Livre III
I. - 1. Quelle méthode d'invention faut-il
appliquer à une cause judiciaire, quelle qu'elle soit
? Je pense l'avoir suffisamment indiqué dans les
livres précédents. Quant aux règles de
l'invention relatives aux causes délibératives
et démonstratives, je les ai renvoyées à
celui-ci, afin de te donner le plus tôt possible tous
les conseils sur l'invention.
Il nous reste encore à parler de quatre parties de
l'art oratoire. J'en ai traité trois dans le
présent livre : disposition, débit,
mémoire. Sur l'élocution, comme il me semblait
y avoir matière à de plus longs
développements, j'ai mieux aimé en parler dans
le livre IV, que j'aurai bientôt fait, je pense, de
terminer et de t'envoyer, afin que rien ne te manque sur
l'art oratoire. En attendant, les préceptes
déjà donnés, tu les étudieras
avec moi, quand tu le voudras, et parfois sans moi, en
lisant, pour que rien ne t'empêche d'avancer du
même pas que moi vers le but utile que je vise.
Maintenant prête-moi ton attention : je vais poursuivre
l'exécution de mon dessein.
II. - 2. Dans les discours du genre
délibératif, on examine le choix à faire
entre deux ou plusieurs partis. Entre deux partis, exemple :
faut-il détruire Carthage ou la laisser debout ? Entre
plusieurs partis, exemple : Hannibal se demande, lorsqu'on le
rappelle d'Italie à Carthage, s'il doit rester en
Italie, retourner dans sa patrie, ou passer en Egypte pour
s'emparer d'Alexandrie.
A un autre point de vue, la question en
délibération peut être examinée
pour elle-même ; par exemple le sénat
délibère s'il rachètera ou non les
prisonniers aux ennemis.
Quelquefois elle est mise en délibération et en
discussion pour un motif étranger [à la
question considérée en elle-même] ;
exemple : le sénat délibère s'il doit
accorder à Scipion une dérogation aux lois,
pour qu'il puisse être fait consul avant l'âge.
Quelquefois la question en délibération peut
être examinée pour elle-même et vient en
discussion plus encore pour un motif étranger
[à la question considérée en
elle-même] ; par exemple, dans la guerre sociale, le
sénat délibère s'il accordera ou
refusera aux alliés le droit de cité. Dans les
causes où c'est le sujet qui, considéré
en lui-même, fera l'objet de la
délibération, tout le discours se
ramènera au sujet même ; dans celles où
ce sera un motif extérieur au sujet en question, c'est
ce motif même qu'il faudra mettre en relief ou
rabaisser.
3. Tout orateur qui donnera son avis devra se proposer pour
but l'utilité et y ramener toute l'économie de
son discours.
Dans les délibérations politiques,
l'utilité se divise en deux parties, la
sécurité et l'honnêteté.
La sécurité fournit un moyen quelconque
d'éviter un danger présent ou à venir.
Elle se présente sous l'aspect de la force et de la
ruse, que nous considérerons séparément
ou conjointement. La force agit par les armées, les
flottes, les armes, les machines de guerre, les levées
d'hommes et autres ressources de ce genre. La ruse a recours
à l'argent, aux promesses, à la dissimulation,
au mensonge et à tous les autres moyens dont je
parlerai plus à propos, si jamais je veux
écrire sur l'art militaire ou l'administration.
L'honnêteté se divise en deux parties, ce qui
est bien et ce qui est glorieux.
On appelle bien ce qui est d'accord avec la vertu et le
devoir. On y distingue la prudence, la justice, la force
d'âme et la mesure. La prudence est l'habileté
à trouver le moyen de faire un choix entre le bien et
le mal. On nomme aussi prudence la connaissance d'une science
; on désigne encore par prudence une mémoire
bien meublée ou une expérience très
diverse. La justice et l'équité attribuent
à chacun ce qui lui revient selon son mérite.
La force d'âme est l'élan vers les grandes
choses et le mépris des choses basses, la longue
patience dans les épreuves lorsqu'elle est utile. La
mesure est la modération d'une âme
maîtresse de ses passions.
III. - 4. Nous invoquerons dans notre discours les
considérations de prudence, lorsque nous comparerons
les avantages aux inconvénients, en conseillant de
rechercher les uns et d'éviter les autres ; ou bien
lorsque, sur telle question, nous conseillerons une chose
dont nous nous trouverons avoir une connaissance
méthodique, et que nous montrerons par quel moyen ou
suivant quel plan il faut agir ; ou bien, lorsque nous
engagerons à une action, que nous nous trouverons
pouvoir appuyer par un souvenir direct ou transmis ; dans ce
cas, il nous sera facile, en exposant le
précédent, de persuader nos auditeurs.
Nous invoquerons les considérations de justice,
lorsque nous dirons qu'il faut avoir pitié des
innocents ou des suppliants, lorsque nous montrerons qu'il
convient d'être reconnaissant des bons
procédés, lorsque nous ferons voir qu'il faut
se venger des mauvais procédés, lorsque nous
émettrons l'avis qu'on doit être absolument
fidèle à la foi jurée, lorsque nous
dirons qu'il faut respecter particulièrement les lois
et les usages de la cité, qu'il convient de maintenir
soigneusement les alliances et les amitiés, lorsque
nous ferons voir qu'il faut observer religieusement les
devoirs que la nature nous impose envers nos père et
mère, les dieux, la patrie, lorsque nous dirons que
nous devons des égards inviolables aux hôtes,
aux clients, aux parents par le sang ou par alliance, lorsque
nous montrerons que ni l'appât du gain, ni la faveur,
ni le danger, ni les inimitiés ne doivent nous
détourner du droit chemin, lorsque nous dirons que, en
toute occasion, c'est l'équité qui doit
être notre règle. C'est par ces
considérations et des considérations analogues
que, dans une assemblée du peuple ou dans un conseil,
nous montrerons que la chose que nous conseillons est juste ;
par des considérations contraires, nous montrerons
qu'elle est injuste. Par suite les mêmes
développements nous serviront pour conseiller et pour
déconseiller.
5. Si c'est la force d'âme que nous invoquons comme
motif d'action, nous montrerons qu'il faut tendre et viser
aux actes nobles et élevés, et, par contre, que
des actes bas et indignes d'hommes courageux doivent pour
cette raison être méprisés par des hommes
courageux et regardés par eux comme indignes d'eux. De
même, lorsqu'il s'agit d'un acte honnête, il n'y
a pas de périls ou de fatigues qui doivent nous en
détourner ; la mort doit être
préférée à l'infamie ; il n'y a
aucune douleur qui doive nous détourner du devoir ;
quand il s'agit de la vérité, il ne faut
craindre aucune inimitié ; pour notre patrie, nos
père et mère, nos hôtes, nos amis et ce
que la justice commande de respecter, il faut braver tous les
périls et supporter toutes les fatigues.
Nous invoquerons des considérations de mesure, si nous
blâmons la passion immodérée de
l'honneur, de l'argent ou d'autres choses analogues ; si nous
ramenons chaque chose dans ses bornes naturelles, si nous
montrons jusqu'où il convient d'aller dans chaque cas,
que nous déconseillons d'aller plus loin, en fixant
les justes limites de chaque chose.
6. Ici les différentes vertus devront être
amplifiées, si nous les conseillons,
rabaissées, si nous en détournons, de
manière à rabaisser ce que j'ai dit plus haut.
Personne évidemment ne pensera qu'on doive
s'écarter de la vertu, mais l'on dira que les
circonstances n'étaient pas de nature à la
faire briller dans tout son jour ou qu'elle a plutôt
des caractères opposés à ceux qui se
marquent ici. De même, si nous pouvons y
réussir, nous montrerons que ce que l'adversaire
appelle justice est lâcheté, inertie, sotte
générosité ; ce qu'il a nommé
prudence, nous le qualifierons de savoir
déplacé, bavard et importun ; ce qui, pour lui,
est maîtrise de soi sera pour nous inertie et molle
indifférence ; ce qu'il a nommé noblesse
d'âme, nous l'appellerons fanfaronne
témérité d'un gladiateur.
IV. - 7. Est glorieux ce qui laisse le souvenir d'une action
vertueuse sur le moment même et dans la suite. Si nous
avons distingué ce qui est glorieux de ce qui est
bien, ce n'est pas que les quatre parties comprises sous le
nom de bien ne laissent pas ordinairement ce souvenir de
vertu ; mais, bien que ce qui est glorieux ait sa source dans
ce qui est bien, il faut, dans un discours, séparer
ces deux ordres de considérations ; il ne suffit pas,
en effet, de pratiquer le bien par amour de la gloire ; mais,
si l'on peut se la promettre, on double le désir de
viser au bien. Donc, après avoir
démontré qu'une chose est bien, nous montrerons
qu'elle est glorieuse, par l'opinion de juges
compétents (par exemple si elle plaît aux gens
distingués, alors qu'elle est blâmée par
ceux de la classe inférieure), de certains
alliés, de tous nos concitoyens, des nations
étrangères, de la
postérité.
Telle est la division des lieux dans une
délibération, maintenant il convient d'indiquer
en peu de mots la façon de traiter la cause tout
entière.
On peut débuter soit par l'exorde simple, soit par
l'insinuation, soit par les procédés que j'ai
indiqués pour le genre judiciaire.
S'il y a lieu à narration, il faudra suivre les
règles que j'ai données.
8. Comme, dans ces causes, on a pour but l'utilité,
où l'on considère ce qui est sûr et ce
qui est bien, si nous pouvons réunir ces deux ordres
de considération, nous promettrons de donner dans
notre discours la preuve de l'une et de l'autre ; si nous ne
devons apporter de preuve que pour l'une des deux, nous
indiquerons simplement ce que nous avons l'intention de
développer. Si notre discours, disons-nous, est
fondé sur la sécurité, nous diviserons
en force et en sagesse. Car, ce que dans nos
préceptes, nous avons appelé ruse, en parlant
nous lui don-nerons le nom plus honorable de sagesse. Si nous
fondons notre avis sur le bien et que nous puissions avoir
recours à toutes les parties du bien, notre division
aura quatre parties ; si nous ne pouvons avoir recours
à toutes, nous exposerons dans notre discours celles
qui entrent en ligne.
Dans la confirmation et la réfutation, nous
emploierons les lieux en notre faveur, que nous avons
indiqués pour confirmer, les lieux contraires pour
réfuter. Les règles à suivre pour
traiter l'argumentation avec art seront empruntées au
second livre.
V. Mais s'il arrive que, dans une délibération,
l'un appuie son avis sur les considérations de
sécurité, l'autre sur celles
d'honnêteté, comme dans le cas de ceux qui,
cernés par les Carthaginois, délibèrent
sur le parti à prendre, celui qui conseillera de se
régler sur les considérations de
sécurité emploiera les lieux que voici : rien
n'est plus utile que d'avoir la vie sauve ; personne ne peut
faire usage de ses vertus, s'il n'a pourvu à sa
sécurité, les dieux mêmes ne secourent
pas ceux qui s'exposent inconsidérément au
danger ; il ne faut rien estimer honorable de ce qui ne peut
assurer le salut.
9. Celui qui, avant la sécurité, fera passer
les considérations d'honnêteté emploiera
les lieux que voici : en aucune circonstance il ne faut
renoncer à la vertu ; même la douleur, si on a
à la craindre, même la mort, si on a à la
redouter, sont plus supportables que le déshonneur et
l'infamie ; il faut considérer la honte que l'on va
encourir, honte qui n'assurera ni l'immortalité, ni
une existence éternelle ; de plus il n'est pas
prouvé que, ce péril évité, l'on
ne tombera pas dans un autre ; pour la vertu, il est noble
d'aller même au delà de la mort ; le courage est
habituellement secondé même par la fortune ;
celui-là vit en sécurité qui vit avec
honneur, et non qui, pour l'instant, voit sa vie
assurée ; par contre, l'homme qui vit dans la honte ne
peut voir sa vie éternellement assurée.
Les péroraisons sont habituellement à peu
près les mêmes que dans les causes judiciaires,
sauf qu'ici il est utile de citer de très nombreux
précédents.
VI. - 10. Passons maintenant au genre de causes
démonstratif. Puisque l'on y distingue l'éloge
et le blâme, les motifs d'éloge,
retournés, serviront pour le blâme.
Or l'éloge peut porter sur les circonstances
étrangères ; sur les particularités
physiques ou morales.
Les circonstances étrangères sont celles qui
peuvent résulter, soit du hasard, soit de la bonne ou
mauvaise fortune : race, éducation, richesses,
fonctions, gloire, cité, amitiés, autres
circonstances de cette nature et leur contraire. Les
particularités physiques sont les qualités ou
les défauts que la nature a attribués au corps
: agilité, force, beauté, santé, et le
contraire. Les particularités morales comprennent ce
qui se rapporte à notre sagesse et à notre
jugement : prudence, justice, courage, modération et
le contraire.
11. C'est là que, pour ce genre de causes, nous
puiserons les éléments de la confirmation et de
la réfutation.
Nous tirerons l'exorde soit de nous-mêmes, soit de la
personne dont nous parlons, soit des auditeurs, soit du
sujet.
De nous-mêmes ? Si nous louons, nous dirons que nous
intervenons par devoir, en raison des liens d'amitié,
par zèle louable, parce que la vertu de l'homme dont
nous parlons est telle que chacun doit vouloir en conserver
le souvenir, ou parce qu'il est juste, en louant les autres,
de faire connaître ses propres sentiments. Si nous
blâmons, nous dirons que nous avons le droit de le
faire, en raison des traitements subis par nous, que nous
agissons par zèle louable, jugeant utile de faire
connaître à tous une scélératesse,
une perversité sans exemple, ou qu'il nous
plaît, en blâmant d'autres personnes, de montrer
ce qui nous plaît.
De la personne dont nous parlons ? Si nous louons, nous
dirons nous demander avec crainte comment nos paroles
pourront égaler ses actions ; le monde devrait louer
ses vertus ; les faits mêmes parlent plus haut que
l'éloquence de tous les panégyristes. Si nous
blâmons, nous dirons ce que nous voyons pouvoir, avec
de légers changements, être dit en sens
contraire : je viens d'en donner un exemple.
12. De la personne des auditeurs ? Si nous louons : puisque
nous ne faisons pas cet éloge devant des gens qui ne
connaissent pas celui dont nous parlons, nous
rafraîchirons rapidement leur mémoire ; s'ils ne
le connaissent pas, nous leur demanderons de vouloir
connaître un tel homme ; puisque ceux devant qui nous
faisons l'éloge de notre client, témoignent
pour la vertu le même zèle que montre ou qu'a
montré celui dont nous faisons l'éloge, nous
espérons réussir facilement à faire
approuver ses actions par ceux dont nous voulons
l'approbation. Pour le blâme, nous suivrons une marche
contraire : puisqu'ils connaissent celui dont nous parlons,
nous dirons peu de choses de sa perversité ; s'ils ne
le connaissent pas, nous leur demanderons d'apprendre
à le connaître, pour qu'ils puissent se mettre
à l'abri de ses coups ; puisqu'il n'y a aucune
ressemblance entre les auditeurs et celui que nous
blâmons, nous espérons qu'ils
désapprouveront hautement sa vie.
Du sujet même ? Si nous louons, nous ne savons ce qu'il
faut louer davantage ; nous craignons, tout en parlant de
beaucoup de choses, d'en omettre un plus grand nombre, et
autres considérations du même genre ; nous
emploierons les considérations contraires si nous
blâmons.
VII. 13. L'exorde une fois traité par quelqu'un des
moyens que nous venons d'indiquer, il ne sera pas
indispensable de le faire suivre d'une narration ; mais s'il
se présente l'occasion de raconter, dans une vue
d'éloge ou de blâme, quelque action de celui
dont nous parlons, on se reportera aux préceptes
donnés sur la narration dans le livre I.
La division sera la suivante : nous exposerons les choses que
nous avons l'intention de louer ou de blâmer ; puis
nous retracerons successivement les circonstances ou
l'époque de chacune d'elles, de manière
à faire comprendre ce qu'elles ont demandé de
précaution et d'habileté. Mais il faudra
exposer d'abord les qualités ou les défauts de
caractère, ensuite montrer les avantages ou les
infériorités physiques ou extérieures,
et l'usage qu'il en a fait, étant donné son
caractère. Voici l'ordre à suivre dans ce
tableau de la vie.
Avantages extérieurs : la naissance ; en cas
d'éloge, on parle des ancêtres ; si elle est
illustre, il a été égal ou
supérieur à sa naissance ; si elle est modeste,
c'est à ses propres qualités, non pas à
celles de ses ancêtres, qu'il doit tout ; en cas de
blâme, si sa naissance est illustre, il a
déshonoré ses ancêtres ; si elle est
obscure, il n'a pas été moins pour eux une
cause de déshonneur. L'éducation : dans
l'éloge, avec quelle distinction il a consacré
toute son enfance aux saines disciplines ; dans le
blâme, le contraire.
14. Puis il faut passer aux avantages physiques : si nous
louons et que notre client ait naturellement une noble et
belle prestance, il la fait tourner à son honneur, et
non, comme les autres, à sa ruine et à sa
honte. S'il est remarquable par ses forces et son
agilité, nous dirons qu'il doit ces qualités
à des exercices honnêtes et habiles. Jouit-il
toujours d'une bonne santé ? C'est grâce
à ses bonnes habitudes et à son empire sur ses
passions. Si nous blâmons et que notre adversaire
possède ces avantages physiques, nous dirons qu'il a
mal usé de ces avantages, que le hasard et la nature
lui ont donnés comme au dernier des gladiateurs ;
sinon, nous dirons que, sauf une belle prestance, il a perdu
tous ces avantages par sa faute et par son manque d'empire
sur ses passions.
Ensuite nous reviendrons aux choses extérieures et
nous considérerons les qualités ou les
défauts de caractère qu'il a
déployés à ce propos ; a-t-il
été dans l'opulence ou dans la pauvreté,
quelles ont été ses fonctions, ses titres de
gloire, ses amitiés, ses inimitiés, ses actes
de courage contre ses ennemis, les motifs qui lui ont
suscité des inimitiés, la
fidélité, la bienveillance, le
dévouement qu'il a montrés à ses amis,
sa conduite dans l'opulence ou dans la pauvreté, son
attitude dans l'exercice de ses fonctions. S'il est mort,
quelles ont été les circonstances de sa fin et
celles qui l'ont suivie.
VIII. - 15. Dans tous les cas, où l'on
considère principalement le caractère, il faut
tout ramener aux quatre qualités que je vais indiquer
: dans l'éloge, nous dirons que les actions sont
justes, courageuses, mesurées ou prudentes, dans le
blâme, nous ferons voir qu'elles sont injustes, sans
mesure, lâches ou déraisonnables.
On aperçoit clairement par cette disposition comment
il faut traiter les trois parties que comporte la louange et
le blâme ; mais on doit noter qu'il n'est pas
nécessaire que toutes soient
représentées pour la louange ou pour le
blâme, car, souvent, elles ne se rencontrent même
pas, ou se rencontrent à un degré si faible
qu'il n'est pas nécessaire d'en parler. Nous
choisirons donc celles qui présenteront le plus de
force.
Nos conclusions seront courtes. Dans le discours même
nous intercalerons de fréquentes et brèves
amplifications, par lieux communs.
D'ailleurs ce genre de cause ne doit pas être trop
négligé, sous prétexte qu'il se
rencontre rarement dans la vie ; en effet, ce qui peut se
rencontrer, ne fût-ce qu'une fois de temps en temps, il
ne faut pas manquer de vouloir y réussir le mieux
possible ; de plus, si ce genre s'emploie rarement seul, par
contre, les genres judiciaire et déli-bératif
offrent souvent un vaste champ à l'éloge ou au
blâme. Aussi ce genre de causes réclame-t-il,
lui aussi, une part de notre activité.
Maintenant que nous avons achevé la partie la plus
difficile de l'art oratoire, en traçant dans le
dernier détail les règles de l'invention et en
les appliquant à tous les genres de cause, il est
temps d'aborder les autres parties. Nous passerons donc
maintenant à la disposition.
IX. - 16. La disposition étant l'art de mettre en
ordre les arguments que nous avons trouvés, afin que
chacun soit placé à un endroit bien
déterminé, il faut voir quelle méthode
il convient de suivre pour la disposition.
Il y a deux sortes de plans, l'un qu'indiquent les
règles de l'art oratoire, l'autre approprié aux
circonstances particulières. Nous tracerons notre plan
d'après les règles de la rhétorique dans
les causes où nous appliquerons les préceptes
exposés au livre I, c'est-à-dire où nous
distinguerons l'exorde, la narration, la confirmation, la
réfutation, la péroraison, et où nous
suivrons dans notre discours cet ordre, tel que nous venons
de l'indiquer. Ce sont également les règles
générales de l'art oratoire que nous suivrons,
non seulement pour le plan général du discours,
mais pour les diverses parties de l'argumentation que nous
avons distinguées au livre II, à savoir preuve,
confirmation de la preuve, ornements, conclusion.
17. Cette disposition, qui s'applique à deux choses
différentes, l'ensemble du discours et les parties de
l'argumentation, est fondée sur les règles de
l'art.
Mais il y a aussi une autre disposition possible, lorsqu'il
faut s'écarter de l'ordre fixé par les
règles : elle est appropriée aux circonstances
par le tact de l'orateur ; par exemple, nous commencerons par
la narration, par un argument très fort ou par la
lecture de documents écrits ; ou bien, tout de suite
après l'exorde, nous placerons la confirmation, puis
la narration, ou bien nous ferons quelque changement analogue
dans l'ordre des parties, mais aucun sans
nécessité. Car si les oreilles des auditeurs
semblent rabattues ou leur esprit lassé par le
verbiage de nos adversaires, nous pourrons avantageusement
supprimer l'exorde et commencer le plaidoyer par la narration
ou par quelque argument solide. Ensuite, si l'on y trouve un
avantage, car ce n'est pas toujours une
nécessité, on peut revenir à
l'idée que nous comptions exprimer dans
l'exorde.
X. Si notre cause présente une telle difficulté
que personne ne veuille consentir à écouter un
exorde, nous commencerons par la narration, puis nous
reviendrons à l'idée que nous comptions
exprimer dans l'exorde. Si la narration est trop peu
plausible, nous commencerons par quelque argument solide. Ces
modifications et ces transpositions deviennent souvent
nécessaires, quand la cause elle-même nous
oblige à modifier avec art la disposition prescrite
par les règles de l'art oratoire.
18. Dans la confirmation et la réfutation des preuves,
Voici l'ordre qu'il convient de suivre pour les preuves ;
mettre les plus solides au commencement et à la fin du
plaidoyer ; celles de valeur moyenne, qui, sans être
inutiles au discours, ne sont pas toutefois essentielles
à la démonstration, qui, chacune en particulier
et présentées isolément, sont sans
force, tandis que, jointes aux autres, elles sont assez
fortes pour être plausibles, doivent être
placées entre les deux premiers groupes. Car,
aussitôt après la narration, l'esprit de
l'auditeur attend ce qui peut la fortifier ; aussi faut-il
immédiatement lui fournir une preuve solide, et, d'une
manière générale, comme ce qu'on a dit
en dernier lieu est ce qui reste le mieux dans la
mémoire, il est utile de laisser, en finissant, dans
l'esprit des auditeurs l'impression fraîche d'une
preuve bien forte. Cette façon de disposer les
développements, comme de ranger les soldats [sur un
champ de bataille], pourra faire que, là en parlant,
ici en combattant, on remporte très facilement la
victoire.
XI. - 19. L'action est souvent regardée comme la
qualité la plus utile à l'orateur et la plus
importante pour persuader. En ce qui me concerne, je ne me
déciderais pas facilement à désigner
l'une des cinq parties [du discours] comme la plus importante
; mais j'affirmerais hardiment que l'action est
exceptionnellement utile. Car l'habileté dans
l'invention, l'élégance de l'élocution,
l'art dans la disposition des parties de la cause, et une
mémoire fidèle sous tous les rapports ne jouent
pas un rôle plus important sans l'action, que l'action
indépendamment de ces qualités. Aussi, comme
personne n'a soigneusement traité de cette partie,
parce qu'on croyait malaisément pouvoir traiter
clairement de la voix, de la physionomie et du geste, sous
prétexte que toutes ces choses se rapportent aux sens,
et comme, d'autre part, il faut, pour parler, donner beaucoup
d'importance à cette partie, j'estime que toute cette
question ne doit pas être négligée.
Donc on distingue, dans l'action, le caractère de la
voix et les mouvements du corps.
Le caractère de la voix constitue comme sa marque
propre, résultat de la méthode et de
l'exercice.
20. On y distingue trois parties : volume, solidité,
souplesse. Le volume de la voix est avant tout un don de la
nature ; le travail l'augmente un peu et surtout l'amplifie.
La solidité de la voix est avant tout donnée
par le travail ; cultiver la voix augmente cette
qualité dans une certaine mesure et surtout la
conserve. Pour la souplesse, qui consiste à varier
à notre gré, en parlant, les intonations de
notre voix, ce qui convient le mieux est de cultiver sa voix.
Aussi, sur le volume et la solidité de la voix,
puisque la première dépend de la nature et que
la seconde est donnée par l'exercice, il est inutile
de donner d'autre conseil que de consulter, sur la
façon de soigner notre voix, ceux qui sont
versés dans cet art.
XII. La solidité est donc conservée en partie
si l'on cultive sa voix selon un exercice rationnel, et l'on
acquiert la souplesse de la voix, si l'on cultive
également cet organe par un travail raisonné ;
je vais, par suite, traiter la question.
21. Pour conserver la solidité de la voix, le meilleur
moyen sera d'employer pour l'exorde un ton calme et retenu.
En effet, on blesse la trachée-artère, si,
avant de la préparer par des intonations douces, on
l'enfle en donnant toute sa voix avec violence. Il convient
aussi d'avoir recours à d'assez longs repos : la
respiration raffermit la voix et le silence repose les
artères. Parfois, il faut également cesser de
donner toute sa voix et passer au ton de la conversation ;
car ces changements font que nous n'épuisons aucun ton
de la voix et continuons à la posséder à
notre disposition dans toute son étendue. Il faut
éviter également les éclats de voix, car
ils produisent une secousse, qui blesse la
trachée-artère lorsque nous poussons cet
éclat trop vif et trop en fausset, si bien que la
pureté de notre voix peut être détruite
par un seul éclat et complètement.
Débiter de longues tirades sans reprendre haleine n'a
pas d'inconvénient à la fin du discours : la
gorge est échauffée, la
trachée-artère est enflée, et la voix
qui vient de parcourir différents tons a fini par en
prendre un égal et soutenu. Comme nous devons souvent
être reconnaissants à la nature, ici, par
exemple ! En effet, les préceptes que nous donnons
pour conserver la voix contribuent aussi à
l'agrément de l'action ; par suite, ce qui est utile
à notre voix reçoit également
l'approbation de l'auditeur.
22. Il est utile, pour maintenir la solidité de la
voix, d'employer un ton calme en commençant. Quoi de
plus désagréable que de donner toute sa voix
dès le début ? Des repos affermissent la voix,
rendent les pensées plus harmonieuses en les
détachant et laissent à l'auditeur le temps de
réfléchir. On conserve la voix en se
départant parfois de la donner tout entière ;
de plus, la variété plaît beaucoup
à l'auditeur : le ton de la conversation
l'intéresse, la voix donnée avec toute sa force
le réveille. Un éclat trop criard blesse
l'organe de la voix ; il indispose aussi l'auditoire : en
effet, il a quelque chose de peu distingué, qui
convient mieux aux criailleries des femmes qu'à la
dignité avec laquelle un homme doit parler. A la fin
du discours, le ton soutenu repose la voix. Aussi bien
échauffe-t-il puissamment l'esprit de l'auditeur
à la conclusion du discours tout entier. Donc, puisque
les mêmes moyens servent à la solidité de
la voix et à l'agrément du débit, nous
aurons ici traité des deux points à la fois,
donnant sur la solidité les conseils que j'ai crus
nécessaires, sur l'agrément ceux qui avaient du
rapport avec les premiers ; le reste, nous l'exposerons
bientôt en temps et lieu.
XIII. - 23. La flexibilité de la voix demande une
attention particulière, puisqu'elle repose tout
entière sur les conseils du rhéteur. Nous y
distinguons le ton de la conversation, le ton
élevé, le ton déclamatoire. Le ton de la
conversation est calme et ressemble au langage ordinaire. Le
ton élevé est énergique ; il convient
pour la confirmation et la réfutation. Le ton de
l'amplification est propre à exciter dans l'âme
des auditeurs l'indignation ou à y provoquer la
pitié.
Le ton de la conversation comprend les nuances suivantes :
sérieux, explicatif, narratif, badin. Le ton
sérieux comporte une certaine gravité et une
voix calme. Le ton explicatif montre comment une chose a pu
ou n'a pas pu arriver. Le ton narratif expose les faits tels
qu'ils se sont passés ou qu'ils auraient pu se passer.
Le ton badin est de nature à provoquer, à
propos de telle circonstance, un rire décent et de bon
goût.
Le ton élevé comprend un débit soutenu
ou coupé. Il est soutenu quand on débite le
discours avec rapidité. Il est coupé lorsque,
employant le ton élevé, nous faisons des pauses
nombreuses et courtes.
24. Le ton déclamatoire comprend l'excitation et le
pathétique. L'excitation, exagérant une faute,
porte les auditeurs à la colère. Le
pathétique, exagérant l'infortune, porte
l'âme des auditeurs à la compassion.
La flexibilité de la voix se divisant ainsi en trois
parties et ces trois parties se divisant en huit autres, il
nous semble à propos d'indiquer le débit qui
convient à chacune de ces huit parties.
XIV. - Pour le ton sérieux de la conversation, il faut
toute la force du gosier sain, mais une voix aussi calme et
basse que possible, sans toutefois passer, des habitudes de
l'orateur, à celles de l'acteur de
tragédie.
Pour le ton explicatif de la conversation, il faut
légèrement réduire le volume de la voix
et avoir recours à des intervalles et à des
repos fréquents, pour que le débit même
paraisse greffer et graver dans l'esprit des auditeurs ce que
nous expliquerons.
Pour le ton narratif de la conversation, il faut des
intonations variées, qui semblent raconter la
façon dont chaque fait s'est passé. Ce que nous
voulons présenter comme fait avec décision,
nous l'énoncerons assez rapidement, au contraire comme
fait à loisir, nous ralentirons le début.
Ensuite vers l'aigreur ou la douceur, la tristesse, la
gaîté, nous modifierons de toutes les
façons aussi bien le débit que les mots. Si,
dans la narration, il se présente des discours, des
demandes, des réponses, ou encore des exclamations
d'étonnement sur les faits que nous raconterons, nous
prendrons bien garde que notre ton rende les sentiments et
les dispositions de chaque personnage.
25. Pour le ton badin de la conversation, il faut prendre une
voix un peu tremblante avec une légère
expression de rire, sans aucune trace de fou-rire et passer
ainsi du ton sérieux à un badinage
délicat. Lorsqu'il s'agit de prendre un ton
élevé, puisque cela comporte un débit
tantôt continu, tantôt coupé, pour le
débit continu, on augmentera légèrement
le volume de la voix ; cette suite continue de mots sera
débitée sans arrêts et avec des
inflexions variées ; à la fin, on lancera les
mots rapidement et à pleine voix, pour que le volume
de la voix suive la vitesse et la volubilité du
discours. Si le débit est coupé, il faut tirer
du fond de la poitrine des éclats de voix aussi
sonores que possible et nous conseillons de donner à
chaque pause la même durée qu'aux éclats
de voix.
Lorsque nous emploierons le ton déclamatoire pour
exciter, il faudra une voix très basse, forte sans
éclats, un débit égal, des changements
de ton fréquents, une très grande
rapidité. Pour le pathétique, il faudra une
voix retenue, une intonation triste, de longues pauses, des
changements marqués.
XV. - Nous en avons dit assez sur le caractère de la
voix, maintenant il semble à propos de nous occuper
des mouvements du corps.
26. Le mouvement du corps consiste à choisir les
gestes et l'expression qui rendent plus plausible ce que nous
disons. Il faut donc que la physionomie ait de la
décence et de l'énergie, et que le geste
n'offre ni élégance trop visible, ni
grossièreté, pour que nous n'ayons pas l'air de
comédiens ou d'ouvriers.
Les règles relatives au mouvement du corps semblent
devoir, rationnellement, correspondre aux distinctions que
nous avons établies pour la voix. Lorsqu'il emploie le
ton sérieux de la conversation, l'orateur devra rester
en place, le corps droit, ne faire qu'un léger
mouvement de la main droite ; suivant la nature du sujet, son
visage exprimera la gaîté, la tristesse ou un
sentiment intermédiaire. Lorsque l'on emploiera le ton
explicatif de la conversation, l'on penchera un peu en avant
le cou et la tête, car un mouvement naturel nous porte
à rapprocher le plus possible notre visage de nos
auditeurs lorsque nous voulons leur prouver un point ou les
entraîner particulièrement. Au ton narratif de
la conversation pourra convenir l'attitude que nous venons
d'indiquer pour les passages sérieux. Dans le
badinage, le visage devra présenter une certaine
expression de gaîté, sans changer les
gestes.
27. Si nous prenons un ton élevé à
débit soutenu, la gesticulation doit être
rapide, la physionomie mobile, les yeux perçants. Si,
prenant le ton élevé, nous coupons le
débit, il faudra lancer très rapidement le bras
en avant, aller et venir, frapper du pied droit, niais
rarement, avoir le regard vif et fixe.
Avec le ton ample pour exciter, il faudra que le geste soit
un peu plus lent et plus calme ; pour le reste, il en sera
comme dans le débit soutenu du ton
élevé. Dans les passages de ton ample et
pathétique, on se donnera des coups sur la cuisse, on
se frappera la tête, on aura recours tantôt
à des gestes calmes et égaux, tantôt
à une expression triste et bouleversée.
Je n'ignore pas la tâche que je me suis imposé,
en m'efforçant d'exprimer par des paroles les
mouvements du corps et de reproduire sur le papier les
inflexions de la voix. Mais, si je n'ai pas eu la
présomption de croire qu'il fût possible de bien
traiter par écrit de ces questions, je ne pensais pas
que, si la chose était impossible, mon travail serait
inutile, car, ici, j'ai voulu indiquer l'indispensable ; pour
le reste, je m'en remettrai à l'exercice. Mais ce
qu'il faut savoir, c'est qu'une action parfaite fait croire
à la sincérité de l'orateur.
XVI. - 28. Passons maintenant au coffre-fort de toutes les
idées fournies par l'invention, au dépositaire
de toutes les parties de la rhétorique, la
mémoire. La mémoire doit-elle quelque chose
à l'art, ou vient-elle toute de la nature, c'est ce
que nous aurons une occasion plus favorable d'expliquer. Nous
admettrons comme prouvé que la théorie et ses
règles y sont d'un grand secours et nous en parlerons
en conséquence. En effet, mon opinion est qu'il existe
un art de la mémoire. Sur quoi je la fonde, je
l'expliquerai ailleurs ; pour l'instant, je ferai voir ce
qu'est la mémoire.
Il y a donc deux sortes de mémoire, l'une naturelle,
l'autre artificielle. La mémoire naturelle est celle
qui est innée dans nos âmes et qui est
née en même temps que la faculté de
réfléchir. La mémoire artificielle est
celle que renforce une sorte d'entraînement de l'esprit
et des préceptes rationnels. Mais, de même qu'en
toute autre matière, d'excellentes qualités
naturelles rivalisent souvent avec la science
théorique, tandis que, d'autre part, l'art renforce et
développe les avantages naturels, de même, ici,
il arrive que parfois une mémoire naturelle, si elle
est excellente, soit parfois semblable à la
méthode artificielle dont je parle ici, et que, par
contre, cette mémoire artificielle dont je parle
conserve et développe les avantages naturels
grâce à une méthode rationnelle.
29. Donc la mémoire naturelle doit être
fortifiée par les préceptes, pour devenir
excellente, et celle dont je viens de parler, que donne la
théorie, a besoin des dispositions naturelles. il en
est donc ici exactement comme dans les arts, où les
qualités innées brillent grâce à
la science et la nature grâce aux règles. Aussi
les hommes doués naturellement d'une heureuse
mémoire pourront-ils tirer parti de nos règles,
comme tu pourras bientôt t'en rendre compte, et quand
bien même, confiants dans leurs dispositions
naturelles, ils ne réclameraient pas notre aide, nous
aurions tout de même une bonne raison de vouloir
fournir un secours à ceux qui sont moins bien
partagés.
Maintenant, nous parlerons de la mémoire artificielle.
Elle comprend les cases et les images. Par cases, nous
entendons les ouvrages de la nature ou de l'art tels que,
dans un espace restreint, ils forment un tout complet et
capable d'attirer l'attention, si bien que la mémoire
naturelle puisse facilement les saisir et les embrasser :
tels sont un palais, un entre-colonnement, un angle, une
voûte et d'autres choses semblables. Les images sont
des formes qui permettent de reconnaître et de
représenter l'objet que nous voulons nous rappeler ;
par exemple, si nous voulons évoquer le souvenir d'un
cheval, d'un lion, d'un aigle, il nous faudra placer l'image
de ces animaux dans des lieux déterminés.
30. Maintenant quelles sont les cases à trouver ?
Comment découvrir les images et les placer dans les
cases ? C'est ce que nous allons montrer.
XVII. De même que ceux qui savent leurs lettres
peuvent, grâce à elles, écrire ce qu'on
leur dicte et lire tout haut ce qu'ils ont écrit, de
même ceux qui ont appris la mnémotechnique
peuvent placer dans leur cadre ce qu'ils ont entendu, et,
à l'aide de ces points de repère, se le
rappeler. Les points de repère représentent
tout à fait les tablettes ou le papyrus, les images,
les lettres, la disposition et l'arrangement des images,
l'écriture, le débit, la lecture. Il faut donc,
pour avoir une mémoire étendue, se
préparer un grand nombre de repères, pour que,
dans ces nombreuses cases, nous puissions placer de
nombreuses images. De même, selon nous, il faut que
nous ayons un ordre arrêté dans la disposition
de ces cases, pour que leur confusion n'aille pas nous
empêcher de suivre les images en quelque ordre qu'il
nous plaira, en entamant la série par le commencement
ou par la fin, non plus que d'exprimer ce que nous aurons
confié aux différentes cases.
XVIII. De même en effet que, voyant placées dans
un certain ordre un très grand nombre de personnes qui
nous sont connues, il nous sera indifférent de les
nommer en commençant par la première, par la
dernière ou par celle du milieu, de même si,
pour les cadres, nous avons un ordre arrêté,
notre souvenir, éveillé par les images,
énoncera dans n'importe quel sens à
volonté ce que nous aurons confié aux
cases.
31. Aussi j'estime qu'il est nécessaire aussi de
disposer les cases dans un certain ordre. Les cases que nous
aurons adoptées, il faudra bien les étudier, de
manière que nous les possédions
imperturbablement, car les images s'effacent, comme les
lettres, quand on cesse de s'en servir, mais les cases, tout
comme les tablettes doivent subsister. Et pour éviter
toute erreur dans le nombre des cases, il faut donner un
indice à tous les multiples de cinq ; par exemple, si,
à la cinquième, nous plaçons comme
indice une main d'or, à la dixième
(decimo) une de nos connaissances, dont le
prénom sera Decimus, il sera facile en continuant la
série, d'en faire autant pour tous les multiples de
cinq.
XIX. - De même il est plus commode de choisir ces cases
dans un emplacement désert que dans un endroit
très fréquenté, parce que l'affluence et
les allées et venues troublent et affaiblissent les
caractères des images, au lieu que la solitude laisse
tout leur relief au contour de leurs représentations.
Ensuite il faut choisir des cadres différents de forme
et de nature, pour qu'ils ne se confondent pas et se
détachent sur le fond commun. Choisir beaucoup
d'entre-colonnements, c'est s'exposer à voir ses
souvenirs se confondre, au point qu'on ne saura plus ce qu'on
aura mis dans chaque case. Il faut aussi que ces cases soient
d'une étendue ordinaire et modérée, car,
trop grandes, elles reproduisent des images confuses, et,
trop petites, souvent elles ne paraissent pas se prêter
à recevoir des images.
32. De plus, il faut que les cases ne soient ni trop
brillantes ni trop sombres, de peur que l'obscurité ne
fasse paraître les images sombres, ou qu'à la
vive lumière, elles ne semblent éblouissantes.
D'après moi, l'intervalle des cases doit être
modéré, un peu plus ou un peu moins de trente
pieds. Car il en est de l'esprit comme de la vue ; il
distingue moins bien les objets à voir, si on les
éloigne trop ou qu'on les approche
démesurément.
Mais bien qu'il soit facile à celui qui a une plus
longue expérience de choisir des cases aussi
nombreuses et aussi caractéristiques qu'il le voudra,
cependant ceux mêmes qui croiront ne pas pouvoir en
trouver d'assez appropriées, arriveront à en
déterminer autant qu'ils le voudront. En effet la
pensée peut embrasser n'importe quelle étendue
et y forger ou y construire à son gré
l'emplacement d'une case. Voilà pourquoi, si nous ne
sommes pas contents de l'abondance de cases qui sont sous nos
yeux et à notre disposition, notre pensée
pourra créer une étendue où nous
placerons des cases caractéristiques, très
faciles à reconnaître. Mais c'est assez parler
des cases ; passons à la théorie des
images.
XX. - 33. Comme les images doivent ressembler aux objets,
nous devons, nous-mêmes, tirer de tous les objets des
ressemblances. Les ressemblances doivent donc être de
deux espèces, celles des choses et celles des mots.
Les ressemblances des choses se produisent, lorsque nous
évoquons une image générale des objets
pris en eux-mêmes ; les ressemblances de mots
s'établissent, lorsqu'on note par une image le
souvenir de chaque mot et de chaque terme. Souvent un signe
unique, une seule image suffisent à nous assurer le
souvenir de tout un événement. Par exemple,
l'accusateur prétend que le prévenu a
empoisonné un homme, l'accuse d'avoir commis le crime
pour s'assurer un héritage, et dit qu'il y a, pour le
prouver, beaucoup de témoins, beaucoup de gens ayant
été dans la confidence. Si nous voulons nous
rappeler ce premier point, afin de pouvoir facilement
présenter la défense, dans une première
case nous nous tracerons une représentation de toute
l'affaire. Nous nous représenterons étendu dans
son lit, malade, l'homme même dont il est question, si
nous connaissons ses traits ; à son défaut, une
personne quelconque, mais n'appartenant pas aux
dernières classes de la société, afin
que l'autre puisse vite nous revenir à l'esprit. Et,
debout près de lui, à côté de lui,
nous placerons l'accusé, tenant de la main droite le
poison, de la main gauche des tablettes et des testicules
ordinaires de bélier, par ce moyen nous pourrons nous
souvenir des témoins, de l'héritage et de
l'homme empoisonné.
34. De la même manière nous rangerons
successivement dans des cases tous les autres chefs
d'accusation, en suivant l'ordre où ils se
présentent, et toutes les fois que nous voudrons nous
souvenir d'une chose, si nous avons bien disposé les
formes des cases et distingué les images, notre
mémoire retrouvera facilement ce que nous
voudrons.
XXI. - Lorsque ce sont des ressemblances de mots que nous
voudrons exprimer par des images, la tâche sera plus
ardue et fera travailler davantage notre imagination. Voici
comment il faut s'y prendre.
Nous voulons retenir ce vers : Jam domum itionem reges
Atridae parant (déjà les rois fils
d'Atrée se préparent à retourner dans
leur patrie). Dans une première case, on mettra
Domitius levant les bras au ciel lorsqu'il est frappé
de verges par les Marcius Rex ; cette image rappellera Jam
domum itionem reges. Dans une autre case, on mettra
Aesopus et Cimber habillés en Agamemnon et
Ménélas, pour représenter
Iphigénie ; cette image rappellera Atridae
parant. De cette manière, tous les mots seront
exprimés. Mais cette combinaison d'images n'est
opérante que si nous avons éveillé la
mémoire naturelle ; par exemple, un vers étant
donné, nous commençons par le repasser deux ou
trois fois en nous-mêmes, puis nous exprimons les mots
par des images. C'est ainsi que l'art viendra s'ajouter
à la nature. Car, séparément, l'un et
l'autre auraient moins de force, avec cette réserve
que le secours d'un art méthodique est beaucoup plus
puissant. Je n'aurais pas de peine à le prouver, si je
ne craignais, en m'écartant de mon sujet, de moins me
conformer à cette clarté concise à
laquelle je m'applique et qui convient aux
préceptes.
35. Mais comme il arrive ordinairement que, parmi les images,
les unes soient durables, frappantes et capables de mettre
sur la voie, les autres faibles, passagères et presque
incapables de réveiller les souvenirs, il faut
examiner la cause de ces différences, afin que, la
connaissant, nous puissions savoir les images que nous devons
écarter ou rechercher.
XXII. - Or, d'elle-même, la nature nous enseigne ce
qu'il faut faire. En effet, dans la vie courante, si nous
voyons des choses peu importantes, ordinaires, banales,
ordinairement nous ne nous en souvenons pas, parce que
l'esprit n'est frappé d'aucune circonstance nouvelle
et propre à soulever l'étonnement. Au
contraire, si nous voyons une chose particulièrement
honteuse, infâme, extraordinaire, importante,
incroyable, propre à faire rire, ou si nous en
entendons parler, généralement nous en
conservons longtemps le souvenir. Aussi ce que nous voyons
sous nos yeux ou ce que nous entendons chaque jour, nous
l'oublions presque toujours ; ce qui nous est arrivé
dans notre enfance, c'est souvent ce que nous nous rappelons
le mieux ; la seule explication possible de ce double
phénomène, c'est que les choses ordinaires
s'échappent de notre mémoire, alors que les
choses remarquables par leur nouveauté restent plus
longtemps dans l'esprit.
36. Le lever, le coucher, la marche du soleil n'attire
l'attention de personne, parce que c'est un spectacle de tous
les jours ; mais on regarde avec étonnement les
éclipses, parce qu'elles se produisent rarement, et
celles du soleil avec plus d'étonnement que celles de
la lune, parce que ces dernières sont plus
fréquentes. Si donc notre nature montre qu'elle n'est
pas touchée par un phénomène banal et
ordinaire, mais que la nouveauté ou un objet
remarquable nous émeut, l'art doit imiter la nature,
trouver ce qu'elle demande, suivre la route qu'elle trace.
Car jamais la nature n'est en arrière, ni la science
en avant pour trouver : le point de départ de toutes
choses se trouve dans les dispositions naturelles ; l'art les
mène au but.
37. Les images devront donc être choisies dans le genre
qui peut rester le plus longtemps gravé dans la
mémoire. Ce sera le cas, si nous établissons
des similitudes aussi frappantes que possible ; si nous
prenons des images qui ne soient ni nombreuses ni flou, mais
qui aient une valeur ; si nous leur attribuons une
beauté exceptionnelle ou une insigne laideur ; si nous
ornons certaines, comme qui dirait de couronnes ou d'une robe
de pourpre, pour que nous reconnaissions plus facilement la
ressemblance, ou si nous les enlaidissons de quelque
manière, en nous représentant telle d'entre
elles sanglante, couverte de boue, ou enduite de vermillon,
pour que la forme nous frappe davantage, ou encore en
attribuant à certaines images quelque chose qui
soulève le rire : car c'est là aussi un moyen
pour nous de retenir plus facilement. En effet, les choses
dont nous nous souvenons facilement, quand elles existent, il
ne sera pas difficile de nous en souvenir, si elles sont
imagi-naires et soigneusement distinguées. Mais ce
qu'il faudra, c'est parcourir rapidement en pensée les
premières cases de chaque série, afin de
rafraîchir le souvenir des images.
XXIII. - 38. Je sais que la plupart des Grecs qui ont
écrit sur la mémoire se sont proposé de
rassembler les images qui correspondent à un grand
nombre de mots, afin que ceux qui voudraient les apprendre
par coeur les trouvassent toutes prêtes, sans avoir
à travailler pour les chercher. Cette méthode,
je la désapprouve pour un certain nombre de raisons.
D'abord, il est ridicule, sur une quantité innombrable
de mots, de n'offrir des images que pour un millier. Quels
services pourront-elles bien nous rendre, lorsque, dans le
nombre infini des mots, nous aurons besoin de nous souvenir
tantôt de l'un et tantôt de l'autre ? Ensuite
pourquoi vouloir paralyser l'initiative en offrant à
quelqu'un ces images toutes prêtes et toutes
cherchées, pour lui éviter de les chercher
lui-même ? De plus telle ressemblance frappe plus une
personne qu'une autre. Souvent, en effet, si nous disons que
telle chose ressemble à telle autre, nous n'obtenons
pas l'assentiment de tous, parce que tous ne voient pas les
choses de la même façon ; il en est ainsi pour
les images : telle que nous avons choisie comme
caractéristique semble, à d'autres yeux,
insuffisamment frappante.
39. Il convient donc que chacun choisisse les images à
son gré. Enfin le devoir du maître est
d'indiquer comment il faut chercher, et, pour plus de
clarté, de proposer dans chaque genre un ou deux
exemples, mais non tous ceux qu'il est possible de donner.
Lorsque nous indiquons la manière de chercher un
exorde, nous proposons une méthode pour le chercher,
nous ne rédigeons pas nous-mêmes mille types
d'exorde ; c'est ainsi, d'après nous, qu'il faut
procéder pour les images.
XXIV. - Maintenant, pour qu'on ne regarde pas la
mémoire des mots comme trop difficile et trop peu
utile, et qu'on ne se contente pas de la mémoire des
seules choses, comme plus utile et plus facile, il me faut
expliquer pourquoi je ne repousse pas la mémoire des
mots. Je pense, en effet, que ceux qui veulent retenir, sans
travail et sans fatigue, des choses plus faciles, doivent
s'exercer d'abord à en apprendre de plus difficiles.
Si je parle de cette mémoire des mots, ce n'est pas
pour que nous soyons capables de retenir des vers, mais pour
que l'exercice dont nous parlons maintenant fortifie l'autre
mémoire, celle des choses, qui est vraiment utile, si
bien que, de cette pratique difficile, dont je viens de
parler, nous passerons sans effort à l'autre, qui est
facile.
40. Mais si, dans toutes les branches d'études, les
préceptes théoriques sont peu efficaces sans
une pratique très assidue, c'est dans la
mnémonique surtout que la théorie est bien peu
de chose, si elle n'est confirmée par
l'activité, le zèle, le travail, le soin
minutieux. Il faut avoir soin d'avoir le plus grand nombre
possible de cases et le plus conforme possible aux
règles que j'ai formulées : il convient de
s'exercer chaque jour à y placer des images. En effet,
une occupation absorbante nous détourne quelquefois de
nos autres études ; par contre aucun motif ne peut
nous détourner de ce travail. En effet, il n'y a pas
de moment où, nous n'ayons à désirer de
confier quelque chose à notre mémoire, surtout
quand une affaire particulièrement importante nous
occupe. Aussi l'utilité d'avoir une mémoire
prompte ne t'échappe-t-elle pas ; plus
l'utilité en est grande, plus il faut travailler
à acquérir cette qualité. Je n'ai pas
l'intention de t'exhorter plus longuement à cet
égard, car je semblerais m'être
défié de ton zèle ou avoir
insuffisamment traité le sujet.
Je vais passer maintenant à la cinquième partie
de la rhétorique ; mais les autres, aie soin de les
rappeler à ton esprit, et, ce qui est surtout
nécessaire, d'en affermir la connaissance par
l'exercice.
Traduction d'Henri Bornecque (1932)