis), leur prête une forme
(forma) et un langage conforme à leur
caractère, ou une sorte d'activité. Exemple :
«Si notre ville invincible prenait la parole, ne
dirait-elle pas : «Malgré ces nombreux
trophées qui m'embellissent, ces triomphes
incontestables qui m'enrichissent, ces victoires
éclatantes qui font ma gloire, maintenant vos
discordes intimes m'accablent, citoyens ; la ville que les
ruses perfides de Carthage, que la valeur
éprouvée de Numance, que la culture
intellectuelle de Corinthe n'ont pu ébranler, vous
souffrez maintenant que de misérables créatures
l'abattent et la foulent aux pieds ?»
Autre exemple : «Si maintenant le grand L. Brutus
revenait à la vie et qu'il parût ici devant
vous, ne vous tiendrait-il pas ce langage ? «Moi, j'ai
chassé les rois ; vous, vous introduisez les tyrans ;
moi, je vous ai donné la liberté, qui
n'existait pas ; maintenant que je vous l'ai donnée,
vous ne voulez pas, vous, la conserver ; moi, au péril
de ma vie, j'ai délivré ma patrie, et vous,
quand vous pouvez être libres sans péril, vous
ne vous en souciez pas».
La prosopopée peut s'appliquer à
différentes choses, muettes et inanimées. Elle
est d'un emploi très utile dans les parties
d'amplification et pour le pathétique.
67. La signification est une figure qui laisse
soupçonner plus qu'elle ne dit. Elle a plusieurs
formes : hyperbole, ambiguïté,
conséquence, réticence, similitude.
Dans l'hyperbole, on va au delà de la
vérité, pour donner plus de force au
soupçon. Exemple : «Cet homme, en si peu de
temps, n'a même pas laissé, d'un si grand
patrimoine, un réchaud pour avoir du feu».
On procède par ambiguïté, quand un mot
peut être pris dans deux ou plusieurs sens, mais l'est,
bien entendu, dans celui que l'orateur veut lui donner.
Ainsi, en parlant d'un homme qui a recueilli beaucoup
d'héritages : «Regarde, toi qui sais si bien
voir».
LIV. S'il faut éviter les équivoques qui
rendent le style obscur, par contre il faut rechercher celles
qui produisent bien cette variété de la
signification. On en trouvera sans peine, pour peu que l'on
connaisse les possibilités d'interprétation,
doubles ou multiples, d'un mot, et qu'on y fasse
attention.
La signification a la forme de la conséquence, quand
on dit des choses qui sont la conséquence d'une
situation donnée et qui éveillent des
soupçons sur cette situation tout entière. Par
exemple, on dirait au fils d'un marchand de salaisons :
«Tiens-toi tranquille, toi dont le père se
mouchait ordinairement avec le coude».
Il y a réticence (abscisio), lorsque,
après avoir commencé une phrase, nous nous
arrêtons court (praecidamus), ce que nous avons
déjà dit suffisant à éveiller des
soupçons. Exemple : «Lui qui, si beau et si
jeune, vient, dans une maison étrangère... Je
ne veux pas en dire davantage».
Il y a similitude, lorsque l'on cite un cas semblable, et que
l'on n'en dit pas davantage ; mais le cas cité laisse
entendre (significat) ce que nous pensons. Exemple :
«Garde-toi, Saturninus, d'avoir trop de confiance en
cette multitude qui t'environne ; dans leur tombe, les
Gracques ne sont pas vengés».
Cet ornement a beaucoup d'élégance et de
noblesse ; il permet en effet à l'auditeur de deviner
de lui-même ce que l'orateur ne dit pas.
68. La concision consiste à exposer une idée
avec les mots strictement indispensables. Exemple : «Il
prit Lemnos en passant, laissa ensuite une garnison dans
Thasos, puis détruisit Viminacium ; ensuite,
repoussé vers l'Hellespont, il s'empare aussitôt
d'Abydos». Autre exemple : «Récemment
consul, autrefois tribun, il était ensuite le premier
de l'Etat : alors, il part pour l'Asie ; ensuite, il fut
proclamé ennemi public et fut exilé ;
après cela, il devint imperator et enfin consul pour
la septième fois». En peu de mots, cette
concision renferme clairement beaucoup de choses. Aussi
faut-il l'employer souvent, quand les faits n'ont pas besoin
d'un long développement ou que l'on n'a pas le temps
de s'y attarder.
LV. - L'hypotypose expose les choses d'une manière
telle, que l'affaire semble se dérouler et la chose se
passer sous nos yeux. On y réussira en rassemblant ce
qui a précédé, suivi et
accompagné le fait, ou bien en ne perdant jamais de
vue les conséquences immédiates qu'il a
entraînées, les circonstances qui l'ont
entouré. Exemple : «Dès que Gracchus eut
remarqué les hésitations du peuple qui
craignait qu'ébranlé lui-même par le
décret du sénat, il ne changeât d'avis,
il fait convoquer l'assemblée. Cependant
l'accusé, tout rempli de pensées criminelles et
funestes, s'élance du temple de Jupiter ; tout en
sueur, l'oeil en feu, les cheveux hérissés, la
toge en désordre, il se met à marcher plus vite
avec plusieurs hommes [qui l'accompagnent]. Le crieur public
demandait l'attention pour Gracchus. Notre homme, hors de
lui, appuyant son talon sur un siège, en brise le pied
avec sa main droite, et conseille aux autres d'en faire
autant. Comme Gracchus commençait à prier les
dieux, ces misérables se précipitent sur lui
avec impétuosité ; de toutes parts on
s'élance ; alors, dans la foule, un homme
s'écrie : «Fuis, fuis, Tibérius. Tu ne
vois donc rien ? Retourne-toi, je te dis». Alors la
multitude inconstante, saisie d'une frayeur soudaine, se mit
à fuir. Mais l'assassin, écumant de rage
criminelle, et tirant du fond de sa poitrine une respiration
que rend haletante la cruauté qui l'anime, roidit son
bras, et tandis que Gracchus se demande ce qui se passe, mais
ne bouge pas, il le frappe à la tempe. Gracchus, sans
ternir par aucune parole son noble caractère, tombe en
silence. L'autre, arrosé du sang infortuné de
cet homme très courageux, promenant ses regards autour
de lui comme s'il eût fait une action
héroïque, et présentant gaiement sa main
criminelle à ceux qui le félicitent, se dirigea
vers le temple de Jupiter».
69. Cet ornement est très utile pour jeter sur une
action, grâce à de tels développements,
l'amplification et le pathétique. En effet, il place
toute l'action en scène et la met pour ainsi dire sous
nos yeux.
LVI. - Tous les moyens d'embellir l'expression ont
été réunis ici avec soin : si tu
t'exerces avec diligence à les appliquer,
Hérennius, ton style aura tout à la fois la
force, la noblesse et l'agrément ; tu parleras en
véritable orateur, et tu ne revêtiras pas d'un
style terne un fond sec et sans art.
Maintenant reprenons notre recommandation. Veillons sans
cesse (il s'agit en effet d'une règle qui doit nous
être commune), à pénétrer les
secrets de l'art par une application et des exercices
nombreux et persévérants. Les autres s'y
résignent à grand'peine, pour trois raisons
principales : ils n'ont personne avec qui il leur soit
agréable de s'exercer ; ils se défient
d'eux-mêmes ; ils ne savent pas la méthode
à suivre, toutes difficultés qui n'existent pas
pour nous. Car, il nous est agréable de nous exercer
ensemble, grâce à notre amitié, qu'ont
fait naître les liens de parenté, auxquels s'est
ajoutée l'étude de la philosophie qui les a
renforcés. Nous ne nous défions pas de
nous-mêmes, parce que nous avons déjà
fait quelques progrès, et qu'il y a d'autres
études préférables auxquelles nous nous
appliquons dans notre vie avec bien plus d'énergie, au
point que, même si, dans l'éloquence, nous
n'atteignons pas le but que nous visons, nous n'aurons
sacrifié qu'une faible partie d'une vie qui approche
beaucoup de la perfection. Enfin, nous savons la
méthode à suivre, puisque, dans ces livres,
nous n'avons omis aucun des préceptes de l'art
oratoire.
Nous avons montré, en effet, de quelle manière,
dans les divers genres de causes, il fallait trouver les
idées ; nous avons dit de quelle façon il
convenait de les ordonner, nous avons expliqué comment
on devait régler le début oratoire ; nous avons
enseigné par quelle méthode nous pourrions
avoir une bonne mémoire ; nous avons montré par
quels moyens on rendrait l'élocution parfaite. Si nous
observons tous ces préceptes, notre invention sera
pénétrante et prompte, notre plan clair et
logique, notre débit fort et agréable, notre
mémoire solide et fidèle, notre
élocution brillante et séduisante. Or, dans
l'art oratoire, il n'y a rien de plus. Toutes ces
qualités, nous pourrons les acquérir, en
joignant aux règles de l'enseignement théorique
la pratique diligente des exercices.
Traduction d'Henri Bornecque (1932)