Livre IV

I. - 1. Comme, dans ce livre, Hérennius, j'ai traité de l'élocution, et que, lorsqu'il m'a fallu des exemples, je les ai tirés de mon propre fonds, contrairement à la coutume des Grecs qui ont traité ce sujet, il est nécessaire que j'explique en peu de mots les motifs de ma décision. Que je le fasse par nécessité, et non par choix volontaire, une preuve suffisante en est que, dans les livres précédents, je n'ai rien dit avant d'aborder le sujet ni en dehors du sujet. Ici, après avoir donné les quelques explications indispensables, je t'exposerai les règles qu'il me reste à donner, afin de continuer à m'acquitter de ma dette. Mais tu comprendras mieux mes raisons, si tu connais d'abord l'opinion des Grecs.

Un très grand nombre de motifs, selon eux, leur imposent, après avoir exposé leurs préceptes à eux sur les ornements que comporte l'élocution, de donner, dans chaque cas, un exemple tiré d'un orateur ou d'un poète estimé.

Ce faisant, disent-ils, ils sont guidés par un sentiment de modestie : c'est, leur semble-t-il, en quelque sorte se faire valoir que de ne pas se contenter de donner les règles théoriques de l'art, mais de sembler vouloir fabriquer artificiellement des exemples ; c'est, disent-ils, se faire valoir soi-même et non faire connaître les règles.

2. Aussi avant tout la pudeur nous interdit-elle d'employer des exemples forgés par nous ; car nous semblerions n'approuver, n'aimer que nous-mêmes, tandis que les autres nous les dédaignons et les tournons en ridicule. En effet, lorsque nous pouvons tirer un exemple d'Ennius ou de Gracchus, il semble bien qu'il y ait présomption à les négliger pour prendre les nôtres.

En second lieu, les exemples sont comme les témoignages en justice. Ce que le précepte a mis dans l'esprit par une impression légère, l'exemple le confirme comme le ferait un témoignage. Ne serait-il pas ridicule, dans un procès civil ou criminel, d'invoquer le témoignage d'une personne de sa famille ? Or, ainsi que le témoignage, l'exemple est employé comme preuve. Il ne faut donc l'emprunter qu'à un écrivain très estimé, pour éviter que ce qui doit servir de preuve n'ait à son tour besoin de preuve. En effet, forger ses exemples, c'est se placer au-dessus de tous les écrivains et approuver par-dessus tout ses propres productions, ou bien ne pas reconnaître que les meilleurs exemples sont ceux qui sont empruntés aux orateurs et aux poètes les plus estimés. Se placer au-dessus de tous les écrivains, c'est une présomption insupportable ; mettre d'autres écrivains au-dessus de nous, et ne pas croire que leurs exemples sont meilleurs que ceux que nous imaginons, c'est ne pas pouvoir dire pourquoi nous les mettons au-dessus de nous.

II. Et, à lui tout seul, le prestige de l'antiquité ne rend-il pas les choses plus plausibles et les hommes plus disposés à vouloir les imiter ? Il y a plus : elle excite leur ambition et aiguillonne leur activité, par l'espérance de pouvoir égaler, en l'imitant, la facilité de parole de Gracchus ou de Crassus.

3. Enfin, [disent-ils], il y a un très grand art dans cette opération même qui consiste à savoir, dans tant de poèmes et de discours, faire, en des choses éparses et disséminées partout, un choix si judicieux que, sous chaque partie de l'art oratoire, on puisse mettre un exemple. Quand il ne faudrait que du travail pour y réussir, nous mériterions des éloges, pour n'avoir pas évité un tel travail ; mais ce choix suppose un très grand art. Qui, en effet, sans avoir une très grande connaissance de l'art oratoire, peut, au milieu de tant d'écrits si nombreux et si étendus, reconnaître et distinguer ce qu'il demande ? Tous ceux qui lisent de beaux discours ou de beaux poèmes, louent les orateurs et les poètes, mais ils ne se rendent pas compte de ce qui, les ayant frappés, a provoqué leurs louanges, parce qu'ils ne peuvent savoir où se trouve ce qui est de nature à tant les charmer, ni ce que c'est, ni les règles suivies. Au contraire, celui qui se rend compte de tout cela, qui prend les passages les plus appropriés à son dessein, et qui fait rentrer dans chacune des règles de l'enseignement tout ce qui mérite le plus d'être inscrit dans son traité, celui-là doit être un parfait connaisseur de la matière qu'il traite. C'est donc un très grand art, dans un traité sur l'art oratoire que l'on tire de soi-même, que de réussir à faire entrer même des exemples empruntés à autrui.

4. Ce langage en impose au lecteur par un prestige illusoire plus que par la solidité de la thèse soutenue. Je crains bien en effet, que, pour adopter le système contraire au mien, il ne suffise à quelques lecteurs de voir que de son côté se sont rangés ceux qui ont été les inventeurs de l'art que j'enseigne et que désormais leur ancienneté fait estimer de tous. Mais s'ils écartent du débat le prestige personnel, et qu'ils consentent à comparer la valeur réelle des arguments, ils se rendront compte qu'il ne faut pas sur tous les points céder à l'antiquité.

III. - Dans ces conditions, leur premier argument, tiré de la modestie, nos lecteurs doivent se demander s'il n'y a pas quelque puérilité à le mettre en avant. Car, si la modestie consiste à se taire ou à ne rien écrire, pourquoi écrivent-ils ou parlent-ils ? S'ils écrivent quelque chose tiré de leur propre fonds, pourquoi la modestie empêche-t-elle qu'il en soit de même pour tout ce qu'ils écrivent ? Supposons un homme qui, après être venu aux jeux Olympiques pour prendre part à la course et s'être mis en ligne, traiterait d'impudents ceux qui ont commencé à courir, et resterait lui-même en deçà de la ligne de départ et raconterait à d'autres les différentes courses de Ladas ou de Boiskos de Sicyone. Ainsi font ces rhéteurs : ils descendent dans la carrière de l'art oratoire et accusent de manquer de modestie ceux qui s'efforcent de mettre en oeuvre ce que leur art leur a appris ; eux-mêmes louent quelque orateur ou quelque poète des temps les plus reculés, mais sans oser faire un pas dans la voie de l'art oratoire.

5. Je n'oserais dire qu'il en soit ainsi : néanmoins je crains qu'en cherchant à se donner le mérite de la modestie, ils ne fassent précisément preuve d'impudence. Car enfin que prétends-tu ? pourrait-on leur dire. Tu écris un traité qui est de toi ; tu tires de toi des règles nouvelles ; tu ne peux les prouver toi-même ; c'est chez d'autres que tu puises tes exemples. Prends garde d'encourir le reproche d'impudence, en voulant attacher à ton nom une gloire prélevée sur les oeuvres d'autrui. Car si les anciens orateurs et les anciens poètes prenaient en mains les ouvrages de ces rhéteurs grecs, et que chacun y reprît son bien, il n'y resterait rien qu'ils veuillent revendiquer.

«Mais, dira-t-on, puisque les exemples sont comme des témoignages, il convient, ainsi que les témoignages, de les emprunter aux hommes les plus estimés». Je réponds, avant tout, que les exemples sont mis à titre non de preuve ou de témoignage, mais d'explication. En effet, quand nous disons qu'il y a, par exemple, une figure de style qui consiste à rapprocher des mots terminés de la même façon et que nous donnons l'exemple suivant, emprunté à Crassus : «Quand nous le pouvons et le devons», nous présentons, non pas un témoignage, mais un exemple. Donc, entre le témoignage et l'exemple, il y a cette différence que l'exemple fait comprendre notre assertion, tandis que le témoignage prouve qu'elle est exacte.

6. Il faut, en outre, que le témoignage s'accorde avec la thèse soutenue ; sinon il ne peut lui servir de preuve. Mais ce que font ces rhéteurs ne s'accorde pas avec la thèse soutenue. Pourquoi ? Parce qu'ils font profession d'écrire les règles d'un art, et que, généralement, les exemples donnés sont pris dans des auteurs qui n'ont pas connu cet art. Et comment prouver ce qu'on écrit sur un art, si l'on n'écrit pas d'après les règles de cet art ? Ils font même le contraire de ce qu'ils paraissent annoncer. En effet, lorsqu'ils entreprennent d'écrire les règles de l'art, ils semblent dire qu'ils ont trouvé par eux-mêmes ce qu'ils enseignent ; mais, lorsqu'ils écrivent, ce qu'ils nous mettent sous les yeux, c'est ce que d'autres ont trouvé.

IV. - «Mais, disent-ils, il y a de la difficulté dans le seul choix à faire parmi tous ces matériaux». Qu'entendez-vous par difficile ? Qu'il exige du travail ou de l'art ? Du travail ? Mais le travail n'entraîne pas nécessairement le mérite ; car bien des choses exigent du travail, et, si vous les faisiez, ce ne serait pas forcément une raison pour vous en glorifier, à moins que vous ne considériez comme un titre de gloire de copier de votre main des poèmes ou des discours entiers. Est-ce dans votre art que vous voyez une qualité supérieure ? Prenez garde de paraître étrangers aux grandes choses, du moment qu'une petite vous charme à l'égal d'une grande. Il est vrai que ce choix, tel que vous le comprenez, personne ne peut y réussir sans culture, mais beaucoup peuvent y réussir sans posséder d'une façon consommée les règles de l'art.

7. En effet, tout homme qui aura quelque connaissance des règles de l'art, surtout en ce qui concerne l'élocution, pourra voir tous les passages où ces règles sont appliquées ; mais, les composer soi-même, on ne pourra y arriver sans une forte culture. Donc, si l'on voulait, des tragédies d'Ennius extraire des sentences, ou, des tragédies de Pacuvius des périodes, et que, pour y avoir réussi, on se considère comme un grand savant, par la raison qu'un homme tout à fait sans culture n'y parviendrait pas, ce serait une prétention déplacée ; car, tout le monde peut y parvenir avec une culture ordinaire. De même, si, de discours ou de poèmes, on extrait des exemples, dont le choix, à des signes déterminés, dénote de l'art littéraire, et que, par la raison qu'un homme sans culture ne pourrait y parvenir, on croie avoir fait preuve d'un art littéraire supérieur, on serait dans l'erreur ; car ce signe que tu invoques nous montre que tu connais quelque chose à la question, mais il en faudrait d'autres pour nous persuader que tu y connais beaucoup. S'il faut de l'art pour discerner ce qui est écrit conformément aux règles de l'art, il en faut bien plus pour écrire soi-même en s'y conformant. Car celui qui écrit avec art pourra discerner facilement ce qui est bien écrit chez les autres ; mais, de ce qu'on choisit facilement, il ne résulte pas nécessairement que l'on écrit bien. Admettons même qu'il y faille beaucoup d'art : demandons-leur d'user de ce talent en d'autres circonstances, et non quand ils doivent enfanter, créer, produire par eux-mêmes. Enfin qu'ils emploient la puissance de leur art à passer pour dignes de fournir aux autres des extraits, plutôt qu'à bien choisir des extraits chez les autres.

En voilà suffisamment contre les arguments de ceux qui soutiennent qu'on doit servir d'exemples pris chez les autres. Considérons maintenant nos arguments personnels.

V. - Je dis donc qu'ils ont tort d'employer des exemples pris à d'autres, et qu'ils commettent une erreur plus grave encore en les prenant dans un grand nombre d'auteurs. Occupons-nous en premier lieu du second point.

Si j'accordais que les exemples cités doivent être empruntés à d'autres, j'établirais que ce doit être à un seul auteur. D'abord mes adversaires n'auraient rien à m'opposer, puisqu'il leur serait loisible de choisir et de préférer n'importe quel poète ou orateur, capable de leur fournir des exemples pour tous les cas et de les appuyer de leur autorité. Ensuite, il importe beaucoup à celui qui veut s'instruire de savoir si un seul homme peut avoir toutes les qualités, ou si personne ne peut les avoir toutes. Croit-il en effet que toutes les qualités peuvent se trouver réunies en un seul homme ? Lui-même s'efforcera d'arriver aussi à un talent qui lui permette de les réunir toutes. En désespère-t-il ? Il s'exercera pour acquérir quelques qualités et saura s'en contenter ; il ne faut pas s'en étonner, puisque celui-là même qui lui enseigne l'art n'a pu les trouver toutes chez un seul écrivain. Or, en voyant les exemples tirés de Caton, des Gracques, de Lélius, de Scipion, de Galba, de Porcina, de Crassus et des autres, sans parler des exemples empruntés aux poètes et aux historiens, le disciple pensera nécessairement qu'on n'a pu trouver des exemples de toutes les qualités qu'en s'adressant à tous les écrivains, et que, dans un seul, on aurait à peine pu en trouver de quelques-unes.

8. Aussi se contentera-t-il de ressembler à l'un quelconque de ces écrivains : l'ensemble des qualités que l'on trouve dans l'ensemble des écrivains, il n'aura pas la confiance qu'il puisse les posséder à lui seul. Or il est nuisible, pour celui qui veut apprendre, de croire que personne ne peut réunir toutes les qualités. Eh bien ! personne ne tomberait dans cette opinion, si les exemples étaient pris à un seul auteur. Et la preuve que les auteurs mêmes des traités de rhétorique n'ont pas cru qu'un même écrivain pût briller dans toutes les parties de l'élocution, c'est que les exemples, ils ne les ont pas tirés d'eux-mêmes, d'un écrivain quelconque, ou, au pis-aller, de deux, mais les ont empruntés à l'ensemble des orateurs et des poètes. Ensuite, si l'on voulait démontrer que les règles de l'art sont inutiles pour s'instruire, on pourrait, comme argument, invoquer assez utilement qu'aucun écrivain n'a pu exceller dans toutes les parties de l'art. Ce qui renforce la thèse des ennemis déclarés des règles de l'art, n'est-il pas ridicule de voir l'auteur d'un traité sur cet art l'appuyer de son opinion ?

Nous avons donc montré que les exemples devraient être empruntés à un seul écrivain, en admettant qu'on dût les emprunter.

VI. Mais on ne doit pas les emprunter du tout, comme on va le comprendre.

9. Avant tout, celui qui écrit sur un art et veut donner un exemple doit montrer l'art du professeur. Suppose un marchand de pourpre ou d'un autre article qui te dise : achète-moi quelque chose ; mais je vais aller demander à un confrère un échantillon et je te le montrerai ; de même des gens qui cherchent à vendre une marchandise sont obligés d'aller en chercher ailleurs un échantillon : ils disent qu'ils disposent de monceaux de blé et n'ont pas sous la main un échantillon à montrer. Suppose Triptolème, lorsqu'il donnait aux hommes la semence, allant en emprunter à d'autres hommes. Suppose Prométhée, voulant faire part du feu aux mortels et allant faire le tour des voisins, un pot de terre à la main, pour leur demander de la braise. Il paraîtrait ridicule. Et ces rhéteurs, qui s'offrent pour enseigner à tous l'éloquence, ne se croient pas ridicules, lorsqu'ils vont chercher chez les autres ce qu'ils promettent de leur donner ? Si quelqu'un prétendait avoir découvert des sources très abondantes, profondément cachées, et qu'en en parlant, il fût précisément dévoré de soif, sans avoir de quoi l'étancher, ne serait-il pas un objet de risée ? Et ces rhéteurs, qui prétendent non seulement posséder les sources, mais être eux-mêmes les sources où doivent s'abreuver tous les esprits, ne croient pas devoir prêter au ridicule, si au milieu de ces promesses, ils sont eux-mêmes desséchés et taris. Ce n'est pas par cette méthode que Charès apprit la statuaire de Lysippe ; Lysippe ne lui montrait pas une tête de Myron, des bras de Praxitèle, une poitrine de Polyclète ; mais le disciple voyait son maître faire toutes ces parties sous ses yeux ; quant aux oeuvres des autres, il pouvait, s'il le désirait, les étudier de lui-même. Ces rhéteurs, eux, croient qu'il y a une autre méthode, meilleure, d'enseigner notre art à ceux qui veulent l'apprendre.

VII. - 10. En outre, les exemples empruntés à d'autres ne peuvent même pas être aussi bien appropriés aux règles de l'art, parce que, dans un discours réel, on ne fait que toucher légèrement chaque développement, pour éviter que l'art se laisse voir ; au contraire, dans l'enseignement, il faut donner des exemples rédigés tout exprès, pour qu'ils paraissent bien s'adapter au cadre des règles de l'art : c'est plus tard, lorsqu'il prononcera des discours, que l'orateur dissimule habituellement son art, pour éviter qu'il ne soit trop saillant et que tous le voient. Nouvelle raison qui montre bien que, pour mieux mettre en lumière les règles de l'art, il est préférable de composer les exemples dont on se sert.

Une dernière considération nous a déterminés à suivre cette méthode, c'est que les termes techniques grecs que nous avons traduits sont éloignés de notre langue usuelle. De fait, des choses qui n'étaient pas connues chez nous ne pouvaient avoir de termes pour les désigner. Ces termes traduits paraîtront nécessairement un peu durs au premier abord ; ce sera la faute du sujet, non la mienne. Le reste de cet ouvrage sera consacré à des exemples. Si nous les avions empruntés à d'autres, il en serait résulté que la partie facile du livre ne nous appartiendrait pas, tandis qu'on nous attribuerait en toute propriété la partie la plus aride. Aussi avons-nous voulu éviter aussi ce désavantage.

Pour ces motifs, tout en suivant les Grecs dans la théorie de l'art qu'ils ont créée, nous ne nous sommes pas, pour les exemples, conformés à leur méthode.

Mais il est temps de passer aux préceptes de l'élocution. Nous y distinguerons deux parties : nous exposerons d'abord les genres de style dans lesquels doit rentrer forcément le style de tout discours ; ensuite, nous montrerons les qualités qu'elle doit toujours avoir.

VIII. - 11. Il y a trois genres (nous les appelons formes) dans lesquels rentre tout discours conforme aux règles ; nous appelons le premier sublime, le second tempéré, le troisième simple. Le style sublime résulte de l'emploi d'expressions nobles dans une phrase pleine d'harmonie et d'éclat. Le style tempéré emploie des mots de condition moins relevée, mais qui n'ont rien de trop bas ni de vulgaire. Le style simple s'abaisse jusqu'au langage le plus familier d'une conversation correcte.

C'est dans le genre sublime que rentrera le discours, si l'on emploie pour chaque idée les mots, propres ou figurés, les plus éclatants que l'on pourra trouver, si l'on fait choix de pensées capables de frapper fortement l'esprit et susceptibles de se prêter à l'amplification et au pathétique, si enfin, parmi les figures de pensées ou de mots, dont nous parlerons plus loin, on emploie celles qui ont de la grandeur.

12. De ce genre de style, voici un exemple : «Qui de vous, en effet, juges, pourrait concevoir un châtiment assez sévère pour celui qui a conçu le projet de livrer sa patrie aux ennemis ? Quel forfait peut-on comparer à ce crime ? quel supplice peut-on trouver qui soit proportionné à ce forfait ? Pour punir ceux qui auraient attenté à la pudeur d'un homme libre, déshonoré une matrone, blessé ou enfin tué quelqu'un, nos ancêtres ont épuisé les plus cruels supplices ; contre cet acte, le plus épouvantable et impie, ils ne nous ont pas laissé de châtiment particulier. Et cependant, pour les autres forfaits, c'est à une seule personne ou à peu de personnes qu'un préjudice est causé par cette faute, l'acte d'un étranger ; mais pour ce crime, tous ceux qui y ont quelque part font, par ce seul dessein, peser sur l'ensemble de leurs concitoyens la menace des catastrophes les plus épouvantables. O coeurs sauvages ! ô projets cruels ! ô hommes dépourvus de tout sentiment humain ! Qu'ont-ils osé exécuter ? Que peuvent-ils concevoir ? Un projet permettant aux ennemis, après avoir détruit les tombeaux des ancêtres et renversé nos murailles, de fondre triomphants sur la cité, leur permettant, après avoir dépouillé les temples des dieux, massacré les citoyens les plus nobles ou les avoir arrachés de force à leurs demeures et emmenés en esclavage, après avoir exposé les matrones et les hommes libres à tous les excès d'un ennemi, de livrer la ville aux horreurs d'un incendie qui la dévore tout entière ! Ils ne pensent pas, ces criminels, avoir mené leurs projets à bonne fin, tant qu'ils n'ont pas vu le triste spectacle des murs sacrés de la patrie réduits en cendres. Je ne puis, juges, égaler par mes paroles l'atrocité de leur acte; mais je m'en inquiète peu, parce que vous n'avez pas besoin de moi, pour la concevoir. Car vos coeurs où brûle l'amour de la république vous suggèrent d'eux-mêmes que celui qui a voulu livrer par trahison les biens de tous doit être rejeté radicalement de la cité qu'il a voulu écraser sous l'infâme domination des ennemis les plus méprisables».

IX. - 13. C'est au genre tempéré qu'appartiendra le discours, si, comme nous l'avons dit, nous en abaissons un peu le ton, sans toutefois descendre au style le plus commun. Exemple : «A qui faisons-nous la guerre, juges, vous le voyez ? A des alliés, qui avaient coutume de combattre pour nous, et, à nos côtés, de défendre notre empire par leur courage et leurs efforts. Forcément, ils se connaissent eux-mêmes, ils connaissent leurs ressources et leurs forces ; mais le voisinage et les rapports de toute sorte qu'ils ont eus avec nous pouvaient aussi leur faire savoir et comprendre de quoi, dans tous les domaines, était capable le peuple romain. Lorsqu'ils avaient délibéré de nous faire la guerre, quelle était, je vous le demande, la considération qui leur donnait la confiance d'entreprendre de soutenir cette guerre, lorsqu'ils comprenaient que la grande majorité des alliés restait fidèle au devoir, lorsqu'ils voyaient qu'ils n'avaient à leur disposition ni soldats nombreux, ni généraux capables, ni argent dans le trésor, ni rien enfin de ce qu'il faut pour soutenir la guerre ? Même si c'était contre des voisins, pour une question de limites, qu'ils fissent la guerre, même s'ils pensaient qu'une seule bataille dût décider de la querelle, encore se présenteraient-ils au combat mieux pourvus et mieux préparés en toutes choses que leurs adversaires. Comment donc supposer que l'empire du monde, l'empire que tous les peuples civilisés, tous les rois, toutes les nations barbares ont reconnu, soit contraints, soit consentants, après que le peuple romain les avait vaincus par les armes ou la générosité, comment supposer que, par des moyens aussi minces, ils s'efforceraient d'en déplacer le siège. Quelqu'un me demandera : «Et les habitants de Frégelles, n'est-ce pas spontanément qu'ils l'ont essayé ?» Oui, mais les alliés, eux, il leur était d'autant moins facile de l'essayer qu'ils voyaient comment les Frégellans étaient sortis de la lutte. Car des peuples qui ne connaissent pas les choses par expérience, qui, sur les différentes questions ne peuvent chercher des exemples dans leur histoire, peuvent par ignorance être facilement entraînés dans l'erreur ; au contraire, ceux qui connaissent les fâcheuses expériences des autres peuvent aisément, par le sort d'autrui, régler leur politique. Aucun motif ne les poussait donc, aucun espoir ne les autorisait à prendre les armes ? Qui croirait que l'on pût jamais se laisser posséder par la folie jusqu'à s'en prendre, sans moyens, à l'empire du peuple romain ? Il faut donc qu'ils aient eu un motif d'agir. Et pourrait-il y en avoir un autre que celui que j'indique ?»

X. - 14. Du genre simple, qui descend jusqu'au langage le plus ordinaire et le plus courant, voici un spécimen : «En effet, cet homme étant venu un jour au bain, après l'avoir oint d'huile, on commença à le frotter. Puis quand il jugea bon de descendre dans sa baignoire, voici que, se jetant à la traverse, l'accusé lui dit : «Holà ! jeune homme. Tes esclaves m'ont frappé ces jours-ci. Il faut que tu m'en rendes raison». Le jeune homme, n'ayant pas l'habitude, à son âge, de se voir interpellé par un inconnu, se mit à rougir. L'autre commença à dire d'une voix plus forte les mêmes mots et d'autres encore. Le jeune homme à la fin ose à peine lui répondre : «Permets que j'examine la chose». Alors l'autre, d'un ton qui aurait pu réussir aisément à faire rougir le plus assuré, se met à crier : «Elle est si insolente et si criarde, formée, non pas même près du cadran solaire, mais derrière la scène et dans des lieux analogues». Le jeune homme est confus. Quoi de plus naturel ? Il avait encore dans l'oreille les reproches de son gouverneur et n'avait pas l'expérience de telles injures. Où aurait-il pu voir un bouffon ayant toute honte bue, pensant que sa réputation n'avait rien à perdre, et que, par suite, il pouvait tout faire sans compromettre son bon renom ?»

15. Ces exemples suffisent à faire connaître directement les différents genres de style. En effet, l'un présentait quelque chose de simple dans ce que j'appellerai la structure générale des mots, et, de même, ailleurs, dominait soit la noblesse, soit un caractère tempéré.

Mais il faut éviter, en cherchant tel ou tel style, de tomber dans les défauts tout proches et voisins. En effet, le style sublime, qu'il faut louer, est tout proche d'un style qu'il faut éviter ; ce serait lui donner son vrai nom que de l'appeler boursouflé. Car de même que la bouffissure ressemble souvent à l'embonpoint de la santé, de même c'est le style sublime que des ignorants croient souvent trouver dans un style emphatique et enflé, où l'on exprime sa pensée au moyen de néologismes ou d'archaïsmes, de métaphores maladroites et forcées, ou de mots plus élevés que ne le comporte le sujet. Exemple : «Car celui qui fait métier de vendre sa patrie par des crimes de haute trahison ne serait pas suffisamment puni s'il était précipité dans les gouffres neptuniens. Punissez donc l'accusé, qui a suscité les montagnes de la guerre et fait disparaître les plaines de la paix». La plupart de ceux qui tombent dans ce genre sont trompés par l'apparence de la noblesse et ne peuvent voir l'enflure de leur style.

XI. - 16. Ceux qui visent au style tempéré, s'ils ne peuvent y atteindre, s'écartent du but et aboutissent au genre limitrophe, que nous appelons flasque, parce qu'il n'a pas de nerfs ni d'articulations, si bien que je l'appellerai flottant au hasard, parce qu'il flotte çà et là, sans arriver à une allure assurée et virile. Voici un exemple : «Puisque nos alliés voulaient déployer contre nous l'étendard de la guerre, assurément ils auraient dû calculer à plusieurs reprises ce qu'ils pouvaient faire, si vraiment ils le faisaient spontanément, au lieu d'être secondés par une multitude d'hommes originaires d'ici, pleins de mauvaises intentions et d'audace. On a coutume en effet de réfléchir longuement, lorsqu'on veut s'engager dans de grandes entreprises». Un langage de cette sorte ne peut fixer l'attention de l'auditeur ; car il est diffus et n'arrive pas à enfermer une idée d'ensemble en des expressions définitives.

Ceux qui ne peuvent réussir à observer, dans le choix des mots, cette élégante simplicité dont j'ai parlé plus haut tombent dans un style sec et décharné, qu'on pourrait assez justement appeler chétif. En voici un exemple : «Car, aux bains, l'accusé s'approcha de mon client ; puis il lui dit : «Ton esclave que voici m'a frappé». Puis mon client lui répond : «J'examinerai». Puis le premier fit du tapage et cria de plus en plus fort en présence de nombreuses personnes». Ce style est vraiment sans force ni distinction, car il n'a pas ce qui distingue le style simple, une phrase formée de mots élégants et corrects.

Tous les genres de style, sublime, tempéré et simple, prennent une allure brillante par l'emploi des figures de rhétorique, dont nous parlerons plus loin ; employées en petit nombre, elles relèvent le style, comme feraient des couleurs ; trop prodiguées, elles l'obscurcissent. De toute façon, il faut, en parlant, varier le genre du style, qu'après le sublime vienne le tempéré, après le tempéré le simple puis varier encore et toujours, car ainsi la variété préviendra facilement la satiété.

XII. - 17. Nous avons indiqué dans quels genres de style devait rentrer l'élocution ; voyons maintenant les qualités générales qu'elle doit réunir pour être approuvée de tout point. Celle qui convient le mieux à l'art oratoire doit réunir trois mérites : choix judicieux, habile agencement, allure brillante.

Grâce au choix judicieux, toutes les idées semblent exprimées sans incorrection ni obscurité. On y distingue deux parties : latinité et clarté. La latinité s'attache à une langue pure et exempte de tout défaut. Ces défauts de la langue, qui peuvent l'empêcher d'être du latin correct, sont le solécisme et le barbarisme. Il y a solécisme, lorsque, dans un groupe de mots, l'un d'eux, qui dépend d'un autre, ne s'accorde pas régulièrement avec celui dont il dépend. Il y a barbarisme quand on emploie un mot sous une forme incorrecte. Comment éviter ces fautes, nous le dirons clairement dans notre traité de grammaire. La clarté rend le style parfaitement lumineux. On y arrive par deux moyens : emploi de mots courants et de termes propres. Les mots courants sont ceux dont on se sert habituellement dans le langage; les termes propres sont ceux qui s'appliquent ou peuvent s'appliquer à l'objet dont nous parlons.

18. L'agencement consiste en un arrangement de mots qui donne un égal poli à toutes les parties de la phrase. Pour l'assurer, on évitera les trop nombreuses rencontres de voyelles, qui forment dans le discours des hiatus excessifs, comme : bacae aeneae amoenissime impendebant et le retour trop fréquent de la même lettre. Ce défaut sera illustré par l'exemple du vers suivant (car ici, puisqu'il s'agit de défauts, rien n'empêche d'emprunter les exemples à d'autres) :

O Tite, tute, Tati, tibi tanta, tyranne, tulisti

et de cet autre vers du même poète :

quoiquam quicquam, quemque quisque conveniat, neget.

Eviter aussi le retour trop fréquent du même mot, comme dans cette phrase : nam cujus rationis ratio non exstet, ei rationi ratio non est fidem habere. De même nous n'emploierons pas à la file, comme dans l'exemple suivant, des mots à désinence casuelle semblable :

Flentes, plorantes, lacrimantes, obtestantes

Nous éviterons également les hyperbates, à moins qu'elles ne flattent l'oreille, comme nous le dirons plus tard : ce défaut se rencontre continuellement chez Caelius Antipater, par exemple : In priore libro has res ad te scriptas, Luci, misimus, Aeli. De même il faut s'interdire les longues périodes, qui fatiguent et l'oreille de l'auditeur et la respiration de l'orateur. Tels sont les défauts à éviter dans l'agencement ; il nous reste à terminer par l'allure brillante [du style].

XIII. - L'allure brillante communique de l'éclat à la phrase, grâce à la variété qui la relève. On y distingue ce qui sert à donner de l'éclat aux mots et aux pensées. On donne de l'éclat aux mots par un fini particulier qui porte sur les mots eux-mêmes. L'éclat porte sur la pensée lorsque ce ne sont pas 1es mots, mais les idées mêmes qui ont ce que j'appelle cette allure brillante.

19. L'anaphore consiste, pour des idées analogues ou différentes, à employer le même mot en tête de plusieurs propositions qui se suivent ; par exemple : «C'est à vous qu'il faut attribuer cette action, à vous qu'il en faut rendre grâce, à vous que votre conduite rapportera de l'honneur». Ou encore : «Scipion a renversé Numance, Scipion a détruit Carthage, Scipion a procuré la paix, Scipion a sauvé la cité». Ou encore : «Toi paraître au forum ! toi, voir la lumière ! toi, te présenter devant ces hommes ! Tu oses parler ? tu oses leur adresser une demande ? tu oses demander grâce ? Que peux-tu dire pour ta défense ? Qu'oses-tu réclamer ? Que penses-tu qu'il faille t'accorder ? N'as-tu pas violé ton serment ? N'as-tu pas trahi tes amis ? N'as-tu pas porté les mains sur ton père ? Ne t'es-tu pas enfin plongé dans les turpitudes de tout genre ?» Cet ornement a beaucoup de charme, et aussi, au plus haut point, de noblesse et d'énergie. Il faut donc, semble-t-il, l'employer pour donner au style de l'éclat et de l'ampleur.

La conversion est la figure par laquelle nous reprenons le même mot, non plus au commencement, comme dans le cas précédent, mais à la fin de membres de phrase consécutifs. Exemple : «Les Carthaginois, c'est la justice du peuple romain qui les a vaincus, ses armes qui les ont vaincus, sa générosité qui les a vaincus». Ou encore : «Depuis que de notre cité la concorde a disparu, la liberté aussi a disparu, la bonne foi a disparu, l'amitié a disparu, la république a disparu». Ou encore : «C. Laelius, c'est un homme nouveau qu'il était, un homme de talent qu'il était, un homme savant qu'il était, un ami des gens de bien et des tendances au bien qu'il était ; donc, dans la cité, c'est le premier qu'il était». Ou encore : «C'est ton acquittement que tu demandes ? Ce faisant, c'est leur parjure que tu demandes, l'indifférence à leur réputation que tu demandes, le sacrifice des lois romaines à ton caprice que tu demandes».

XIV. - 20. L'embrassement (complexio) unit (complectitur) les deux ornements : nous employons donc à la fois l'anaphore et la conversion, dont nous venons de parler ; nous reprenons plusieurs fois le même mot en anaphore et nous le ramenons plusieurs fois à la fin de membres de phrase successifs. Exemple : «Quels sont ceux qui ont rompu souvent les traités ? Les Carthaginois. Quels sont ceux qui ont conduit la guerre si cruellement ? Les Carthaginois. Quels sont ceux qui ont dévasté l'Italie ? Les Carthaginois. Quels sont ceux qui veulent qu'on leur pardonne ? Les Carthaginois. Voyez donc s'ils le méritent». Autre exemple : «Celui que le sénat a condamné, que le peuple romain a condamné, que l'opinion générale a condamné, vous iriez l'absoudre par vos suffrages ?»

La répétition fait que le même mot peut être employé souvent d'affilée sans blesser le goût, et même en ajoutant à l'élégance de la phrase. Exemple : «Celui qui, dans la vie, ne voit rien de plus agréable que la vie, ne peut mener une vie vertueuse». Autre exemple : «Tu appelles homme un être qui, s'il avait été un homme, n'aurait jamais attenté si cruellement à la vie d'un homme. Il a donc voulu se venger de son adversaire, au point d'apparaître comme son propre adversaire ?» Autre exemple : «Laisse les richesses au riche ; toi, préfère la vertu aux richesses ; car, si tu veux comparer les richesses à la vertu, les richesses te paraîtront à peine dignes d'être les servantes de la vertu».

21. Dans le même genre d'ornements rentre celui qui consiste à employer le même mot, tantôt avec un rôle, tantôt avec un autre. Exemple : Cur eam rem tam studiose curas, quae tibi multas dabit curas ? Autre exemple : Nam amari jucundum, si curetur ne quid insit amari. Autre exemple : Veniam ad vos, si mihi senatus dat veniam.

Dans les quatre sortes de figures que nous avons exposées jusqu'ici, ce n'est pas le manque de mots qui fait reprendre plusieurs fois le même mot ; mais il en résulte un plaisir que les oreilles sentent mieux que les mots ne sauraient l'expliquer.

XV. - L'antithèse consiste à faire la phrase en opposant deux idées contraires. Exemple : «La flatterie a des commencements agréables, mais elle conduit à un dénouement très amer». Autre exemple : «Tu te montres clément pour tes amis, implacable pour tes ennemis». Autre exemple : «Quand tout est calme, tu t'agites ; quand tout s'agite, tu es calme. Pour une chose qui devrait te laisser froid, tu es feu et flamme ; pour une chose qui réclame tout ton feu, tu es froid. Quand il faudrait te taire, tu cries ; quand il est convenable de parler, tu gardes le silence. Tu es là : tu veux aller ailleurs ; tu es ailleurs : tu brûles de revenir. En temps de paix, tu ne cesses de demander la guerre ; en temps de guerre, tu regrettes la paix. Dans l'assemblée du peuple, tu parles du courage militaire ; au combat ta lâcheté te rend insupportable le son de la trompette». Si nous nous servons de cette figure pour relever notre style, il pourra avoir de la force et de l'éclat.

22. L'exclamation exprime la douleur ou l'indignation par une apostrophe à un homme, à une ville, à un lieu, à une chose quelconque. Exemple : «C'est à toi maintenant que je m'adresse, Scipion l'Africain, toi, dont le nom, même après ta mort, fait l'éclat et la gloire de la cité. Tes plus illustres petits-fils ont abreuvé de leur sang la cruauté de leurs adversaires». Autre exemple : «O perfide Frégelles, avec quelle facilité ton crime t'a perdue ! Cette ville, dont l'éclat, hier encore, illustrait l'Italie, conserve à peine aujourd'hui les restes de ses fondations». Autre exemple : «Ennemis des gens de bien, vous avez voulu ravir les biens, la vie des citoyens les plus vertueux ; est-ce l'iniquité des jugements qui vous a inspiré une telle confiance dans vos accusations calomnieuses ?» Si nous employons ce genre d'exclamations à propos, rarement, et quand la grandeur du sujet semble le réclamer, nous ferons naître dans l'âme de l'auditeur toute l'indignation que nous voudrons.

L'interrogation n'a pas toujours de la force ni de l'élégance ; c'est toutefois le cas de celle qui, après l'énumération de tout ce qui parle contre la cause des adversaires, renforce ce qui vient d'être dit. Exemple : «Quand tu faisais, disais, réglais tout cela, éloignais-tu et détachais-tu de la république les âmes des alliés ? oui ou non ? et celui qui empêchait ces manoeuvres et ne leur permettait pas de produire leur effet, fallait-il le récompenser ou non ?»

XVI. - 23. La question raisonnée est la figure où nous nous interrogeons nous-mêmes sur la raison de ce que nous disons, et où nous nous demandons à nous-mêmes coup sur coup l'explication de nos affirmations. En voici un exemple : «Nos ancêtres, lorsqu'ils condamnaient une femme pour un crime, la croyaient convaincue de beaucoup de fautes par ce seul jugement. Comment ? Parce que celle qu'ils avaient, par jugement, déclarée impudique, ils pensaient l'avoir en même temps condamnée pour empoisonnement. Pourquoi donc ? Parce que la femme qui a plié son corps à la passion la plus éhontée doit nécessairement craindre beaucoup de personnes. Quelles personnes ? Son mari, son père et sa mère, tous ceux aussi sur lesquels elle voit que retombera l'infamie de son déshonneur. Et alors ? Ceux qu'elle craint à ce point, il est nécessaire que, par tous les moyens, elle songe à les empoisonner... Pourquoi est-ce nécessaire ? Parce qu'aucun motif honnête ne peut retenir la femme, dans l'âme de laquelle la grandeur de sa faute verse la crainte, l'excès de sa passion, l'audace, la nature de la femme, le manque de pondération. Et alors ? celle qu'ils condamnaient pour empoisonnement, que pensaient-ils d'elle ? Qu'elle était nécessairement impudique également. Pourquoi ? Parce que nul motif, plus qu'un honteux amour et une passion excessive, n'a pu la pousser à ce crime ; d'autre part, lorsque l'âme d'une femme était corrompue, ils n'ont pas cru que son corps fût chaste. Et pour les hommes ? N'observaient-ils pas la même règle ? Nullement. Pourquoi donc ? Parce que les hommes sont poussés à un seul crime par telle ou telle passion, chez les femmes, tous les crimes ont pour cause une seule passion».

Autre exemple : «Nos ancêtres ont sagement agi en n'étant jamais la vie à un roi fait prisonnier durant une guerre. Pourquoi donc ? Parce qu'il aurait été injuste d'user d'un avantage donné par la fortune pour envoyer au supplice des hommes que naguère cette même fortune avait placés à un rang si élevé. Mais n'a-t-il pas conduit une armée contre nous ? Je ne m'en souviens plus. Pourquoi donc ? Parce qu'il est digne d'un homme de guerre de regarder comme ennemis ceux qui lui disputent la victoire, mais, lorsqu'ils sont vaincus, de les considérer comme des hommes, afin que le courage puisse rendre la guerre moins cruelle et la paix plus humaine. Mais, s'il avait été vainqueur, il n'aurait pas agi de même ? Non, assurément, il n'aurait pas été aussi sage. Pourquoi donc l'épargner ? C'est que j'ai pour habitude de mépriser, non d'imiter un tel manque de raison».

24. Cet ornement convient tout particulièrement au style familier et soutient l'attention de l'auditeur à la fois par l'agrément de ce style et par l'attente des raisons données.

XVII. La sentence est une maxime tirée de la pratique de la vie : elle indique sous une forme concise ce qui se passe ou ce qui devrait se passer dans l'existence. Exemple : «Il est difficile de commencer à respecter la vertu, quand on a toujours été favorisé du sort». Autre exemple : «Celui-là doit être regardé comme libre, qui n'est l'esclave d'aucune honteuse passion». Autre exemple : «Pauvres également, celui qui n'a pas assez et celui qui n'a jamais assez». Autre exemple : «Il faut choisir la meilleure règle générale de conduite ; l'habitude la rendra agréable».

Ces sentences, complètes par elles-mêmes, ne doivent pas être rejetées, parce que, si elles n'ont pas besoin de preuves, la brièveté de l'expression y a beaucoup de charme. Mais il faut admettre aussi un autre genre de sentences, celui que l'on appuie en y ajoutant une preuve. Exemple : «Toutes les règles qui permettent de bien vivre doivent reposer sur la vertu, parce que la vertu seule ne dépend que d'elle-même : en dehors d'elle, tout est soumis à la volonté de la fortune». Autre exemple : «Ceux qui n'ont recherché l'amitié d'un homme que pour ses biens de fortune disparaissent tous avec sa fortune, dès qu'elle s'est évanouie. Car la cause qui avait noué leur commerce ne subsistant plus, il ne reste rien qui puisse maintenir cette amitié».

Il y a aussi des sentences qui sont présentées sous les deux formes. Sans preuves, exemple : «C'est une erreur que de se croire, dans la prospérité, à l'abri de toutes les attaques de la fortune. C'est penser sagement que de redouter les revers au milieu même des succès».

25. Avec preuves, exemple : «C'est une erreur de croire qu'il faut pardonner les fautes de la jeunesse ; cet âge, en effet, n'est pas un obstacle aux sains penchants. Au contraire, c'est agir sagement que de punir les jeunes gens avec une particulière sévérité, afin de les amener, dans l'âge qui s'y prête le mieux, à acquérir les vertus qui peuvent assurer le bonheur de leur vie entière».

Ces sentences, il faut être réservé dans leur emploi, pour éviter de sembler des moralistes et non des orateurs. Ainsi employées, elles contribuent puissamment à donner de l'éclat au style. Il est nécessaire en effet que l'auditeur les approuve tacitement, puisqu'il voit s'appliquer à la cause un fait incontestable, appuyé sur la pratique de la vie.

XVIII. - On appelle contraire la figure qui, étant donné deux choses opposées, emploie l'une à prouver l'autre brièvement et facilement. Exemple : «Celui qui s'est toujours désintéressé de ses propres intérêts, comment espérer qu'il s'intéressera aux affaires d'autrui ?» Autre exemple : «Celui que tu as connu ami perfide, comment penser qu'il pourra être ennemi loyal ? Celui qui, simple particulier, a montré un orgueil intolérable, comment espérer que, au pouvoir, il sera facile à vivre et capable de se connaître ? Et celui qui, dans la conversation ordinaire et le cercle de ses amis, n'a jamais dit la vérité, comment croire que, devant l'assemblée du peuple, il se gardera du mensonge ?» Autre exemple : «Ceux que nous avons précipités des collines, allons-nous craindre de les rencontrer en rase campagne ? Plus nombreux que nous, ils n'ont pu nous résister, malgré notre petit nombre ; maintenant que nous sommes plus nombreux, allons-nous craindre qu'ils ne l'emportent sur nous ?»

26. Ce moyen d'orner le style doit être complet en peu de mots et ces mots doivent bien se suivre ; il est agréable à entendre, en raison de sa forme courte et pleine ; en outre, appuyant sur le contraire, il prouve avec force ce que l'orateur a besoin d'établir, et, de ce qui n'est pas douteux, tire ce qui est douteux, si bien que la réfutation est impossible ou n'est possible qu'avec beaucoup de difficultés.

XIX. - On appelle membre de phrase un groupe de quelques mots formant un tout complet, mais n'exprimant pas une pensée entière, groupe qui est complété par un autre membre de phrase. Exemple : «D'une part tu rendais service à ton ennemi». Voilà ce que nous appelons un membre ; il faut qu'il soit complété par un second : «D'autre part, tu portais préjudice à ton ami». Cet ornement du style peut se composer de deux membres seulement ; mais il est plus élégant et plus parfait, lorsqu'il se compose de trois. Exemple : «Tu rendais service à ton ennemi, tu portais préjudice à ton ami, tu ne veillais pas à tes intérêts». De même : «Tu n'as ni veillé aux intérêts de l'Etat, ni servi tes amis, ni résisté à tes ennemis».

On appelle incise chacun des mots séparés par un intervalle dans une phrase coupée. Exemple : «Ton énergie, ta voix, ton expression ont effrayé tes adversaires». Autre exemple : «C'est par l'intrigue, les injures, ton influence, ta perfidie, que tu t'es débarrassé de tes ennemis». Entre cette figure et la précédente voici la différence de force : l'effet de la première est plus lent et moins fréquent, l'effet de la deuxième plus pressé et plus rapide. Aussi dans la première il semble que le bras s'avance et que la main se lance pour amener la pointe de l'épée au corps de l'ennemi, et, dans la deuxième, que le corps soit blessé par des coups pressés et rapides.

27. La période est constituée par un groupe de mots bien suivis exprimant une pensée complète. Nous nous en servirons dans trois cas : dans les sentences, dans les contraires, dans les conclusions. Dans les sentences, exemple : «La fortune ne peut beaucoup nuire à celui qui a compté sur la vertu plus fermement que sur le hasard». Dans les contraires, exemple : «Car si un homme n'a pas fondé grande espérance sur le hasard, comment le hasard pourrait-il lui nuire beaucoup ?» Dans une conclusion, exemple : «Car si la fortune a beaucoup de prise sur ceux qui ont fondé tous leurs plans sur le hasard, il ne faut pas tout abandonner à la fortune, pour éviter qu'elle exerce sur nous un pouvoir trop absolu». Dans ces trois cas la force de la période dépend de l'abondance des mots, au point que le talent de l'orateur paraît manquer d'énergie, si la sentence, le contraire et la conclusion ne sont pas présentés au moyen de mots abondants ; dans d'autres cas également il n'est pas inutile, mais il n'est pas indispensable d'exprimer certaines idées au moyen de ces périodes.

XX. - Il y a balancement, quand les membres de phrase dont nous avons parlé plus haut se composent à peu près du même nombre de syllabes. On y arrivera, non pas en comptant les syllabes, ce qui serait puéril ; mais l'usage et l'exercice nous donneront une telle facilité que, par une espèce de sentiment instinctif, en regard d'un premier membre nous pourrons placer un second membre de longueur égale. Exemple : «Le père recevait la mort dans les combats, le fils préparait les noces dans sa maison». Autre exemple : «L'un, la fortune lui a donné la félicité ; l'autre, ses efforts lui ont assuré ses qualités». Dans cette figure, il peut souvent arriver que le nombre des syllabes ne soit pas égal et cependant le paraisse : tel est le cas si l'un des deux membres n'est plus court que de une ou deux syllabes, ou si, l'une des deux comptant plus de syllabes, dans l'autre une ou plusieurs sont de quantité plus longue ou de sonorité plus ample, de telle sorte que la quantité ou la sonorité de ce membre compense le plus grand nombre de syllabes de l'autre.

28. L'ornement du style est dit à désinences casuelles semblables, lorsque, dans une même période, on emploie deux ou plusieurs mots de même cas et de désinence semblable. Exemple : Hominem laudem egentem virtutis, abundantem felicitatis ? Autre exemple : Huic omnis in pecunia spes est, a sapientia est animus remotus ; diligentia comparat divitias, neglegentia corrumpit animum, et tamen, cum ita vivit, neminem prae se ducit hominem.

Il y a chute semblable, lorsque, abstraction faite des cas, la terminaison des mots est la même. Exemple : Turpiter audes facere, nequiter studes dicere, vivis insidiose, delinquis studiose, loqueris odiose. Autre exemple : Audaciter territas, humiliter placas.

Ces deux ornements du style, fondés sur la similitude, l'une de la terminaison, l'autre de la désinence casuelle, offrent entre elles une extrême analogie : c'est pourquoi ceux qui savent bien s'en servir les emploient généralement ensemble dans les mêmes phrases. Voici comment il faut les disposer : Perditissima ratio est amorem petere, pudorem fugere, diligere formam, neglegere famam.

XXI. - 29. II y a paronomase, quand d'un mot ou d'un nom on en rapproche un autre qui en diffère par la quantité ou les lettres, de telle façon que deux mots semblables expriment des choses différentes. Cette figure revêt des formes nombreuses et variées. Tantôt une lettre est abrégée, puis contractée. Exemple : Hic, qui se magnifice jactat atque ostentat, venit ante quam Romam venit. Tantôt c'est le contraire : Hic, quos homines alea vincit, eos ferro statim vincit. La même lettre peut devenir longue. Exemple : Hinc avium dulcedo ducit ad avium, ou brève : Hic, tametsi videtur esse honoris cupidus, tantum tamen curiam diligit, quantum Curiam. On ajoute des lettres. Exemple : Hic sibi posset temperare, nisi amori mallet obtemperare. Quelquefois on en retranche : Si lenones aitasset tamquam leones, vitae tradidisset se. On en transpose : Videte, judices, utrum homini navo an vano credere malitis. On les change. Exemple : Dilegere oportet, quem velis diligere.

Telles sont les paronomases qui résultent d'un changement restreint de lettres, d'un allongement, d'une permutation ou de quelque modification de ce genre.

XXII. 30. Mais il y en a d'autres, où les mots n'offrent pas une ressemblance aussi grande et pourtant ne sont pas dissemblables. De ces cas, voici un exemple : Quid veniam, qui sim, quare veniam, quem insimulem, cui prosim, quae postulem, brevi cognoscetis. Car il y a ici entre certains mots une certaine ressemblance, moins complète que dans les exemples précédents, mais à laquelle on doit cependant recourir quelquefois. Voici un autre cas : Demus operam. Quirites, ne omnino patres conscripti circumscripti putentur. Dans cette dernière paronomase, les mots ont une ressemblance plus étroite que dans la précédente, mais moins frappante que dans les premières, parce qu'il n'y a pas seulement de lettres ajoutées, il y en a aussi de changées.

Il y en a une troisième forme, provenant d'un changement de cas dans un ou plusieurs noms.

31. Dans un nom, exemple : Alexander Macedo summo labore animum ad virtutem a pueritia confirmavit. Alexandri virtutes per orbem terrae cum laude et gloria vulgatae sunt. Alexandrum omnes maxime metuerunt, idem plurimum dilexerunt. Alexandro si vita data longior esset, trans Oceanum Macedonum transvolassent sarisae. C'est ici le même nom qui passe par différents cas. Plusieurs noms, en changeant de cas, produiront une paronomase dont voici un exemple : Tiberium Gracchum rem publicam administrantem prohibuit indigna nex diutius in eo commorari. Gaio Graccho similis occisio est oblata, quae virum reipublicae amantissimum subito de sinu civitatis eripuit. Saturninum fade captura malorum perfidia per scelus vita privavit. Tuus, o Druse, sanguis domesticos parietes et vultum parentis aspersit. Sulpicio, cui paulo ante omnia concedebant, cum brevi spatio non modo vivere, sed etiam sepelirii prohibuerunt.

32. Ces trois derniers genres d'ornement, fondés l'un sur des désinences casuelles semblables, l'autre sur des terminaisons semblables, la troisième sur des ressemblances de mots, doivent être employés très rarement lorsque nous plaidons une cause véritable, parce qu'ils semblent ne pouvoir être trouvés qu'en faisant un effort et en se donnant de la peine.

XXIII. Et de semblables recherches semblent mieux faites pour l'agrément que pour la vérité. Aussi le crédit, le sérieux et la gravité de l'orateur sont-ils affaiblis par un usage fréquent de ces ornements. Et non seulement l'autorité de la parole est détruite, mais l'auditeur est choqué par ce style, où l'on trouve esprit et grâce, non pas noblesse et beauté. Aussi les choses grandes et belles peuvent-elles plaire longtemps ; mais celles qui sont spirituelles et ingénieuses fatiguent bientôt l'oreille, le plus délicat de nos sens. Si donc nous employons ces figures à des intervalles trop rapprochés, nous semblerons nous plaire à des puérilités de style ; par contre, si nous nous en servons rarement et que nous les répandions avec variété dans toute la cause, nous y jetterons l'éclat de points lumineux semés avec agrément.

33. La subjection consiste à interroger nos adversaires ou à nous demander à nous-mêmes ce qui peut être dit par eux ou contre nous ; puis nous ajoutons aussitôt (subjicimus) ce qu'il faut dire ou non, ce qui peut être utile ou contraire à notre cause.

Exemple : «dans ces conditions, je demande comment l'accusé a tant d'argent. Un patrimoine considérable lui a-t-il été laissé ? Mais les biens de son père ont été vendus. Lui est-il survenu quelque héritage ? On ne peut le dire ; il y a plus : tous ses parents l'ont déshérité. A-t-il tiré quelque argent d'un procès civil ou criminel ? Non seulement ce n'est pas le cas, mais il a été lui-même condamné à payer une forte somme par suite d'engagements antérieurs. Si donc, comme vous le voyez tous, il ne s'est enrichi par aucun de ces moyens, ou bien il a une mine d'or chez lui, ou il a acquis de l'argent par des moyens illicites».

XXIV. - Autre exemple : «Souvent, juges, j'ai remarqué que bien des accusés cherchent leur appui dans quelque motif honnête, que leurs ennemis mêmes ne sauraient repousser. Mon adversaire ne peut en invoquer de semblable. Trouvera-t-il une sauvegarde dans la vertu de son père ? Mais vous, juges assermentés, vous l'avez condamné à mort. Se retournera-t-il vers sa propre vie ? Quelle vie et de quelle honnêteté ? Car la vie qu'il a menée ici, sous nos yeux, vous la connaissez tous. Du moins énumérera-t-il ses parents, en faveur desquels vous pourriez vous laisser toucher ? Il n'en a pas. Mettra-t-il en avant ses amis ? Mais il n'est personne qui ne dût rougir d'être appelé son ami».

Autre exemple : «Ton ennemi que tu jugeais coupable, tu l'as sans doute traduit en justice ? Non, car tu l'as tué sans qu'il fût condamné. As-tu redouté les lois qui défendent d'agir ainsi ? Mais tu n'as même pas songé qu'il en existât. Lorsqu'il te rappelait votre ancienne amitié, t'es-tu laissé toucher ? Non, car tu l'as tué tout de même, et avec plus d'empressement encore. Et lorsque ses enfants se traînaient à tes pieds, as-tu été ému de pitié ? Non, tu as même eu l'extrême cruauté de les empêcher de donner la sépulture à leur père».

34. Il y a beaucoup de force et de poids dans cet ornement, parce qu'après avoir demandé ce qu'il fallait faire, on ajoute immédiatement que cela n'a pas été fait. Aussi arrive-t-il très facilement qu'on amplifie ainsi l'indignité de l'action.

Par une autre forme de la même figure, c'est à nous-mêmes que nous suggérons des questions : «Que me fallait-il faire, enveloppé par un si grand nombre de Gaulois ? Combattre ? Mais, en admettant que nous nous fussions alors portés en avant avec une faible poignée d'hommes, le terrain même nous était très défavorable. Rester dans mon camp ? Mais nous n'avions ni secours à attendre, ni moyen de prolonger notre vie. Abandonner le camp ? Nous étions bloqués. Sacrifier la vie des soldats ? Mais je pensais que s'ils m'avaient été confiés, c'était à la condition de les conserver, autant que je le pouvais, à leur patrie et à leurs parents. Repousser les conditions des ennemis ? Mais il vaut mieux sauver les hommes que les bagages».

On accumule ainsi les suggestions, afin que leur ensemble montre bien qu'il n'y avait pas de meilleur parti à prendre que celui qui a été adopté.

XXV. - Il y a marche par gradins lorsqu'on ne passe pas au mot suivant avant de s'être bien appuyé sur les précédents. Exemple : «Quel espoir de liberté reste-t-il, si ces hommes se permettent tout ce qui leur plaît, peuvent réaliser tout ce qu'ils se croient permis, osent tout ce qu'ils peuvent réaliser, font tout ce qu'ils osent et ne vous voient pas désapprouver ce qu'ils osent ?» Autre exemple : «Il n'est pas vrai que j'aie conçu ce projet et ne l'aie pas conseillé, ni que je l'aie conseillé et n'aie pas donné l'exemple de me mettre à l'exécuter, ni que j'aie donné l'exemple de l'exécuter et n'aie pas poussé l'exécution jusqu'au bout, ni que j'aie poussé l'exécution jusqu'au bout sans approuver le fait». Autre exemple : «L'Africain dut son mérite à son activité, sa gloire à son mérite, ses rivaux à sa gloire». Autre exemple : «L'empire de la Grèce appartint aux Athéniens. Les Athéniens furent soumis par les Spartiates, les Spartiates défaits par les Thébains, les Thébains vaincus par les Macédoniens, qui, à l'empire de la Grèce, ajoutèrent bientôt l'Asie que soumirent leurs armes».

35. Il y a de l'élégance dans la répétition constante du mot précédent, répétition qui caractérise cet ornement du style.

La définition embrasse d'une façon brève et complète les qualités spécifiques d'une chose. Exemple : «La majesté de la république, c'est ce qui fait la dignité et la grandeur de l'Etat». Autre exemple : «J'entends par injures un coup frappant le corps, un outrage blessant l'oreille, une honte quelconque, portant atteinte à la vie de quelqu'un». Autre exemple : «Ton acte est de l'économie, non de l'avidité ; car l'économie consiste à veiller soigneusement sur son propre bien, l'avidité à désirer injustement le bien d'autrui». Autre exemple : «Tu as montré non du courage, mais de la témérité ; car le courage consiste à mépriser fatigues et périls en recherchant un résultat utile et en escomptant certains avantages, la témérité consiste, en bravant les douleurs sans raison, à affronter le péril à la façon d'un gladiateur». Ce qui fait l'avantage que l'on reconnaît à cet ornement, c'est qu'il énonce complètement le caractère spécifique de chaque chose avec une telle clarté et l'expose avec une telle brièveté, qu'il semble inutile d'employer plus de paroles et qu'on juge impossible d'en employer moins.

XXVI. - On appelle transition la figure qui rappelle brièvement ce qui a été dit, et, brièvement encore, expose ce qui va venir. Exemple : «Comment il vient de se conduire envers sa patrie, vous le savez ; considérez maintenant ce qu'il a été envers ses parents». Autre exemple : «Vous connaissez les bienfaits dont j'ai comblé l'accusé ; apprenez maintenant la reconnaissance qu'il m'a témoignée». Cet ornement n'est pas sans valeur sous un double rapport : il rappelle à l'auditeur ce qu'on a dit et le prépare à ce qui va venir.

36. La correction revient sur le mot employé et le remplace par un autre qui semble mieux approprié. Exemple : «Si l'accusé en avait prié ses hôtes, ou plutôt s'il leur avait fait seulement un signe, son projet aurait pu facilement se réaliser». Autre exemple : «Quand les accusés furent vainqueurs ou plutôt qu'ils furent vaincus, car comment appeler victoire un événement qui a été plus funeste qu'avantageux pour les vainqueurs ?» Autre exemple : «O compagne du mérite, jalousie, qui suis généralement les gens de bien et plutôt qui les persécutes». Cette figure fait impression sur l'esprit de l'auditeur. En effet, la chose exprimée en termes ordinaires semble seulement indiquée ; la correction de l'orateur lui-même la fait aller mieux au but. Ne serait-il pas préférable, dira-t-on, d'employer d'emblée, surtout quand on écrit, le mot le meilleur et le mieux choisi ? Non, cela ne vaut pas toujours mieux, si le changement de mot doit prouver que la pensée est telle que, rendue par le mot ordinaire, elle semble faire moins d'impression, et qu'avec le secours d'un mot mieux choisi, elle prend plus de relief. Si l'on était arrivé tout de suite à ce mot, on n'aurait remarqué ni l'idée ni le mot.

XXVII. - 37. Par la prétérition nous disons laisser de côté, ignorer ou ne vouloir pas dire ce que nous disons précisément. Exemple : «Ton enfance, que tu as prostituée à tous, j'en parlerais, si je croyais le moment venu. Mais je me tais à dessein. Je laisse également de côté que les tribuns t'ont présenté comme ayant manqué à ton service militaire, puis que tu as été obligé de faire réparation pour injures à L. Labeo. Tout cela, selon moi, n'a aucun rapport à la question ; je n'en parle pas et reviens à ce qui fait le fond du procès». Autre exemple : «Je ne dis pas que tu as reçu de l'argent des alliés ; je ne m'occupe pas des pillages auxquels tu t'es livré sur les cités, sur les royaumes, sur les maisons de tous les particuliers ; je laisse de côté tous tes vols, tous tes brigandages». Cet ornement est utile s'il s'agit d'une chose qu'il importe de ne pas exposer crûment, parce qu'il est utile de l'indiquer par prétérition, qu'elle est longue ou abjecte, qu'elle serait difficile à raconter clairement, ou qu'elle peut être facilement réfutée, de telle sorte qu'il est plus utile de faire naître le soupçon par la prétérition, que d'aller droit au but par un discours qui serait rétorqué.

Il y a disjonction, lorsque chacune des idées que nous exprimons, qu'elles soient deux ou davantage, est exprimée par un verbe spécial placé à la fin du membre de phrase. Exemple : Populus Romanus Numantiam delevit, Kartaginem sustulit, Corinthum disjecit, Fregellas evertit. Nihil Numantinis vires corporis auxiliatae sunt, nihil Kartaginiensibus scientia rei militaris adjumento fuit, nihil Corinthis erudita calliditas praesidi tulit, nihil Fregellanis morum et sermonis societas opitulata est. Autre exemple : Formae dignitas aut morbo deflorescit aut velustate exstinguitur. On voit que, dans cet exemple, les deux choses, et, dans le premier toutes, sont exprimées par un verbe spécial en fin de phrase.

38. La conjonction consiste à placer au milieu de la phrase le verbe qui se rapporte à la première partie comme à la suivante : «La beauté physique se flétrit par la maladie ou avec l'âge».

L'adjonction consiste à mettre le verbe qui résume l'idée, non pas au milieu de la phrase, mais en tête ou à la fin. En tête : «On voit se flétrir la beauté physique par la maladie ou avec l'âge». A la fin : «C'est par la maladie ou avec l'âge que la beauté physique se flétrit».

La disjonction est employée pour l'agrément ; il faut donc en user modérément, afin d'éviter la sobriété ; la conjonction pour la brièveté, aussi faut-il l'employer plus souvent.

XXVIII. - Le redoublement est la répétition d'un ou de plusieurs mots, soit pour amplifier, soit pour émouvoir. Exemple : «Des guerres, C. Gracchus, des guerres domestiques et intestines, voilà ce que tu soulèves». Autre exemple : «Tu n'as pas été ému, lorsque ta mère embrassait tes genoux ; tu n'as pas été ému ?» Autre exemple : «Et maintenant tu oses t'offrir aux regards de tes concitoyens, traître à la patrie ? Traître, dis-je, à la patrie, tu oses t'offrir aux regards de tes concitoyens ?» La vive impression, produite sur l'auditeur par la répétition, porte une blessure plus profonde à l'adversaire ; c'est comme si un trait frappait à plusieurs reprises la même partie du corps.

L'interprétation ne redouble pas le mot en le répétant, mais remplace par un autre de même sens celui qui avait été employé. Exemple : «C'est la république que tu as renversée de fond en comble, l'Etat que tu as abattu complètement». Autre exemple : «Tu as indignement frappé ton père ; tu as porté sur l'auteur de tes jours une main criminelle». L'âme de l'auditeur est nécessairement émue lorsque l'impression forte produite par la première expression est renouvelée par l'emploi d'un synonyme explicatif.

39. Il y a commutation lorsque deux pensées contradictoires produisent, par un renversement dans l'ordre des mots, l'impression que la seconde est déduite de la première, quoiqu'elle la contredise. Exemple : «Il faut manger pour vivre, non pas vivre pour manger». Autre exemple : «Je ne fais pas de vers, parce que je ne peux pas en faire comme je veux, et que je ne veux pas en faire comme je peux». Autre exemple : «Ce qu'on peut dire de lui, on ne le dit pas ; ce qu'on dit de lui ne peut se dire». Autre exemple : «Le poème doit être une peinture parlante, et une peinture un poème muet». Autre exemple : «Si l'on est sot, c'est une raison pour se taire ; mais si l'on se tait, ce n'est pas une raison pour qu'on soit sot». On ne saurait dire combien il y a d'agrément dans ce rapprochement de pensées contraires, où les mots aussi se trouvent transposés. Nous avons donné plusieurs exemples de cet ornement du style, parce qu'il est difficile à trouver ; nous avons donc voulu qu'il fût très clair, afin que, bien compris, il puisse être trouvé plus facilement dans un discours.

XXIX. - La concession consiste à déclarer, dans notre discours, nous en remettre pour toute l'affaire à la volonté d'un autre et à nous reposer sur elle. «Puisque tout m'a été enlevé, et qu'il me reste seulement mon âme et mon corps, ces biens mêmes, les seuls qui me restent de beaucoup d'autres, je les remets à vous et en votre pouvoir. Vous pouvez user et abuser de moi tout comme il vous plaira ; c'est impunément que vous prononcerez sur moi n'importe quelle décision ; dites, au moindre signe, j'obéirai». Ce genre doit être employé aussi dans d'autres cas, mais il est tout particulièrement propre à provoquer la pitié.

40. Il y a hésitation quand l'orateur semble se demander, entre deux ou plusieurs mots, celui qu'il doit employer. Exemple : «A cette époque la république a subi un grand préjudice du fait des consuls, faut-il dire par leur sottise, par leur perversité, ou par l'un et par l'autre ?» Autre exemple : «Tu as osé tenir ce langage, ô de tous les mortels... Mais quel nom convenable à ton caractère dois-je te donner ?»

L'élimination passe en revue les différents partis possibles dans un cas donné et les élimine tous, sauf un, sur lequel nous insistons. Exemple : «Puisqu'il est constant que le bien-fonds que tu revendiques m'a appartenu, il faut que tu prouves que tu en as pris possession lorsqu'il était abandonné, qu'il est devenu ta propriété par droit de prescription, que tu l'as acheté ou qu'il t'est venu par héritage. Tu n'as pu en prendre possession lorsqu'il était abandonné, puisque j'étais présent. Même maintenant, la prescription ne saurait t'être acquise. On n'apporte aucune preuve d'un achat. Tant que je suis vivant, ma fortune n'a pu te venir par héritage ; reste que tu m'aies chassé de mon bien par violence».

41. Cet ornement de style rendra de grands secours dans les argumentations conjecturales. Mais il n'en est pas de celui-ci comme de la plupart des autres ; nous ne pouvons pas nous en servir comme nous voulons ; car, généralement, nous ne pourrons l'employer que si la nature même du sujet en autorise l'usage.

XXX. - Il y a asyndète, lorsque les particules de liaison sont supprimées et que les membres de phrase sont séparés. Exemple : «Suis la volonté de ton père ; obéis à tes parents ; écoute tes amis ; soumets-toi aux lois». Autre exemple : «Présente une défense complète ; ne refuse aucun moyen ; mets tes esclaves à la question ; applique-toi à découvrir la vérité». Cette figure a de la vivacité, beaucoup de force, et se prête bien à la concision.

Il y a réticence quand, après avoir dit certaines paroles qui demanderaient à être complétées, on laisse à l'état d'ébauche ce que l'on a commencé de dire. Par exemple : «Ma lutte avec toi n'est pas égale, parce que, en ce qui me concerne, le peuple romain a... je ne veux pas le dire, pour ne pas sembler arrogant ; toi, il t'a souvent jugé digne d'être flétri». Autre exemple : «Tu oses parler ainsi, toi qui, dernièrement, dans une maison étrangère, as... je n'oserais préciser, car, en employant les mots qui conviennent à ta conduite, je crains de tenir un langage qui ne semble pas convenir à mon caractère». Dans ce cas un soupçon inexprimé acquiert beaucoup plus de force qu'une explication détaillée.

Le résumé est une brève argumentation, qui, de ce qui a été dit ou fait auparavant, déduit les conséquences nécessaires : «Puisque l'oracle avait prédit aux Grecs qu'ils ne pourraient prendre Troie sans les flèches de Philoctète, lesquelles n'ont servi qu'à frapper Alexandre, c'est donc que la mort de celui-ci devait entraîner la prise de Troie».

XXXI. - 42. Restent encore dix ornements de mots, que nous n'avons pas dispersés, mais que nous avons séparés des autres, pour cette raison qu'ils rentrent tous dans une même catégorie. Car ils offrent ce caractère commun, que le langage s'y écarte de la signification ordinaire des mots et leur donne un autre emploi, d'une manière d'ailleurs assez élégante.

Le premier est la création d'un nom nouveau ; elle nous invite, lorsqu'une chose n'a pas de nom ou que son nom ne lui convient pas, à la désigner nous-mêmes par un nom qui lui convienne et qui soit imitatif ou expressif ; imitatif, quand nos ancêtres, par exemple, ont dit rudere, mugire, murmurari, sibilare ; expressif, comme dans la phrase suivante : «Lorsque ce rebelle attaqua violemment la république, l'effet essentiel fut l'éclatement de la cité». On doit rarement se servir de cette figure, pour éviter d'indisposer par l'emploi trop fréquent de néologismes ; mais si l'on s'en sert à propos et rarement, cette nouveauté, loin d'être fatigante, devient un ornement pour le style.

Dans l'équivalence, on emploie une sorte de surnom qui ne s'applique pas exactement à un objet et l'on s'en sert pour faire deviner ce qui ne peut être désigné par son nom. Ainsi, parlant des Gracques, un orateur dirait : «Mais les petits-fils de l'Africain ne se conduisirent pas de la sorte». Ou bien, il dirait de son adversaire : «Voyez maintenant, juges, comment ce Plagioxiphus m'a traité». De cette façon, nous pourrons, non sans élégance, soit dans l'éloge, soit dans l'attaque, et qu'il s'agisse du corps, de l'esprit ou d'objets extérieurs, employer, comme un surnom, ce par quoi nous remplaçons le nom.

XXXII. - 43. La métonymie est un ornement qui, d'objets voisins et analogues, tire une expression qui suggère l'idée d'un objet qui n'est pas appelé par son nom, comme si quelqu'un, parlant de Tarpeius, l'appelait Capitolin. Elle revêt les formes suivantes : [pour désigner une chose trouvée], elle emploie le nom de la personne qui l'a trouvée, disant, par exemple, Bacchus pour le vin, Cérès pour le blé ; [pour désigner une personne qui a trouvé une chose], le nom de la chose qu'il a trouvée, disant, par exemple, le vin pour Bacchus et le blé pour Cérès. Pour évoquer le possesseur, elle parle de l'objet possédé, disant, par exemple, pour nommer les Macédoniens : «Les sarisses n'allèrent pas si vite à s'emparer de la Grèce», ou, pour faire entendre les Gaulois : «La javeline gauloise ne fut pas si facilement chassée d'Italie». Elle prend la cause pour l'effet, quand, voulant montrer qu'un homme a tenu telle conduite pendant la guerre, elle dit : «Mars t'a contraint à agir ainsi de nécessité», ou l'effet pour la cause, quand nous nommons un art oisif, parce qu'il rend les gens oisifs, ou que nous parlons d'un froid paresseux, parce qu'il rend paresseux. Quand elle prend le contenant pour le contenu, elle s'exprimera ainsi : «L'Italie ne peut être vaincue à la guerre, ni la Grèce pour la culture», car ici l'Italie et la Grèce sont prises pour ce qu'elles contiennent. Elle prend le contenu pour le contenant, disant, par exemple, l'or, l'argent, l'ivoire, pour désigner les richesses. Tous ces genres de métonymie, il est plus difficile de les distinguer pour les enseigner, que de les trouver quand on les cherche ; car l'usage de ces métonymies est continuel, non seulement chez les poètes et les orateurs, mais même dans la langue de tous les jours.

La périphrase est un tour employé pour exprimer une chose simple par une circonlocution. Exemple : «L'habileté de Scipion a brisé la puissance carthaginoise», car ici, si l'on ne se proposait de rendre le tour plus brillant, on aurait pu dire tout simplement Scipion et Carthage.

44. L'hyperbate change l'ordre des mots, en les renversant ou en les transposant. En les renversant, exemple : Hoc vobis deos immortales arbitror dedisse virtute pro vestra. En les transposant, exemple : Instabilis in istum plurimum fortuna valuit. Omnes invidiose eripuit bene vivendi casus facultates. De telles transpositions, si elles ne rendent pas le sens obscur, seront très utiles pour les périodes, dont j'ai parlé plus haut, car il faut que la construction des mots s'y rapproche en quelque sorte du nombre des vers, pour que, par la plénitude et le tour, elles puissent réaliser un tout achevé.

XXXIII. - L'hyperbole est un tour qui exagère la vérité, soit pour amplifier, soit pour rabaisser. Elle a deux aspects : direct ou par comparaison. Direct : «Si nous maintenons la concorde dans l'Etat, l'étendue de notre empire se mesurera sur le lever et le coucher du soleil». Par comparaison, l'hyperbole établit un rapport soit d'égalité, soit de supériorité. D'égalité : «Son corps était blanc comme la neige, son regard ardent comme le feu». De supériorité : «De sa bouche coulait un langage plus doux que le miel». Dans le même genre : «Tel était l'éclat de ses armes, qu'il éclipsait la splendeur du soleil».

La synecdoche consiste à signifier le tout par une petite partie ou la partie par le tout. Voici un exemple du tout suggéré par la partie : «Ces flûtes nuptiales ne te rappelaient-elles pas son mariage ?» Ici toute la cérémonie religieuse du mariage est suggérée par un seul de ses aspects, les flûtes. La partie suggérée par le tout, dans le cas, par exemple, où s'adressant à quelqu'un qui étale des vêtements ou des parures somptueuses, on dirait : «Tu m'étales des richesses et tu te vantes d'opulentes ressources».

45. Le singulier fait entendre le pluriel dans un exemple comme le suivant : «Au secours du Carthaginois vinrent et l'Espagnol, et le farouche Transalpin. En Italie même, plus d'un homme vêtu de la toge eut les mêmes sentiments». Le pluriel fera entendre le singulier dans l'exemple suivant : «Une affreuse calamité remplissait les coeurs de chagrin ; aussi du fond des poumons la crainte faisait-elle sortir un souffle oppressé». Dans les premiers exemples, on fait entendre plusieurs Espagnols, plusieurs Gaulois, plusieurs citoyens ; dans le dernier, on désigne un seul coeur et un seul poumon. Dans le premier cas, on aura employé le singulier pour l'élégance, dans l'autre le pluriel pour l'énergie.

La catachrèse (abusio), par un abus, substitue (abutitur) au mot propre et précis un mot de sens voisin et approchant. Par exemple : «Les forces de l'homme sont brèves», ou «une petite stature», ou «la vue large d'un homme», ou «un grand discours», ou «user d'un court langage». Car ici, il est facile de voir que des mots voisins, exprimant des choses différentes, ont été empruntés par un abus.

XXXIV. - Il y a métaphore (translatio), lorsqu'on prend un mot qui s'applique à une certaine chose et qu'on le transporte (transferre) à une autre chose, parce que la comparaison semble autoriser ce transport. On s'en sert pour mettre la chose sous les yeux : «Cette guerre intérieure réveilla l'Italie par une terreur subite» ; par brièveté : «L'arrivée inattendue de l'armée éteignit brusquement le feu de la cité» ; pour éviter une obscénité : «Celui dont la mère se plaît chaque jour à contracter un nouveau mariage» ; pour amplifier : «Il n'est pas de tristesse, pas d'infortune qui ait pu apaiser les inimitiés de ce barbare et son horrible cruauté» ; pour affaiblir : «Il prétend avoir été d'un grand secours, parce que, dans des circonstances très difficiles, il nous a envoyé un très léger souffle favorable» ; pour l'élégance : «Un jour les saines méthodes politiques, desséchées par la perversité des coupables, reverdiront grâce aux vertus des gens de bien». On recommande de la réserve dans l'emploi de la métaphore ; il doit y avoir un rapport expliquant le passage à une chose analogue, pour qu'on ne semble pas s'être précipité sans choix, témérairement et précipitamment sur un terme de comparaison dissemblable.

46. La permutation consiste à donner au fond un sens différent de la forme. Elle revêt trois aspects : comparaison, argument, opposition. Elle procède par comparaison, lorsqu'elle accumule des métaphores dont l'origine est la même : «Si les chiens font l'office de loups, à quelle garde confierons-nous les troupeaux ?» Elle se présente sous la forme d'un argument, lorsque, d'une personne, d'un lieu ou d'une chose, on tire une comparaison pour amplifier ou pour affaiblir, comme si l'on appelait Drusus un Gracchus et un Numitor suranné. Elle est tirée d'une opposition, dans le cas où, par exemple, on appellerait, par ironie, économe et sage un prodigue et un débauché. Dans le dernier cas, tiré d'une opposition, et dans le premier, fondé sur une comparaison, nous pourrons de la métaphore tirer un argument. Exemple pour la comparaison : «Que dit ce roi, notre Agamemnon, ou plutôt, étant donné sa cruauté, notre Atrée ?» Pour l'opposition, par exemple, nous appellerions «Enée» un homme impie qui aura frappé son père, «Hippolyte» un libertin et un débauché.

Voilà à peu près ce que nous jugeons utile de dire sur les ornements que fournissent les mots ; maintenant la suite même des idées nous conduit aux ornements que fournissent les pensées.

XXXV. - 47. La distribution est une figure qui envisage une question déterminée en considérant successivement plusieurs choses ou plusieurs personnes. Exemple : «Ceux d'entre vous, juges, qui ont de l'affection pour le sénat doivent détester cet homme ; en effet, il s'est toujours montré l'ennemi le plus impudent du sénat. Ceux qui veulent que l'ordre équestre brille dans la cité d'un vif éclat, doivent désirer que ce criminel soit livré aux châtiments les plus sévères, pour que sa turpitude personnelle ne soit pas une tache et un déshonneur pour un ordre très respectable. Vous qui avez un père et une mère, montrez, par le châtiment de l'accusé, que vous haïssez les hommes sans coeur. Vous qui avez des enfants, montrez par un exemple quelles sont, dans notre cité, les punitions réservées à un homme tel que lui». Autre exemple : «Le sénat a pour rôle de prêter à la république l'appui de ses conseils ; les magistrats de seconder par leur aide et leur activité la volonté du sénat ; le peuple de choisir et de soutenir par ses votes les décisions les meilleures et les citoyens les plus dignes». Autre exemple : «L'accusateur a pour rôle d'apporter les accusations ; le défenseur, de les réduire à néant et de les écarter ; le témoin de dire ce qu'il sait ou ce qu'il a entendu ; le président de maintenir chacun d'eux dans son rôle. Donc, L. Cassius, si tu laisses un témoin, allant au delà de ce qu'il sait ou de ce qu'il a entendu, argumenter et faire des conjectures, tu confonds les droits de l'accusateur et ceux du témoin, tu encourages la passion d'un témoin malhonnête, tu forces l'accusé à se défendre deux fois». Cet ornement du discours est fécond, car il comprend beaucoup en peu de mots, et, attribuant à chacun son rôle, il distingue divers points de vue.

XXXVI. - 48. Le franc-parler est une figure, où, parlant devant des hommes que nous devons respecter ou craindre, nous usons cependant de notre droit pour reprocher à eux ou à ceux qui leur sont chers une faute que nous nous croyons autorisés à relever.

Exemple : «Vous êtes surpris, citoyens, que vos intérêts soient abandonnés par tout le monde, que personne n'embrasse votre cause, que personne ne se déclare votre défenseur ? Ne vous en prenez qu'à vous-mêmes ; cessez d'en être surpris. Comment, en effet, tout le monde ne s'écarterait-il pas d'une telle situation, ne l'éviterait-il pas ? Rappelez-vous ceux que vous avez eus pour défenseurs ; replacez-vous leur dévouement devant vos yeux ; ensuite considérez ce qui est advenu d'eux. Alors, vous reconnaîtrez, pour vous parler sans détour, que votre insouciance, ou, si vous voulez, votre lâcheté les a laissé massacrer sous vos yeux, tandis que leurs ennemis sont arrivés, par vos suffrages, au faîte des honneurs».

Autre exemple : «Car enfin, juges, quel motif avez-vous eu pour hésiter dans votre sentence ou pour renvoyer l'affaire de ce criminel ? Les chefs d'accusation n'étaient-ils pas patents ? n'étaient-ils pas tous prouvés par des témoignages ? les réponses, au contraire, n'ont-elles pas été faibles et puériles ? En condamnant le coupable dès la première audience, avez-vous craint de passer pour cruels ? En voulant échapper à un reproche qu'on aurait été bien loin de vous faire, vous avez encouru celui de passer pour faibles et lâches. Les plus terribles malheurs publics et privés ont fondu sur vous, de plus grands encore semblent vous menacer, et vous restez là à bâiller. Le jour, vous attendez la nuit, la nuit le jour. Chaque jour on vous annonce quelque nouvelle fâcheuse et cruelle, et, en attendant, l'auteur de tous ces maux, vous temporisez avec lui ; vous le nourrissez pour la perte de la république, vous le retenez dans la cité, tant que vous le pouvez ?»

XXXVII. - 49. Si le franc-parler, sous cette forme, paraît trop brutal, il y a plusieurs moyens de l'atténuer ; en effet, on peut, aussitôt après, ajouter des paroles telles que : «C'est ici votre vertu que je cherche, votre sagesse que je redemande, votre ancienne ligne de conduite que je réclame». Ainsi les impressions provoquées par le franc-parler sont calmées par la louange ; l'une prévient la colère et le mécontentement, l'autre détourne de la faute. Cette précaution, utile dans le commerce de l'amitié, ne l'est pas moins dans le discours, si elle est placée à propos ; elle est particulièrement efficace pour empêcher nos auditeurs de commettre une faute, et pour nous présenter, nous qui prononçons le discours, comme des amis des auditeurs mêmes et de la vérité.

Il y a dans les discours un autre genre de licence qui suppose plus de finesse ; nous reprendrons nos auditeurs de la manière dont eux-mêmes désirent être repris, ou bien, paraissant nous demander avec crainte comment ils recevront ce que nous savons que tous écouteront avec plaisir, nous nous déciderons tout de même à le dire, poussés par l'amour de la vérité. Nous donnerons des exemples de ces deux variétés. Premier cas : «Vous êtes, citoyens, de caractère trop simple et trop facile ; vous avez trop de confiance en tout le monde. Vous croyez que chacun s'efforce de tenir ses promesses. Vous vous trompez, et, depuis longtemps, vous êtes abusés par de fausses espérances ; c'est que, dans votre folie, alors qu'une chose était en votre pouvoir, vous avez mieux aimé la demander à d'autres que de la prendre directement». Exemple du deuxième cas de licence : «Avec cet homme, juges, j'étais uni par des liens d'amitié ; mais cette amitié... quoique je me demande comment vous accueillerez cette déclaration, je dois la faire... cette amitié, c'est vous qui m'en avez privé. Pourquoi ? parce que, jaloux de mériter votre approbation, j'ai mieux aimé avoir comme adversaire que comme ami l'homme qui vous attaquait».

50. L'ornement, appelé franc-parler, peut donc être traité de deux manières, comme nous l'avons montré, ou par la véhémence, qu'atténueront des compliments, si elle est exagérée, ou par ce détour, dont nous avons parlé ensuite, et qui n'a pas besoin d'atténuation, parce que, sous les apparences du franc-parler, il trouve tout naturellement le chemin de l'âme des auditeurs.

XXXVIII. Il y a litote (deminutio), lorsque, disant qu'il y a en nous ou en ceux que nous défendons quelque avantage dû à la nature, au hasard ou à l'application, nous le diminuons (deminuitur) et l'atténuons par le langage, pour éviter l'effet de présomptueuse ostentation. Exemple : «En effet, j'ai le droit de le dire, juges ; je me suis efforcé, par mon travail et mon application, de ne pas être le moins instruit dans l'art militaire». Dire ici : «le plus instruit», aurait été l'expression de la vérité, mais aurait semblé de la présomption. De cette manière, on en a dit juste assez pour éviter la jalousie et mériter l'éloge. De même : «Est-ce l'avarice ou le besoin qui l'a porté au crime ? L'avarice ? Mais il a prodigué ses largesses à ses amis, et c'est là un signe de libéralité, qualité opposée à l'avarice. Le besoin ? Or son père (je ne veux rien exagérer) lui a laissé des biens qui ne sont pas des plus petits». Ici encore on a évité de dire «grands» ou «très grands». Telle est la précaution que nous devrons prendre lorsque nous aurons à mettre en avant un avantage particulier de nous-mêmes et de ceux que nous défendrons. Car l'attitude contraire provoque la jalousie dans la vie et l'antipathie dans un discours, si l'on n'y met pas assez de discrétion. Aussi, de même que, dans la vie, la circonspection permet d'éviter la jalousie, de même, dans un discours, la mesure permet d'éviter l'antipathie.

XXXIX. - 51. On appelle tableau un exposé qui présente les circonstances d'une manière claire, lumineuse et frappante. Exemple : «Si vos sentences, juges, rendent l'accusé à la liberté, aussitôt, comme un lion échappé de sa cage, ou la plus cruelle des bêtes féroces ayant brisé ses chaînes, il courra en tous sens sur le forum, aiguisant ses dents pour s'attaquer à la situation de tous les citoyens, se jetant sans cesse sur tous, amis et ennemis, gens connus de lui ou non, ravissant la réputation des uns, attaquant la vie des autres, mettant en pièces la maison et la famille entière de certains, ébranlant l'Etat jusqu'en ses fondations. Aussi, juges, rejetez-le du nombre des citoyens ; délivrez-nous de la terreur qu'il nous inspire ; vous-mêmes veillez à vos propres intérêts. Car, si vous le relâchez sans punition, c'est contre vous-mêmes, croyez-moi, juges, que vous lâcherez cette bête féroce et dévorante».

Autre exemple : «Oui, juges, si vous portez contre mon client une sentence sévère, vous allez, par un seul jugement, ôter la vie à un grand nombre de personnes. Un père accablé d'années, qui fondait sur la jeunesse de ce fils tout l'espoir de sa vieillesse, n'aura plus de motif pour désirer continuer à vivre; ses enfants en bas âge, privés de l'appui de leur père, seront exposés aux outrages et aux dédains des ennemis de leur père ; toute une maison tombera accablée par le poids de ce malheur immérité. Cependant leurs ennemis, dès qu'ils auront obtenu la palme sanglante de cette victoire si cruelle, insulteront à leur misère, et leur arrogance se traduira à la fois par des actes et par des paroles».

Autre exemple : «Car personne de vous, citoyens, n'ignore les malheurs que subit ordinairement une ville prise d'assaut. Ceux qui ont porté les armes contre le vainqueur, sont aussitôt très cruellement égorgés ; ceux qui, en raison de leur âge et de leurs forces, peuvent supporter le travail, sont traînés en esclavage ; ceux qui ne le peuvent pas sont mis à mort ; on voit en un seul moment l'ennemi embraser les maisons et séparer ceux que la nature ou le libre choix avaient unis par des liens de parenté ou d'amitié ; parmi les enfants, les uns sont arrachés des bras de leurs parents, d'autres égorgés sur leur sein, d'autres déshonorés devant eux. Il n'est personne, juges, dont les paroles puissent reproduire ce tableau, ou dont le discours puisse traduire des malheurs si terribles». Cet ornement est propre à faire naître l'indignation ou la pitié, lorsque toutes les conséquences nécessaires d'un fait sont résumées en un style clair.

XL. - 52. Le dilemme, séparant les deux éléments d'une question, répond à tous les deux d'un manière décisive. Exemple : «Pourquoi t'adresser maintenant des reproches ? Si tu es homme de bien, tu ne les a pas mérités ; si tu es un méchant, tu n'en es pas troublé». Autre exemple : «A quoi bon faire aujourd'hui l'éloge de mes services ? Si vous vous en souvenez, je vous importunerai ; si vous les avez oubliés, comme mes actions n'ont eu aucun pouvoir, quel effet pourraient avoir mes paroles ?» Autre exemple : «Deux motifs peuvent pousser des hommes à des gains illégitimes, la pauvreté et l'avarice. Nous t'avons vu avide dans ton partage avec ton frère ; maintenant nous te voyons pauvre et indigent. Comment donc peux-tu montrer que tu n'avais pas de motifs de commettre cette faute ?» Entre cette division et celle qui forme la troisième des parties d'un discours, et dont nous avons parlé au livre I, tout de suite après la narration, voilà la différence : l'une divise en énumérant ou exposant les points, dont la discussion doit remplir tout le discours ; l'autre débrouille immédiatement la question, et, donnant brièvement des réponses aux deux ou trois alternatives, elle orne le discours.

L'accumulation réunit en un seul faisceau des arguments épars dans toute la cause, et cela pour donner à la cause plus de poids, de force convaincante ou accusatrice. Exemple : «De quel vice enfin l'accusé est-il exempt ? Par quel motif le renvoyer absous de cette poursuite ? Il a trahi son propre honneur et porté atteinte à celui des autres ; il est passionné, intempérant, insolent, plein de superbe, sans affection pour ses parents, sans gratitude pour ses amis, sans affabilité pour ses proches, rebelle envers ses supérieurs, dédaigneux pour ses égaux et ses pairs, cruel pour ses inférieurs, bref insupportable pour tous».

53. Du même genre est une autre accumulation, très utile dans les causes conjecturales ; grâce à elle des soupçons qui, exposés isolément, étaient légers et faibles, semblent, lorsqu'ils sont groupés en un faisceau, rendre le fait évident, et non plus douteux. Exemple : «Veuillez, juges, veuillez ne pas considérer isolément les indices que j'ai exposés ; mais rapprochez-les tous et formez-en un faisceau. XLI. S'il est vrai que l'accusé avait intérêt à la mort de la victime, que sa vie est très honteuse, son âme très avide, son patrimoine très entamé ; s'il est vrai que le crime n'a pu profiter qu'à l'accusé, qu'aucun autre n'a eu plus d'occasions favorables, et que lui-même n'aurait pu choisir des circonstances plus favorables ; s'il est vrai qu'il n'a rien oublié de ce qui était nécessaire pour le crime et qu'il n'a rien fait qui ne fût nécessaire, s'il est vrai qu'il a cherché le lieu le plus propice, les circonstances les plus favorables pour l'agression, le moment le plus opportun pour la rencontre, que, pour exécuter son dessein, il a pris le temps le plus long, non sans les espérances les mieux fondées de ne pas être découvert ; s'il est vrai que, avant l'assassinat, l'accusé a été vu seul sur le lieu de l'assassinat, que, peu après, à l'instant même du meurtre, on a entendu la voix de celui que l'on assassinait, que, dans la suite, après l'assassinat, l'accusé est rentré chez lui bien avant dans la nuit, et que, le lendemain, il a hésité et s'est contredit au sujet de cet assassinat ; s'il est vrai que tous ces faits sont prouvés, soit par des témoignages, soit par des aveux dignes de foi arrachés à la torture et par la rumeur publique, qui, appuyée sur ces preuves, doit être l'expression de la vérité, il vous appartient, juges, en rapprochant tous ces indices, d'arriver sur ce crime à la certitude, non à des soupçons. Car un ou deux de ces indices pourraient, par suite du hasard, faire tomber les soupçons sur l'accusé ; mais que tous, du premier au dernier, concordent, c'est nécessairement la preuve du crime; ce ne saurait être l'effet du hasard». Cet ornement a de la force ; dans un état de cause conjectural, il est presque toujours nécessaire ; dans les autres genres de causes, et, en général, dans tout discours, il faut s'en servir quelquefois.

XLII. - 54. L'expolition consiste à s'arrêter sur la même idée, tout en paraissant exprimer des idées différentes. Elle présente deux aspects, suivant que nous répétons la même chose ou que nous parlons sur la même chose.

Nous répétons la même chose non pas de la même façon (car ce serait fatiguer l'auditeur et non polir le discours), mais avec des changements. Ces changements sont de trois sortes, dans les mots, dans le débit, dans le tour.

Les changements sont dans les mots, lorsque, après avoir exprimé une idée une fois, nous la répétons une ou plusieurs fois en des termes équivalents. Exemple : «Il n'est point de péril auquel le sage estime qu'il doive se soustraire lorsqu'il s'agit du salut de la patrie. Lorsqu'il s'agira d'assurer à tout jamais le salut de l'Etat, l'homme doué de sentiments sages ne pensera pas à éviter les dangers de mort pour la fortune de l'Etat, et il sera toujours guidé par l'ardente résolution de mettre pour sa patrie sa vie en péril, si grand que soit celui-ci».

C'est dans le débit que consistera le changement, si, employant tantôt le ton de la conversation, tantôt le ton véhément, tantôt une autre variété de voix et de gestes, et répétant la même idée avec des mots différents, nous changeons aussi le débit d'une façon assez marquée. Ici il n'est pas très facile de tracer des règles, mais la chose est très claire : aussi n'a-t-elle pas besoin d'exemple.

55. La troisième espèce de changement, qui consiste dans le tour, se présente lorsque l'on donne à la pensée la forme du dialogisme ou du mouvement oratoire.

XLIII. - Le dialogisme, dont nous parlerons tout à l'heure en sa place avec plus de détails, et qu'il suffira maintenant, pour notre objet, de faire connaître en peu de mots, consiste à introduire un personnage tenant un langage en rapport avec son caractère. Pour me faire mieux comprendre, je ne m'écarterai pas de la pensée exprimée plus haut : «Le sage pensera que, pour la république, il doit affronter tous les périls. Il se dit souvent : ce n'est pas pour moi seul que je suis né, mais aussi et même beaucoup plus pour ma patrie ; ma vie, que le destin réclamera, donnons-la plutôt pour le salut de ma patrie. C'est elle qui m'a nourri, elle m'a amené jusqu'à cet âge avec sûreté, avec honneur ; elle a garanti mes intérêts par des lois sages, des moeurs excellentes, des institutions très nobles. Comment pouvoir donner jamais assez pour celle dont j'ai reçu ces bienfaits ? C'est parce que le sage se tiendra souvent ce langage en lui-même, que, dans les dangers de la république, il n'en fuira lui-même aucun».

On change également l'idée par le tour, si on lui donne le mouvement oratoire, lorsque nous semblons parler sous l'empire de l'émotion et que nous émouvons l'âme des auditeurs. Exemple : «Quel est le citoyen occupé de pensées assez mesquines, à l'âme assez rétrécie par l'envie, pour ne pas combler d'éloges cet homme et ne pas le considérer comme très sage, lui qui, pour le salut de la patrie, pour la conservation des citoyens, pour la fortune publique, affronte courageusement les périls les plus grands et les plus terribles, et s'y expose volontiers ? 56. Quant à moi, je désire louer congrûment un tel homme, plutôt que je ne puis y réussir, et je suis sûr que vous êtes tous dans les mêmes sentiments».

Donc la même idée peut, dans un discours, être modifiée de trois façons, par les mots, le débit, le tour ; il y a deux façons de la modifier par le tour : dialogisme et mouvements oratoires.

Au contraire, quand on parle sur la même chose, on a un très grand nombre de moyens de varier le discours. Après avoir exposé simplement notre idée, nous pourrons l'appuyer de sa preuve, puis l'exprimer sous une nouvelle forme, sans preuves ou avec preuves, ensuite procéder par contraire (nous avons parlé de tout cela dans les figures des mots), puis donner une similitude et un exemple (points que nous traiterons plus longuement à leur place), XLIV. puis tirer la conclusion, sur laquelle nous avons donné, au livre II, les détails nécessaires, lorsque nous avons fait voir comment il convenait de conclure les argumentations ; dans le présent livre, nous avons montré en quoi consistait la figure de mots, nommée conclusion. Donc une telle expolition pourra être particulièrement brillante, puisqu'elle comprendra de nombreux ornements portant sur les mots et les pensées.

Voici un exemple de développement en sept parties. Je m'en tiendrai à l'idée exprimée dans les exemples antérieurs ; tu pourras voir ainsi avec quelle facilité, grâce aux préceptes de la rhétorique, une idée simple est développée de multiple manière.

57. «Le sage, lorsqu'il s'agit de la république, ne reculera devant aucun danger, parce que, souvent, celui qui n'avait pas voulu périr pour la république, se voit obligé de périr avec elle ; d'autre part, puisque c'est de la patrie que nous tenons tous nos biens, aucun mal ne doit nous effrayer quand il s'agit de la patrie.

C'est donc une folie que de fuir le péril qu'il faut affronter pour la patrie ; car on ne peut échapper aux maux et l'on encourt le reproche d'ingratitude envers l'Etat.

Au contraire, ceux qui, à leur propre péril, défendent leur patrie en péril, doivent être tenus pour sages, car ils lui rendent l'hommage qu'ils lui doivent et ils aiment mieux mourir pour beaucoup de leurs concitoyens que de mourir avec eux. En effet il serait souverainement injuste, ayant reçu la vie de la nature et l'ayant conservée grâce à l'Etat, de la rendre à la nature lorsqu'elle l'exige, et de ne pas l'offrir à la patrie, lorsqu'elle la demande ; pouvant mourir pour la patrie avec la plus grande distinction et avec gloire, de préférer vivre dans le déshonneur et la lâcheté ; prêt à affronter les périls pour ses amis, pour son père et sa mère et ses autres parents, de ne pas vouloir s'exposer au danger pour la république, qui résume tous ces noms et comprend en outre le nom sacré de patrie.

Si l'on doit mépriser le marin qui, dans une traversée, n'aime pas mieux sauver son navire que lui-même, il ne faut pas moins blâmer celui qui, dans les périls de la république, songe à son salut plus qu'au salut commun. En effet, quand le navire est brisé, une partie des passagers parvient à s'échapper ; du naufrage de la patrie personne ne peut se sauver.

C'est ce que Décius semble avoir bien compris, lui qui, dit-on, se dévoua, et, pour sauver les légions, se précipita au milieu des ennemis. Sa vie fut sacrifiée, mais non pas perdue. Au prix d'un bien très mince, il en racheta un précieux, au prix d'un bien très petit un très grand. Il donna son existence et reçut en échange sa patrie ; il donna sa vie et gagna la gloire, dont l'éminente renommée brille tous les jours davantage.

Donc, si, pour la république, il convient d'affronter le péril, comme la raison le démontre et les exemples le prouvent, il faut regarder comme sages ceux qui, pour le salut de la patrie, ne reculent devant aucun danger».

58. Telles sont donc les différentes espèces de l'expolition : nous avons été amenés à en parler longuement : c'est que, d'abord, quand nous plaidons une cause, elle donne au discours de la force et de l'éclat, surtout c'est elle qui peut nous perfectionner dans l'élocution.

XLV. - La commoration s'arrête longtemps sur le point essentiel de la cause et y revient souvent. L'emploi de cette figure se recommande particulièrement et il caractérise particulièrement le bon orateur. En effet, on ne donne pas à l'auditeur le pouvoir de détourner son esprit de ce point essentiel. A l'appui de ce que j'avance, je n'ai pu fournir d'exemple suffisamment topique, parce que ce point n'est pas isolé de l'ensemble de la cause. comme le serait un membre ; il faut y voir le sang répandu dans tout le corps du discours.

L'antithèse rapproche des contraires. Elle figure, soit dans les ornements que fournissent les mots, comme nous l'avons indiqué plus haut (Exemple : tu te montres clément pour tes ennemis, inexorable pour tes amis), soit dans ceux que fournissent les pensées. Exemple : «Vous, vous déplorez ses infortunes ; ce misérable se réjouit des malheurs de la république. Vous, vous défiez de vos moyens ; il n'en a que plus de confiance dans les siens, ce misérable». Entre ces deux genres d'antithèse, voici la différence : le premier consiste dans une rapide opposition des mots, dans le second, il faut rapprocher des idées opposées que l'on compare entre elles.

59. La comparaison est un procédé qui applique à une chose un trait comparable emprunté à une chose différente. Elle s'emploie pour orner, pour prouver, pour rendre le discours plus clair ou plus frappant. Et de même qu'elle s'emploie pour quatre motifs, elle se présente sous quatre aspects : contraire, négation, brève similitude, rapprochement détaillé. Aux divers motifs d'employer la comparaison, nous appliquerons les différentes manières de la présenter.

XLVI. - Pour orner, on emploie le contraire. Exemple : «Non, à dire vrai, il n'en est pas comme dans la carrière, où celui qui reçoit le flambeau ardent est plus agile dans la course par relais, que celui dont il le reçoit ; le nouveau général, qui reçoit l'armée, n'est pas supérieur à celui qui se retire ; car c'est le coureur fatigué qui remet le flambeau à un coureur tout frais ; ici c'est un général expérimenté qui remet son armée à un général sans expérience». La même idée, sans avoir recours à une comparaison, aurait pu être exprimée d'une façon assez simple, assez claire et assez plausible, sous la forme suivante : «Moins bons sont ordinairement, dit-on, les généraux, que ceux dont ils reçoivent l'armée». Mais c'est pour orner qu'on a eu recours à une comparaison ; afin de communiquer à la phrase une certaine beauté de plus on a employé le contraire. Car la comparaison se présente sous la forme du contraire, quand, à la chose que nous prétendons exacte, nous soutenons que telle autre ne peut être comparée, comme dans l'exemple ci-dessous, tiré des coureurs.

Emploi de la similitude par négation, destiné à prouver. Exemple : «Non, un cheval indompté, malgré toutes ses qualités naturelles, ne peut rendre les services qu'on attend d'un cheval ; pas davantage un homme sans culture, si bien doué soit-il, ne peut s'élever à la vérité». L'idée est ainsi rendue plus plausible ; car il est plus vraisemblable que la vérité ne peut s'acquérir sans culture, puisqu'il est vrai que même un cheval ne peut être utile s'il est indompté. Donc la comparaison a pour but de prouver ; elle a la forme d'une négation, comme le montre clairement le premier mot de la comparaison.

XLVII. - 60. On emploiera aussi la comparaison pour plus de clarté ; c'est la brève similitude, comme suit : «Dans le commerce de l'amitié, comme dans une course, il ne faut pas faire les seuls exercices nécessaires pour arriver au but ; mais il faut entraîner son zèle et ses forces pour réussir facilement à courir au delà du but». Car cette comparaison se propose de faire comprendre plus clairement l'erreur de ceux qui blâmeraient, par exemple, qu'après la mort d'un ami, l'on prît soin de ses enfants. Elle montre, en effet, qu'un coureur doit être assez rapide pour dépasser le but et un ami assez attaché pour que le zèle de son amitié s'étende au delà de ce qu'un ami pourrait sentir. C'est une comparaison sous forme de brève similitude. En effet, un des termes n'est pas, comme dans d'autres cas, séparé de l'autre ; mais les deux termes énoncés sont étroitement confondus.

Lorsque l'on emploie la comparaison pour traiter la question d'une manière plus frappante, on lui donne la forme d'un parallèle détaillé. «Supposons un joueur de cithare ; il s'avance magnifiquement vêtu, couvert d'un grand manteau doré, portant une chlamyde de pourpre brodée de diverses couleurs, et une couronne d'or que rehausse l'éclat de grandes pierres précieuses ; il tient une cithare couverte d'ornements d'or et enrichie d'ivoire ; en outre, sa beauté personnelle, son aspect, sa taille ajoutent à son extérieur imposant ; après avoir, par tous ces avantages, fait concevoir au public de grandes espérances, si tout à coup, dans le silence qui s'est établi, il faisait entendre une voix particulièrement criarde, accompagnée du geste le plus trivial, mieux il aurait été paré et plus il aurait soulevé d'espérances, plus il est chassé au milieu des risées et du mépris. De même, si un homme placé dans un rang élevé, au sein des richesses et de l'opulence, comblé des présents de la fortune et des avantages de la nature, ne possède pas la vertu et les arts qui enseignent la vertu, plus tous les autres avantages l'auront comblé, mis en relief et auront fait naître d'attente, plus fort sera le mouvement de risée et de mépris qui le bannira de toute société avec les gens de bien». Cette comparaison, qui orne les deux termes, en employant une méthode analogue pour présenter, chez l'un, le manque de connaissances, et, chez l'autre, le manque de culture morale, met les choses sous les yeux de tous. On nomme ce procédé parallèle détaillé, parce que, la comparaison une fois établie, on rapproche tous les traits concordants.

XLVIII. - 61. Dans les comparaisons, il faut avoir bien soin, lorsque nous prenons un terme de comparaison, d'employer des expressions propres à exprimer la similitude en vue de laquelle nous avons pris ce terme de comparaison. Exemple : «De même que les hirondelles restent près de nous en été et s'en vont lorsqu'elles sont chassées par le froid», nous reprenons littéralement ce terme de comparaison et disons par métaphore : «De même les faux amis restent près de nous quand le ciel de notre vie est serein ; dès qu'ils voient les froides atteintes de la fortune, ils s'envolent tous loin de nous».

Mais il sera facile de trouver des comparaisons, si l'on peut souvent se représenter toutes les choses, animées et inanimées, muettes et douées de la parole, féroces et apprivoisées, terrestres, célestes, maritimes, les ouvrages de l'art, du hasard, de la nature, les objets ordinaires et extraordinaires, et que l'on y dépiste quelque terme de comparaison, capable d'orner, de prouver, de rendre la pensée plus claire ou plus frappante. En effet, il n'est pas nécessaire que la similitude s'étende à toutes les parties, mais il faut que, sur le point précis de la com-paraison, elle soit complète.

XLIX. - 62. L'exemple consiste à citer un fait ou un mot appartenant au passé et dont on peut nommer la source véritable. On s'en sert pour les mêmes motifs que les comparaisons. Ils rendent la pensée plus brillante, lorsqu'on ne les emploie que pour donner de la beauté à la forme ; plus noble, lorsqu'ils jettent plus de clarté sur ce qui était un peu obscur ; plus plausible, quand ils donnent à la pensée plus de vraisemblance ; plus frappante, lorsqu'ils expriment toutes les circonstances avec tant de clarté, que la chose semble pour ainsi dire pouvoir être touchée du doigt. Pour chaque espèce nous aurions cité un exemple, si, à propos de l'expolition, nous n'avions montré ce que doit être l'exemple, et si, à propos de la comparaison, nous n'avions indiqué les motifs de l'employer. Aussi n'ai-je pas voulu en parler trop brièvement, parce qu'on n'aurait pu me comprendre, ni trop longuement, la chose étant une fois comprise.

L'image est le rapprochement de deux formes extérieures, impliquant certaines ressemblances. On s'en sert pour louer ou pour blâmer. Pour louer : «Il allait au combat, semblable par le corps au taureau le plus fougueux, par l'impétuosité, au lion le plus terrible». Pour blâmer, afin d'exciter la haine, la jalousie ou le mépris. Afin d'exciter la haine : «Ce misérable qui, tous les jours, au milieu du forum, comme un dragon à crête, se glisse les dents aiguës, le regard empoisonné, l'haleine fétide, promenant sans cesse autour de lui ses regards pour essayer de trouver une victime, sur laquelle sa gorge puisse lancer son souffle malsain, que sa gueule puisse toucher, ses dents mordre, sa langue couvrir de bave». Afin d'exciter la jalousie : «Cet homme, qui vante ses richesses, courbé sous le poids de son or crie et délire comme un Galle de Phrygie ou un devin». Le mépris : «Cet homme qui, semblable au limaçon, se cache dans sa coquille et s'y tient coi, on l'emporte, lui et sa maison, et on le mange».

63. Le portrait (effictio) consiste à peindre et à représenter (effingitur) au moyen de mots l'extérieur d'une personne avec assez de netteté pour le faire reconnaître. Exemple : «Je parle, juges, de cet homme roux, petit, courbé, aux cheveux blancs et un peu crépus, aux yeux bleu gris, avec une grande cicatrice au menton ; peut-être, à ces traits, vous le rappellerez-vous». Cet ornement a de l'utilité, quand on veut faire reconnaître quelqu'un, et de la grâce, quand la description est rapide et nette.

L. - La peinture de caractère consiste à décrire un caractère par des traits déterminés qui, semblables à des marques distinctives, sont le propre de ce caractère. Par exemple, si vous voulez peindre un homme qui, sans être riche réellement, veut faire figure d'homme fortuné, vous direz : «Cet homme, juges, qui s'imaginait qu'il est beau de passer pour riche, voyez maintenant d'abord de quel air il nous regarde. Ne semble-t-il pas vous dire : «Je vous donnerais volontiers, si vous n'étiez pas importuns à mes yeux ?» Vraiment, quand, de sa main gauche, il tient son menton, il croit éblouir tous les yeux par l'éclat d'une pierre précieuse et la splendeur de l'or. Lorsqu'il se retourne vers son seul esclave, que je connais et que je ne pense pas que vous connaissiez, il lui donne tantôt un nom, tantôt un autre : «Hé, toi, Sannion, viens ici, veille à ce que ces barbares ne me bousculent pas». De cette façon ceux qui ne le connaissent pas, l'entendant, peuvent croire qu'il s'agit d'un esclave choisi parmi les autres. Il lui dit à l'oreille de préparer les lits de table, ou de demander à son oncle un Ethiopien pour l'accompagner aux bains, ou d'amener devant sa porte un cheval des Asturies ou de préparer quelque vaine marque de sa fausse gloire. Puis il crie, afin que tous entendent : «Fais en sorte que l'argent soit compté soigneusement avant ce soir, s'il est possible». L'esclave, qui, depuis longtemps connaît le caractère de son maître, répond : «Il faut y envoyer plusieurs esclaves, si tu veux que le compte soit terminé aujourd'hui. - Alors, prends avec toi Libanus et Sosie. - Bien».

Ensuite par hasard se présentent des étrangers qu'il avait invités, au cours des voyages qu'il fait en grand équipage. Cette aventure n'est pas sans troubler sérieusement notre homme, mais il ne se départ pas pour cela de son défaut ordinaire. «Vous faites bien de venir, dit-il, mais vous auriez mieux fait en descendant tout droit dans ma demeure. - C'est ce que nous aurions fait, disent-ils, si nous avions connu ta demeure. - Mais il vous aurait été facile de la trouver en vous adres-sant au premier venu. Au reste venez avec moi».

Ils le suivent. Chemin faisant, sa conversation se dépense toute en vanteries. Il demande en quel état sont les blés dans les champs ; il dit que, ses maisons de campagne ayant été brûlées, il ne peut y aller et qu'il n'ose pas encore les rebâtir. «Cependant, pour ma maison de Tusculum, j'ai commencé à faire des folies, et à la rebâtir sur les mêmes fondations».

LI. - 64. Tout en parlant de la sorte, il arrive dans une maison où, ce même jour, devait avoir lieu un repas de corps. Comme il connaissait le maître de la maison, il entre avec ses hôtes. «C'est ici, dit-il, que j'habite». Il examine de près l'argenterie qui était exposée ; il va voir les lits de table tout préparés ; il témoigne sa satisfaction. Un petit esclave s'avance ; il dit tout bas à notre homme que le maître de la maison allait arriver ; s'il voulait bien, lui, s'en aller. «Vraiment ? dit-il. Partons, mes hôtes. Mon frère est arrivé de Falerne. Je vais aller au-devant de lui ; vous, trouvez-vous ici à la dixième heure». Les hôtes s'en vont ; lui se précipite à la hâte vers sa véritable maison. A la dixième heure, les hôtes viennent à l'endroit qu'on leur a fixé. Ils le demandent ; ils découvrent à qui appartient la maison ; au milieu des risées ils s'en vont à l'hôtel.

Le lendemain ils voient notre homme, lui racontent leur aventure, lui demandent compte de son mensonge, lui adressent des reproches. Il assure que, trompés par la ressemblance des lieux, ils se sont complètement fourvoyés dans quelque ruelle ; pour lui, malgré sa santé délicate, il les a attendus fort avant dans la nuit. Son esclave Sannion avait reçu mission de réunir de la vaisselle, des tapis, des esclaves. Ce petit esclave, qui ne manque pas d'entregent, avait tout apprêté avec le zèle et l'adresse suffisants. Lui conduit ses hôtes dans une petite maison ; il dit qu'il a prêté un très vaste palais à un de ses amis pour y célébrer des noces. L'esclave annonce qu'on réclame l'argenterie ; car celui qui l'avait prêtée avait pris peur. «Va-t'en au diable, dit-il ; j'ai prêté mon palais, j'ai donné mes esclaves, il veut aussi mon argenterie. Bien que j'aie des hôtes, je consens qu'il s'en serve ; nous nous contenterons de vaisselle de Samos».

A quoi bon raconter ce qu'il fait ensuite ? Le caractère de l'homme est tel que ce qu'il fait en un jour par vaine gloire et par ostentation pourrait à peine être raconté en un an».

65. Ces peintures, qui décrivent ce qui découle logiquement du caractère de chacun, sont d'un très grand charme. En effet, elles nous mettent sous les yeux le caractère tout entier, celui d'un vaniteux, que nous avons esquissé à titre d'exemple, d'un envieux, d'un orgueilleux, d'un avare, d'un ambitieux, d'un coureur, d'un débauché, d'un voleur, d'un délateur ; en un mot, par cette peinture, il n'est pas de passion dominante que l'on ne puisse mettre en évidence.

LII. - Le dialogisme consiste à mettre dans la bouche des personnages un dialogue conforme à leur situation. Exemple : «Lorsque la ville regorgeait de soldats et que tous les habitants, accablés de frayeur, se tenaient cachés dans leurs maisons, lui paraît en tenue de guerre, l'épée au côté, un javelot à la main ; trois jeunes gens, équipés comme lui, marchent à sa suite. Il se précipite brusquement dans le palais, puis, à haute voix : «Où est, dit-il, l'heureux mortel, maître de ce palais ? Pourquoi ne s'est-il pas présenté devant moi ? D'où vient ce silence ?» Tout le monde, paralysé par la crainte, reste muet. La femme de cet infortuné, fondant en larmes, se jeta aux pieds de l'accusé : «Au nom de ce que tu as de plus cher au monde, lui dit-elle, aie pitié de nous ; n'anéantis pas des gens anéantis ; use avec modération de tes succès ; nous aussi, nous avons été heureux ; songe que tu es homme. - Vous feriez mieux de me le livrer et de cesser de m'importuner de vos pleurs. Il ne pourra pas échapper».

Cependant on annonce au maître de la maison l'arrivée de l'accusé et les menaces de mort qu'il profère à grands cris. A cette nouvelle : «Gorgias, dit-il, toi qui surveilles mes enfants, cache-les, défends-les, tâche de les amener en bonne santé jusqu'à l'adolescence». A peine avait-il prononcé ces paroles que l'accusé est là : «Tu as l'audace de rester tranquille ? s'écrie-t-il. Ma voix ne t'a pas ôté la vie ? Assouvis ma haine et apaise ma colère dans ton sang». Lui, d'une âme fière, lui répond : «Je craignais d'être complètement vaincu. Mais, je le vois, tu ne veux pas m'affronter en justice, où il est très honteux d'être vaincu et très beau de vaincre ; me tuer, voilà ce que tu veux. Je serai tué, soit, mais je mourrai sans être vaincu. - Quoi, à la dernière minute de ton existence, tu émets encore des sentences ! Tu ne veux pas supplier celui qui, tu le vois, te tient en son pouvoir ?» Alors la femme : «Mais si, il implore et supplie. Toi, je t'en prie, laisse-toi fléchir, et toi, au nom des dieux, embrasse ses genoux. Il te tient en son pouvoir ; il t'a vaincu, à toi maintenant de te vaincre. - Non, ma femme, cesse de tenir des propos indignes de moi. Tais-toi et préoccupe-toi de ce qui doit t'occuper. Et toi, que tardes-tu à m'enlever à moi la vie, et à toi, par ma mort, tout espoir de vivre l'âme en repos ?» L'accusé repoussa loin de lui la femme qui se lamentait ; le mari commençait à prononcer quelques mots dignes assurément de son rare mérite, quand l'assassin le perça de son épée».

Je crois que, dans ce dialogue, on a donné à chacun des personnages un langage conforme à sa situation ; qu'il faut avoir soin de faire dans ce cas.

Il y a encore des dialogismes par hypothèse. Exemple : «Que pensez-vous que l'on dise, si vous portez ce jugement ? Tout le monde ne dira-t-il pas ?» Placer ensuite le discours.

LIII. - 66. La prosopopée (conformatio) met en scène une personne absente, comme si elle était présente, ou bien donne la parole aux choses muettes ou abstraites (informis), leur prête une forme (forma) et un langage conforme à leur caractère, ou une sorte d'activité. Exemple : «Si notre ville invincible prenait la parole, ne dirait-elle pas : «Malgré ces nombreux trophées qui m'embellissent, ces triomphes incontestables qui m'enrichissent, ces victoires éclatantes qui font ma gloire, maintenant vos discordes intimes m'accablent, citoyens ; la ville que les ruses perfides de Carthage, que la valeur éprouvée de Numance, que la culture intellectuelle de Corinthe n'ont pu ébranler, vous souffrez maintenant que de misérables créatures l'abattent et la foulent aux pieds ?»

Autre exemple : «Si maintenant le grand L. Brutus revenait à la vie et qu'il parût ici devant vous, ne vous tiendrait-il pas ce langage ? «Moi, j'ai chassé les rois ; vous, vous introduisez les tyrans ; moi, je vous ai donné la liberté, qui n'existait pas ; maintenant que je vous l'ai donnée, vous ne voulez pas, vous, la conserver ; moi, au péril de ma vie, j'ai délivré ma patrie, et vous, quand vous pouvez être libres sans péril, vous ne vous en souciez pas».

La prosopopée peut s'appliquer à différentes choses, muettes et inanimées. Elle est d'un emploi très utile dans les parties d'amplification et pour le pathétique.

67. La signification est une figure qui laisse soupçonner plus qu'elle ne dit. Elle a plusieurs formes : hyperbole, ambiguïté, conséquence, réticence, similitude.

Dans l'hyperbole, on va au delà de la vérité, pour donner plus de force au soupçon. Exemple : «Cet homme, en si peu de temps, n'a même pas laissé, d'un si grand patrimoine, un réchaud pour avoir du feu».

On procède par ambiguïté, quand un mot peut être pris dans deux ou plusieurs sens, mais l'est, bien entendu, dans celui que l'orateur veut lui donner. Ainsi, en parlant d'un homme qui a recueilli beaucoup d'héritages : «Regarde, toi qui sais si bien voir».

LIV. S'il faut éviter les équivoques qui rendent le style obscur, par contre il faut rechercher celles qui produisent bien cette variété de la signification. On en trouvera sans peine, pour peu que l'on connaisse les possibilités d'interprétation, doubles ou multiples, d'un mot, et qu'on y fasse attention.

La signification a la forme de la conséquence, quand on dit des choses qui sont la conséquence d'une situation donnée et qui éveillent des soupçons sur cette situation tout entière. Par exemple, on dirait au fils d'un marchand de salaisons : «Tiens-toi tranquille, toi dont le père se mouchait ordinairement avec le coude».

Il y a réticence (abscisio), lorsque, après avoir commencé une phrase, nous nous arrêtons court (praecidamus), ce que nous avons déjà dit suffisant à éveiller des soupçons. Exemple : «Lui qui, si beau et si jeune, vient, dans une maison étrangère... Je ne veux pas en dire davantage».

Il y a similitude, lorsque l'on cite un cas semblable, et que l'on n'en dit pas davantage ; mais le cas cité laisse entendre (significat) ce que nous pensons. Exemple : «Garde-toi, Saturninus, d'avoir trop de confiance en cette multitude qui t'environne ; dans leur tombe, les Gracques ne sont pas vengés».

Cet ornement a beaucoup d'élégance et de noblesse ; il permet en effet à l'auditeur de deviner de lui-même ce que l'orateur ne dit pas.

68. La concision consiste à exposer une idée avec les mots strictement indispensables. Exemple : «Il prit Lemnos en passant, laissa ensuite une garnison dans Thasos, puis détruisit Viminacium ; ensuite, repoussé vers l'Hellespont, il s'empare aussitôt d'Abydos». Autre exemple : «Récemment consul, autrefois tribun, il était ensuite le premier de l'Etat : alors, il part pour l'Asie ; ensuite, il fut proclamé ennemi public et fut exilé ; après cela, il devint imperator et enfin consul pour la septième fois». En peu de mots, cette concision renferme clairement beaucoup de choses. Aussi faut-il l'employer souvent, quand les faits n'ont pas besoin d'un long développement ou que l'on n'a pas le temps de s'y attarder.

LV. - L'hypotypose expose les choses d'une manière telle, que l'affaire semble se dérouler et la chose se passer sous nos yeux. On y réussira en rassemblant ce qui a précédé, suivi et accompagné le fait, ou bien en ne perdant jamais de vue les conséquences immédiates qu'il a entraînées, les circonstances qui l'ont entouré. Exemple : «Dès que Gracchus eut remarqué les hésitations du peuple qui craignait qu'ébranlé lui-même par le décret du sénat, il ne changeât d'avis, il fait convoquer l'assemblée. Cependant l'accusé, tout rempli de pensées criminelles et funestes, s'élance du temple de Jupiter ; tout en sueur, l'oeil en feu, les cheveux hérissés, la toge en désordre, il se met à marcher plus vite avec plusieurs hommes [qui l'accompagnent]. Le crieur public demandait l'attention pour Gracchus. Notre homme, hors de lui, appuyant son talon sur un siège, en brise le pied avec sa main droite, et conseille aux autres d'en faire autant. Comme Gracchus commençait à prier les dieux, ces misérables se précipitent sur lui avec impétuosité ; de toutes parts on s'élance ; alors, dans la foule, un homme s'écrie : «Fuis, fuis, Tibérius. Tu ne vois donc rien ? Retourne-toi, je te dis». Alors la multitude inconstante, saisie d'une frayeur soudaine, se mit à fuir. Mais l'assassin, écumant de rage criminelle, et tirant du fond de sa poitrine une respiration que rend haletante la cruauté qui l'anime, roidit son bras, et tandis que Gracchus se demande ce qui se passe, mais ne bouge pas, il le frappe à la tempe. Gracchus, sans ternir par aucune parole son noble caractère, tombe en silence. L'autre, arrosé du sang infortuné de cet homme très courageux, promenant ses regards autour de lui comme s'il eût fait une action héroïque, et présentant gaiement sa main criminelle à ceux qui le félicitent, se dirigea vers le temple de Jupiter».

69. Cet ornement est très utile pour jeter sur une action, grâce à de tels développements, l'amplification et le pathétique. En effet, il place toute l'action en scène et la met pour ainsi dire sous nos yeux.

LVI. - Tous les moyens d'embellir l'expression ont été réunis ici avec soin : si tu t'exerces avec diligence à les appliquer, Hérennius, ton style aura tout à la fois la force, la noblesse et l'agrément ; tu parleras en véritable orateur, et tu ne revêtiras pas d'un style terne un fond sec et sans art.

Maintenant reprenons notre recommandation. Veillons sans cesse (il s'agit en effet d'une règle qui doit nous être commune), à pénétrer les secrets de l'art par une application et des exercices nombreux et persévérants. Les autres s'y résignent à grand'peine, pour trois raisons principales : ils n'ont personne avec qui il leur soit agréable de s'exercer ; ils se défient d'eux-mêmes ; ils ne savent pas la méthode à suivre, toutes difficultés qui n'existent pas pour nous. Car, il nous est agréable de nous exercer ensemble, grâce à notre amitié, qu'ont fait naître les liens de parenté, auxquels s'est ajoutée l'étude de la philosophie qui les a renforcés. Nous ne nous défions pas de nous-mêmes, parce que nous avons déjà fait quelques progrès, et qu'il y a d'autres études préférables auxquelles nous nous appliquons dans notre vie avec bien plus d'énergie, au point que, même si, dans l'éloquence, nous n'atteignons pas le but que nous visons, nous n'aurons sacrifié qu'une faible partie d'une vie qui approche beaucoup de la perfection. Enfin, nous savons la méthode à suivre, puisque, dans ces livres, nous n'avons omis aucun des préceptes de l'art oratoire.

Nous avons montré, en effet, de quelle manière, dans les divers genres de causes, il fallait trouver les idées ; nous avons dit de quelle façon il convenait de les ordonner, nous avons expliqué comment on devait régler le début oratoire ; nous avons enseigné par quelle méthode nous pourrions avoir une bonne mémoire ; nous avons montré par quels moyens on rendrait l'élocution parfaite. Si nous observons tous ces préceptes, notre invention sera pénétrante et prompte, notre plan clair et logique, notre débit fort et agréable, notre mémoire solide et fidèle, notre élocution brillante et séduisante. Or, dans l'art oratoire, il n'y a rien de plus. Toutes ces qualités, nous pourrons les acquérir, en joignant aux règles de l'enseignement théorique la pratique diligente des exercices.


Traduction d'Henri Bornecque (1932)