[IX. Réflexions sur la légalité de l'exécution des complices de Catilina]

Chapitre 8 Sommaire Chapitre 10

Pour ne pas interrompre le récit de cette mémorable journée, j'ai suspendu jusqu'à présent les réflexions qui se présentaient en foule. Tout est encore mystère dans ce grand procès, le crime, l'accusation, la défense. La procédure entière demeure dans une obscurité que l'on pourrait croire répandue à dessein, et les auteurs de l'antiquité, latins ou grecs, nous refusent, comme de concert, les explications qu'à chaque instant nous aurions à leur demander. D'ordinaire la variété contradictoire des témoignages est pour la critique une cause d'embarras et de difficultés, mais elle lui offre en même temps les moyens de donner à ses travaux une base plus ferme, je veux dire, moins incertaine : ici, l'accord des historiens n'a qu'une apparence trompeuse, plutôt propre à exciter la défiance, car cet accord semble dû surtout à l'insuffisance des sources originales. Il est malheureusement probable qu'une relation officielle, et par conséquent suspecte, a fourni presque seule les renseignements incomplets qui nous restent aujourd'hui. Aussitôt que l'on veut pénétrer au fond des choses, on en est réduit aux conjectures ou bien à l'interprétation des événements, dernière et dangereuse ressource à laquelle il faut avoir si souvent recours dans les études historiques. Tâchons du moins de resserrer les limites de nos hypothèses, et lorsque nous ne pourrons les appuyer sur des faits, que ce soit du moins sur la connaissance des caractères et des intét êts politiques que nous venons d'étudier.

La première difficulté qui se présente, c'est de connaître d'une manière précise la compétence des juges et la position des accusés. Le sénat avait-il le droit de s'ériger en un tribunal suprême ? Les accusés avaient-ils perdu la protection des lois romaines ? Le consul abusa-t-il de son autorité ? Enfin la défense fut-elle franche et sincère ? Voilà les principales questions que nous devons examiner.

Le salut de la patrie est la loi suprême (1) ; tel est l'axiome politique le plus ancien de la constitution romaine, et chez tous les peuples, qu'il soit ou non écrit dans la loi fondamentale, c'est le seul à suivre en un péril pressant. A Rome, il appartenait au sénat, dépositaire du pouvoir exécutif, de parer aux calamités soudaines et imprévues, par des mesures énergiques dont il était aussi impossible de fixer la limite, qu'il le serait de régler à l'avance les manoeuvres d'un général envoyé pour repousser une invasion ennemie.

Si la constitution romaine, ou plutôt si d'anciens usages accordaient au sénat le pouvoir de s'élever au-dessus des lois, en proclamant la patrie en danger, il est évident qu'un privilège si extraordinaire ne devait être assumé que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles. Les deux seuls précédents sur lesquels pouvaient se fonder les juges de Lentulus, étaient les sénatus-consultes rendus, le premier, à l'occasion de l'émeute suscitée par Fulvius et C. Gracchus (2), le second, lors de l'insurrection de Saturninus (3). Dans ces deux occasions, les factieux s'étaient emparés de vive force d'une partie de la ville ; on ne pouvait juger des hommes en armes ; il fallait les combattre. Pour le peuple, ce n'était pas le temps de délibérer quand une troupe ennemie était dams ses murs. Alors c'était au sénat à diriger les efforts des défenseurs de la patrie ; ou plutôt, comme le temps était précieux et qu'il fallait que les mesures pour le salut commun fussent exécutées aussitôt que résolues, le sénat conférait à ses consuls les pouvoirs des généraux d'armée, le droit de vie et de mort contre l'ennemi de la république. En un mot, la guerre était déclarée, et en guerre tuer, est chose légitime.

Mais aux nones de décembre, rien de semblable. Cinq hommes sont accusés ; on les arrête ; ils ne font aucune résistance ; leurs complices se cachent, ou s'ils parlent de révolte, la présence de soldats nombreux et fidèles suffit pour les maintenir dans le devoir. Et c'est dans de telles circonstances que l'on suspend le cours des lois, en invoquant un décret rendu depuis plus de quarante jours (4). Ce sénatus-consulte, ce glaive dans le fourreau, comme l'appelle Cicéron, qu'il garde inutile pendant si longtemps, il le tire enfin, lorsque Catilina est enfermé entre deux armées formidables, lorsque Rome est remplie de troupes, lorsque le chef du parti démocratique vient de proclamer lui-même son horreur pour les rebelles, et demande contre eux un châtiment exemplaire. Et cependant, remarquons-le bien, ce pouvoir discrétionnaire que s'arroge le sénat, en vertu de son propre décret, ce pouvoir qui, à nos yeux, semble s'être déjà prescrit, tous les partis le reconnaissent, du moins dans de certaines limites. Qui le croirait ? César, toujours prêt à contester au sénat tous ses privilèges, ne s'élève pas contre la transformation de la curie en un tribunal exceptionnel. Le respect singulier et presque superstitieux des Romains pour toute décision revêtue de formes consacrées, explique à peine son silence en cette occasion (5).

Un sénatus-consulte déclarant la patrie en danger avait été proclamé sans que les tribuns du peuple y eussent mis opposition : dès lors ce sénatus-consulte était devenu pour César une loi, ou, qui plus est, un fait accompli sur lequel il n'y avait plus à revenir. Je rechercherai tout à l'heure si, pour l'avenir, il ne trouvait même pas des avantages à cette espèce de concession apparente. Quoi qu'il en soit, désormais il ne s'occupe plus que de détourner les conséquences d'un décret contre lequel il juge sa protestation inutile. C'est ainsi que, peu de mois auparavant, au lieu de demander l'abrogation formelle de la loi ou de l'usage qui donnait au sénat le pouvoir de mettre un citoyen hors la loi, il se bornait à faire un exemple terrible sur un homme convaincu d'avoir pris les armes pour obéir à un sénatus-consulte. Dans leurs lois, comme dans leur politique, les Romains négligeaient toujours les théories et les principes généraux ; c'était sur une suite de faits particuliers qu'ils fondaient un système.

Au reste, César, s'il ne niait point au sénat le droit de pourvoir à la défense de la patrie par des mesures exceptionnelles, se réservait maintenant de lui contester l'opportunité de ces mesures, et le procès des conjurés n'était à ses yeux qu'une instruction préparatoire, une espèce d'enquête, laquelle n'avait pas plus de valeur que n'en avait eu la condamnation de Rabirius par le tribunal des duumvirs. L'une et l'autre décision n'avait de force que ratifiée par le peuple, c'est du moins ce qu'il prétendait, lorsqu'il invoquait l'intercession des tribuns.

En résumé, j'estime que le pouvoir discrétionnaire du sénat, dans un grand danger public, était incontestable ; mais l'usage de ce pouvoir devait être commandé par la gravité des circonstances ; il fallait qu'il devînt une nécessité pour n'être pas un attentat contre la liberté nationale (6). Or, déterminer d'avance les cas où la grandeur du péril devait interrompre le cours des lois, c'était, on le sent, chose impossible ; apprécier les circonstances, constater la nécessité, tel était le devoir des magistrats supérieurs, et sur eux, le péril passé, incombait toute la responsabilité de leurs actes. Les faits confirment la théorie que je viens d'établir. Lorsque C. Gracchus se fut emparé du mont Aventin, Opimius, armé d'un sénatus-consulte, agit seul comme général et comme juge. Marius en fit de même à l'égard de Saturninus et de Glaucia retranchés dans le Capitole. Mais Cicéron ne voulut point accepter seul une responsabilité redoutable. Il ne fit point tuer Lentulus par ses soldats, il le fit juger par le sénat, et du moment qu'il le faisait juger, ne reconnaissait-il pas tacitement lui-même que le danger de la république n'était pas assez grand pour suspendre les lois ?

Quant au crime des accusés, à ne considérer que les faits rouvés contre eux, c'est-à-dire leur correspondance secrète avec les Allobroges et avec Catilina, on pourrait croire qu'ils furent poursuivis aux termes de la loi Cornélia, qui qualifie ces faits de lèse-majesté de la république (7). Mais cette accusation était si fréquente , et pour ainsi dire si banale , que la disproportion eût été trop manifeste entre le crime imputé et le tribunal extraordinaire chargé d'en connaître. On peut encore objecter que l'accusation de lèse-majesté n'entraînait point d'ordinaire une arrestation préalable , et pour que les conjurés fussent remis à la garde de quelques sénateurs immédiatement après leur interrogatoire , il fallait qu'aux yeux de l'assemblée ils fussent placés dès lors dans la position de grands criminels. La formule de perduellion venait d'être renouvelée par le procès récent de Rabbins, et si l'on peut s'exprimer ainsi, on l'avait exhumée du dépôt ténébreux des lois royales (8). On a vu que le coupable, comme l'indique le mot même de perduellis, était assimilé à un ennemi. Evidemment le consul regarde les accusés comme perduelles quand, répondant à César, il affirme qu'ils ne peuvent invoquer le bénéfice de la loi Sempronia. «Cette loi, ajoute-t-il, est faite pour les citoyens, et les hommes que nous jugeons ne sont pas des citoyens (9). Vous-mêmes, sénateurs, vous les avez jugés ennemis publics lorsque avant-hier vous décrétiez leur arrestation (10)». - «Vous délibérez, s'écrie Caton, à son tour. Vous vous demandez ce qu'il faut faire d'ennemis surpris dans vos murs (11) !» César lui-même ne reconnaît-il pas Lentulus et ses complices comme perduelles, lorsqu'il propose à Silanus le dilemme suivant : «La peine que tu demandes contre ces hommes est, dis-tu, commandée par la loi ; applique donc la loi tout entière, condamne-les aux verges. Si tu crois la peine des verges abolie par la loi Porcia, confesse que le supplice, dont la flagellation n'est qu'un accessoire, est également aboli (12)». Enfin, en lisant la sentence proposée par César contre les conspirateurs, le doute doit cesser ; car, après avoir adjuré le sénat de ne pas introduire un exemple nouveau, c'est-à-dire de ne pas appliquer une peine inusitée et en dehors des lois, il se contredirait manifestement, s'il proposait contre des citoyens la peine de la détention perpétuelle. Cette peine, en effet , était encore moins usitée que le supplice de la mort. Je doute qu'elle fût prononcée par aucune loi, et l'on a vu avec quels ménagements la détention était appliquée aux citoyens prévenus des plus grands crimes. Au contraire, si les conjurés sont aux yeux de César des ennemis publics, rien n'empêche de les traiter comme à Rome on traitait les prisonniers de guerre. Personne n'ignore que Persée, roi de Macédoine, Oxyutha, fils de Jugurtha, et bien d'autres chefs étrangers, furent détenus dans des municipes et gardés plus ou moins étroitement, selon la crainte qu'ils inspiraient (13).

Si l'on se rappelle le procès récent de Rabirius, on comprendra facilement la position singulière dans laquelle se trouvaient César et Cicéron à l'ouverture de ces nouveaux débats. Quelques mois auparavant, Labiénus, ou plutôt César, dont il n'était que l'instrument, avait fait reparaître cette formule de perduellion depuis longtemps tombée en désuétude. C'était comme une arme rouillée qu'il dérobait dans le vieil arsenal des patriciens, pour la tourner contre eux. Cicéron, avocat de Rabirius, avait énergiquement protesté contre cette forme d'accusation. Il se vante d'en avoir fait justice, de l'avoir fait rentrer dans le néant (14). Mais voici que les rôles sont changés. Chacun est obligé de prouver le contraire de ce qu'il soutenait peu de jours auparavant. Cicéron invoque contre Lentulus les rigueurs de cette loi royale dont il niait jusqu'à l'existence ; César empruntera ses arguments à l'avocat de Rabirius. Faut-il s'étonner si les deux orateurs, placés dans une aussi fausse position l'un que l'autre, évitent de concert de se prononcer sur le caractère du crime, et surtout de rappeler la formule qui doit régler les poursuites. N'osant affirmer que Lentulus ne soit qu'un accusé ordinaire, César se borne à condamner en termes généraux l'application de la peine de mort à des crimes politiques. De son côté, Cicéron ne dit qu'un mot en passant de la procédure exceptionnelle dont il prétend faire usage contre les conspirateurs.

L'accusation de perduellion n'était pas seulement embarrassante pour ceux qu'elle contraignait ainsi à une palinodie publique ; mais les jurisconsultes les plus habiles n'auraient pu facilement déterminer la procédure à suivre dans cette occasion. Les formes anciennes étaient oubliées, le châtiment particulier au crime passait pour virtuellement aboli par la loi Porcia; enfin le précédent que venait d'introduire le procès de Rabirius pouvait à peine être invoqué, puisque la question n'avait point été résolue, mais terminée par un incident dont personne n'avait à se prévaloir.

On sent toute la difficulté d'établir le fait de perduellion, ou plutôt de fixer le moment précis où l'accusé doit être considéré comme perduellis. D'un côté l'on soutient que le citoyen accusé d'après cette formule, est supposé à priori ennemi public, du moment qu'elle est admise, et la détention préalable semble la conséquence de cette manière de voir. Etre prisonnier, c'est être hors de la loi romaine, car c'est être placé dans une position où l'on ne peut invoquer le bénéfice des lois qui permettent aux citoyens romains de se soustraire à la mort par un exil volontaire. - La défense répond d'autre part : Au peuple seul appartient de prononcer la dégradation civique, de retrancher un membre du grand corps romain. Fût-il déclaré coupable par ies duumvirs, l'accusé de perduellion n'est pas encore exclus définitivement de la communauté romaine ; il sera citoyen tant que le peuple n'aura pas prononcé (15), et comme citoyen, il pourra se placer à l'abri des lois qui le dérobent au supplice de mort (16).

Quelles que fussent les opinions des jurisconsultes sur les effets de la formule de perduellion, il était un point sur lequel ils étaient unanimes, c'est qu'elle ne pouvait détruire le droit d'appel ou la provocation. La provocation était assurément une des plus anciennes institutions de Rome, et si l'on admet la tradition héroïque qui raconte le fratricide et le jugement d'Horace, on trouvera déjà sous les rois l'accusé en possession de ce moyen de défense (17). D'un autre côté, lorsqu'on voit dans l'histoire le droit de provocation reproduit sans cesse sous des formes nouvelles dans un grand nombre de lois, on est conduit à reconnaître qu'il ne fut définitivement admis dans la constitution romaine que vers le quatrième siècle, et que longtemps après il fut encore l'objet de débats animés (18).

La provocation est fondée sur cet axiome, que le droit de punir un citoyen appartient seulement à la plus haute puissance dans l'Etat ; or, la constitution de Servius Tullius, qui parait avoir servi de base au code politique des Romains, fait résider la puissance suprême dans l'assemblée du peuple (19). Cette souveraineté du peuple ne pouvant s'exercer que dans des assemblées générales plus ou moins rares, il était nécessaire que le soin de faire observer les lois fût remis à des magistrats toujours prêts à agir ; néanmoins à toutes les époques, le peuple, jaloux de ses droits, se réserva d'intervenir dans l'action du gouvernement, et il voulut que le citoyen pût en appeler à sa souveraineté de tout jugement, de tout acte du pouvoir exécutif qui le lésait dans sa propriété, et surtout dans son existence d'homme libre. Les lois des Douze Tables, c'est Cicéron lui-même qui le déclare, ne reconnaissent point de magistrat sans appel (20). Au quatrième siècle de Rome, les consuls L. Valérius et M. Horatius promulguaient une loi qui permettait de tuer quiconque instituerait une magistrature sans appel (21). En outre, il paraît que d'anciennes lois avaient prévu le cas où le condamné ne ferait pas usage de son privilège, et pour témoigner plus fortement du respect dû au caractère de citoyen, elles avaient attribué exclusivement au peuple assemblé la confirmation de tout jugement capital (22).

Ce droit de provocation, qui élevait le citoyen romain au-dessus de tous les autres hommes, qui rendait sa personne presque sacrée, venait de recevoir une éclatante confirmation dans le procès de Rabirius. Condamné par un tribunal régulièrement institué, convaincu, du moins en justice, d'un fait qualifié par les lois d'attentat contre la république, déclaré ennemi public, perduellis, par ses juges, Rabirius avait obtenu que son procès fût revu devant les comices. Un seul mot, «J'en appelle (23)», avait suspendu le châtiment. Mais, aux nones de décembre, chose inouïe, les accusés n'eurent point connaissance de l'arrêt rendu contre eux, peut-être même ignoraient-ils que le sénat avait délibéré sur leur sort, lorsqu'on les remit aux mains des bourreaux. César, simple sénateur, ne pouvait, comme il semble, réclamer en son nom l'appel au peuple, et les tribuns dont le veto aurait pu, sans doute, remplacer la dernière protestation des accusés, les tribuns s'abstinrent, ou se joignirent à la majorité du sénat pour confirmer la sentence. Reconnaissaient-ils la toute-puissance dévolue au sénat par la déclaration du danger de la patrie ? Pensaient-ils qu'en de telles circonstances et par une exception unique, la curie devînt un tribunal sans appel ? Mais, ainsi que je l'ai fait remarquer plus haut, si l'autorité du sénat était reconnue en principe, l'usage de cette autorité, son opportunité, du moins, était toujours sujette à contestation, et l'intercession des tribuns ne cessait pas réellement par l'effet d'un sénatus-consulte déclarant la patrie en danger, mais bien par le fait même de la guerre au milieu de Rome, qui rendait leur intercession impossible à exercer. Certes, quand l'histoire nous montre les tribuns du peuple arrêtant souvent par leur veto les levées de troupes ordonnées par sénatus-consulte contre un ennemi voisin de Rome, on ne peut douter que ces magistrats n'eussent le pouvoir d'intervenir au milieu d'un procès conduit avec calme au milieu d'une ville soumise.

Parmi tous les témoignages historiques qui nous restent sur cette mémorable cause, on cherche vainement quelque trace d'un débat sur cette question si importante de l'appel au peuple : l'étonnement redouble à voir l'accusateur et le défenseur l'éviter l'un et l'autre avec une affectation étrange. Cependant on peut se rappeler que Cicéron, quelques jours auparavant, alors sans doute bien éloigné de prévoir les événements qui se préparaient, avait protesté dans la curie qu'il ne soumettrait point au sénat le jugement de Catilina. J'agirais contre mes principes, disait-il. Plus tard, rendant compte au peuple de l'arrestation des conjurés, il déclarait qu'on n'avait point encore rendu de sénatus-consulte à leur sujet, et c'est avec une sorte de timidité qu'il laissait entrevoir la possibilité d'un décret semblable pour justifier l'arrestation des coupables. Enfin, dans la séance même des nones de décembre, il annonçait en termes un peu obscurs, il est vrai, l'intention de consulter le peuple sur le châtiment des conjurés. Mais bientôt le sénatus-consulte est entre ses mains ; aussitôt, il lève la séance ; pour lui la sentence est devenue sans appel, il se hâte de la faire exécuter.

De la part de Cicéron, cette conduite, qu'on la nomme habile ou tyrannique, s'explique facilement. Son but est de compromettre le sénat, de lui surprendre un décret, et pour l'obtenir d'une compagnie timide, il se gardera bien de lui montrer la possibilité d'une collision avec la souveraineté du peuple. Mais ce qu'on a peine à comprendre, c'est que César ne demande pas tout d'abord que le procès soit porté devant les comices. Au contraire, il semble reconnaître au sénat le droit de disposer de la liberté de Lentulus et de ses complices, du moins son vote n'indique pas qu'il croie la sanction du peuple nécessaire à la validité de l'arrêt des Pères, et ce qui surprend davantage, il attend au dernier moment pour prononcer le mot d'appel et pour adjurer les tribuns de faire usage de leur intercession. Il est bien difficile de ne pas voir dans sa conduite une arrière-pensée de politique perfide, et je serais porté à croire que son projet fut d'engager le sénat dans une affaire périlleuse ; de constater l'abus de pouvoir, seulement lorsqu'il était imposible à ses adversaires de se rétracter ; se réservant de les accabler ensuite au nom de la souveraineté du peuple, lorsque ce grand conflit serait évoqué devant les comices. Dans le sénat ou dans le Forum, César comptait sur la victoire, et je crois que c'est au Forum surtout qu'il aurait voulu triompher. J'avoue que j'ai peine à comprendre l'inaction des tribuns du peuple dans un débat qui intéressait à un si haut degré les privilèges qu'ils étaient chargés de défendre. Quoi ! parmi dix tribuns, dont la plupart assurément appartenaient au parti démocratique, dont plus d'un sans doute était à la dévotion de César, pas un seul n'accueille ses protestations, pas un seul n'ose faire usage de cette intercession dont ils étaient si justement jaloux ! Qu'était donc devenu Attius Labiénus, qui, par son ordre, demandait naguère la tête d'un vieillard coupable d'avoir obéi à un sénatus-consulte ? Faut-il supposer que tous les tribuns, troublés par la mâle éloquence de Caton, aient cédé à un entraînement involontaire dont on ne trouve guère d'exemples dans l'histoire des assemblées délibérantes ? Non, une explication plus simple, je crois, se présente. Ce fut par l'intimidation et la violence que le consul arrêta tout appel, et l'irruption des chevaliers dans la curie était sans doute le dernier et le plus puissant argument que la faction oligarchique avait préparé contre ses adversaires.

Le soir des nones de décembre la conspiration fut vaincue dans Rome. La mort de cinq de ses chefs avait suffi pour épouvanter tous leurs adhérents, et pour en finir il ne restait plus qu'à exterminer les bandes de Catilina, qui désormais n'inspiraient plus d'inquiétudes.

Sans doute il était glorieux d'avoir préservé Rome d'une sédition imminente, de l'avoir sauvée, si l'on veut, du massacre et de l'incendie, sans combat et par le supplice de cinq hommes, dont aucun ne pouvait inspirer le moindre intérêt. Opimius pour vaincre le dernier des Gracques, avait jonché le mont Aventin de trois mille cadavres ; Marius avait versé des flots de sang pour chasser du Capitole Saturninus et Glaucia. Mais entre Opimius et C. Gracchus, entre Marius et les révoltés du Capitole, c'était la guerre, et le sang versé dans un combat ne laisse pas de traces hideuses comme le sang qui coule dans une exécution. De quelque manière qu'on envisage le procès de Lentulus et de ses quatre compagnons, il demeure évident que les formes légales y furent violées. Ce fut par une surprise, et plus probablement par la violence, que la révision du jugement fut soustraite au peuple.

En vain alléguerait-on plus d'un exemple du pouvoir souverain que le sénat s'arrogea dans d'autres circonstances. La constitution de Rome avait changé comme ses moeurs. Autrefois, Servilius Ahala et Scipion Nasica avaient tué publiquement des hommes mis hors la loi par un parti ; ils firent par fanatisme politique ce que les ministres des proscriptions de Marius et de Sylla firent pour de l'or. Les uns comme les autres purent se dire les vengeurs des lois, car ils obéirent à des lois ; dans un temps de révolution la violence n'en manque jamais. Aujourd'hui, quel nom donnerons-nous à ces superbes défenseurs des privilèges aristocratiques ? Nous sommes trop habitués à juger les anciens avec les préjugés ou les sophismes de leur histoire. La nôtre a une morale plus sévère ; elle exige que les lois soient appliquées même à ceux qui veulent les détruire.

La gravité des circonstances, la nécessité, qu'il est toujours si facile d'invoquer, la faiblesse même du gouvernement oligarchique, rendent peut-être excusable jusqu'à un certain point la conduite de Cicéron. Au Forum le procès des conjurés pouvait exciter des troubles sérieux. Leur condamnation était incertaine ; leur châtiment n'eût pas été probablement la mort. Mais pour contenir Rome, pour vaincre Catilina, était-il nécessaire d'étrangler en secret et comme par surprise cinq débauchés qu'on aurait pu convaincre et qu'on eut à peine la patience d'interroger ? Le sénat n'avait-il point des légions ? Rome entière n'était-elle pas sous les armes, et quelques jours de vie accordés à cinq misérables auraient-ils changé l'issue de la guerre civile ? Non sans doute. Cicéron par son adresse avait rompu l'alliance qui pouvait exister entre les conjurés et la faction démocratique ; il avait obligé César à se prononcer. Pourquoi ne pas se présenter alors aux comices et leur demander une condamnation déjà ratifiée par celui dont le peuple avait fait son idole ? Mais ce n'était point Lentulus, ce n'était point Catilina que Cicéron faisait châtier dans la prison du Capitole ; il fallait à l'oligarchie des représailles terribles qui fissent oublier le procès de Rabirius. Trop faible pour s'attaquer à ses ennemis les plus dangereux, elle chercha d'autres victimes. On niait l'autorité du sénat ; il prouva sa force en suscitant le fantôme d'un danger dont il s'exagéra peut-être lui-même la grandeur ; il put se mettre un instant au-dessus des lois. Il espéra intimider, non point César, mais tout ce peuple qui l'avait pris pour son chef. En effet il réussit, comme Sylla avait réussi. Mais Sylla avait fait tomber deux mille têtes ; ses massacres avaient eu lieu à la clarté du jour, sur la place publique : le sénat faisait étrangler la nuit cinq hommes dans une prison souterraine. Le souvenir des proscriptions durait encore, et le supplice de Lentulus fut oublié au bout de quelques jours. Enivré des acclamations qui l'avaient accueilli, Cicéron s'abandonna à l'excès de sa vanité (24). On l'a vu en plein sénat se mettre au-dessus des Scipions et des Paul-Emile. Il fut aussi peu modeste dans les relations qu'il s'empressa d'envoyer à tous les magistrats alors éloignés de Rome. Il eut même la maladresse de faire remettre à Pompée, alors en Asie, un volumineux mémoire sur les travaux de son consulat, dans lequel, en se donnant à lui-même les éloges les moins mesurés, il osait comparer la répression du complot de Lentulus aux conquêtes du vainqueur de Mithridate. On n'avait point habitué Pompée à un pareil langage. Son orgueil s'en irrita, et il ne daigna pas répondre. De la part d'un homme dont l'opinion était d'un si grand poids dans la république, cette marque de désapprobation affecta vivement Cicéron et lui inspira de sérieuses inquiétudes. Aussi s'empressa-t-il de s'humilier pour réparer sa faute. «Crois-moi, écrit-il à Pompée, dans une seconde lettre que nous possédons encore, tu verras à ton retour que j'ai montré assez de prudence, assez de courage, pour que le grand Pompée, bien plus grand que Scipion, me permette, en politique et en amitié, de prétendre à remplir auprès de lui le rôle d'un Laelius (25)».

Métellus Népos, après avoir servi avec distinction dans la guerre contre les pirates et dans les campagnes du Pont, venait d'arriver à Rome, et sur la renommée de la faveur dont il jouissait auprès de Pompée, il avait été aussitôt désigné tribun du peuple. Il apportait, disait-on, les instructions secrètes de son général, et passait pour le confident de ses projets politiques. Le 4 des ides de décembre, c'est-à-dire cinq jours après l'exécution des conjurés, il prit possession de sa charge ; car on a vu que l'installation des tribuns du peuple précédait toujours celle des consuls, qui n'avait lieu qu'au renouvellement de l'année. Métellus ne cachait pas l'horreur que lui inspirait l'événement des nones de décembre, et l'on en préjugeait l'opinion de Pompée. Instruit que Cicéron, en déposant le consulat, se préparait, suivant l'usage, à faire au peuple un discours pour rendre compte de sa conduite, il annonça l'intention de lui interdire la parole. Il en avait le pouvoir, car dans ces assemblées les tribuns présidaient. «Celui qui n'a pas permis aux accusés de se défendre, avait dit Métellus dans une harangue publique, ne se défendra pas lui-même en ma présence». En vain Cicéron, alarmé, le fit prier de se départir d'une semblable résolution ; en vain pour l'apaiser il employa la médiation de Mucia, soeur du nouveau tribun, et de Claudia, sa belle-soeur, Métellus fut inflexible (26). La veille des kalendes de janvier, au moment où le consul voulut prendre la parole, Métellus lui imposa silence, et lui ordonna durement de se borner à prononcer le serment ordinaire, c'est-à-dire que pendant la durée de son consulat il n'avait rien fait contre les lois. Cicéron alors d'une voix forte et sonore, s'écria : «Je jure que j'ai sauvé la patrie et que j'ai conservé l'empire à la république (27) !» - «Il dit vrai !» répondit la foule pressée autour de la tribune ; mais ces applaudissements ne pouvaient tromper que Cicéron sur l'approche de la tempête. Des consuls sans énergie allaient lui succéder ; César était préteur et Pompée revenait tout-puissant à Rome.


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(1)  Ollis (consulibus) salus populi suprema lex esto (Cit., de Leg., III, 3).

(2)  Voy. Guerre sociale, p. 49.

(3)  Voy. Guerre sociale, p. 59.

(4)  Quarante-quatre jours ; le sénatus-consulte fut rendu le 11 des kalendes de novembre, et le jugement le jour des nones de décembre ; c'est-à-dire du 26 décembre au 7 février, 63 avant Jésus-Christ.

(5)  Chez tous les peuples, la religion est comme l'expression des moeurs. Parmi les Romains, c'était une croyance qu'un dieu ne pouvait défaire ce qu'avait fait un autre dieu :
Rescindere nunquam
Dis licet acta deum. (Ovid., Met., XIV, 785.)
Il pouvait arriver au même résultat par d'autres moyens, et Ovide l'explique aussitôt : Junon ouvre une porte de Rome aux Sabins, Vénus ne peut la fermer ; mais elle oppose à leur passage une source brillante. Il me semble voir dans ce mythe une image du respect des Romains pour les lois bien ou mal votées, et de leur adresse à les éluder.

(6)  César, dans sa harangue à ses soldats avant de passer le Rubicon, expose fort bien, ce me semble, les cas où l'on peut à bon droit proclamer la patrie en danger : Qua voce et quo S. C. populus Romanus ad arma sit vocatus, factum in perniciosis legibus, in vi tribunitia, in secessione populi templis locisque editioribus occupatis. (Caes., Civ., I, 7.)

(7)  Cic., in Pison., 21 - Voy. Guerre sociale, § XIX.

(8)  Tarquinii superbissimi et crudelissimi regis, ista sunt cruciatus carmina (Cic., Pro Rabir., 4). - Non tribunitia actione sed regia (Id., ibid., 5).

(9)  Caesar intelligit legem Semproniam esse de civibus constitutam. Qui autem reipubliem sit hostis, eum civem esse nullo modo fieri posse (Cic., Cat., IV, 5).

(10)  Video de istis qui se populares haberi volunt, abesse non neminem ne de capite videlicet civium romanorum sententiam feras. Is et nudius tertius in custodiam cives romanos dedit (Cic., Cat., IV, 5). - L'intention ironique de ces mots, cives romanos, ne peut être mise en doute.

(11)  Dubitatis quid, infra moenia deprehensis hostibus, faciatis ? (Sall., Cat., 52.) - Je rechercherai tout à l'heure pourquoi le mot perduellis ne se trouve pas textuellement dans les discours des orateurs que j'ai cités ; il suffit que son équivalent, le mot ennemi public, s'y présente.

(12)  Sed, per deos immortales, quamobrem in sententiam non addidisti uti prius verberibus in eos animadverteretur ? an, quia lex Porcia vetat ? at aliae leges item condemnatis civibus non animam eripi, sed exsilium permitti, jubent ! (Sall., Cat., 51).

(13)  J'ai suivi, pour la sentence de César, le témoignage de Salluste et celui de Cicéron, qui, réunis, ne peuvent être révoqués en doute. Plutarque et Appien rapportent les conclusions de César d'une manière toute différente. D'après ces auteurs, il aurait voulu que les conjurés fussent détenus provisoirement dans les municipes, pour être jugés après la destruction des rebelles d'Etrurie. Frappés l'un et l'autre, suivant toute apparence, de la contradiction qu'ils remarquaient entre la répugnance exprimée par César pour une peine nouvelle, et la sentence qu'il propose, nouvelle en effet, coutre des citoyens, ils ont essayé de refaire cette sentence. Cf les paroles de Plutarque (Caes., 7). - Plutarque ne s'est pas aperçu qu'en mettant dans la bouche de César la proposition de déférer plus tard au sénat le jugement des conjurés, il lui attribuait non seulement une infraction manifeste aux lois romaines ; car, dans un temps de tranquillité, le sénat ne pouvait juger des accusés, mais encore, qu'il prêtait à son héros une concession en opposition directe avec toute sa conduite. En effet, le juge de Rabirius pouvait-il jamais avouer qu'au sénat appartînt le droit de prononcer sur le sort d'un citoyen ? - Appien, qui connaissait mieux les usages de Rome, ne parle point du jugement par le sénat (Civ., 11, 6).

(14)  Quamobrem fateor, atque etiam T. Labiene, profiteor, prae me fero, te ex illa crudeli, importuna, non tribunitia actione, sed regia, meo consilio, virtute, auctoritate esse depulsum (Cic., Pro Rabir., 5).

(15)  De capite civis nisi per maximum comitiatum ne ferunto (Cic., de Leg., III, 4).

(16)  Les lois Porcia et Sempronia.

(17)  Liv., 1, 26. - Il est remarquable que le premier exemple historique de perduellion se trouve ainsi associé au premier exemple de provocation.

(18)  Trois lois Valeria, la loi Porcia, la loi Sempronia, etc.

(19)  Je ne veux point rechercher ici ce qu'il faut entendre par ce mot d'assemblée du peuple, populus ; si, comme le veut Niebuhr, il n'exprimait, dans l'origine, que la réunion des individus composant la caste patricienne, ou s'il comprenait l'ensemble des citoyens. A l'époque dont je m'occupe, l'ascendant de la démocratie avait depuis longtemps aboli toute distinction politique entre les patriciens et les plébéiens. La plebs avait conquis les privilèges du populus.

(20)  Ab onmi judicio poenaque provocare licere, indicant XII Tabulae compluribus legibus (de Rep., II, 31).

(21)  Ne quis ullum magistratum sine provocatione crearet, qui creasset, eum jus fasque esset occidi : neve ea caedes capitalis noxae haberetur (Liv., III, 55). -(V. C. 306.) - A l'armée le droit de provocation n'existait pas. Un peuple chez lequel les institutions militaires avaient été l'objet d'études et de perfectionnements continuels, avait compris de bonne heure qu'il était nécessaire de fonder la discipline sur l'obéissance passive du soldat. Tant qu'il était sous les drapeaux, le Romain était un esclave : aussi les ordres des commandants militaires étaient-ils sans appel : «Noster populus, dit Cicéron, in bello sic paret, ut regi». (De rep., I, 40.) - Militiae, ab eo qui imperabit, provocatio ne esto ; quodque is qui bellum geret imperassit, jus ratumque este (Cic., de Leg., III, 3).

(22)  Leges praeclarissimae de XII Tabulis translatas, quarum altera de capite civis rogari nisi maxime comitiatu vetat (Cic., de Leg., III, 19).

(23)  Provoco. Si l'accusé ajoutait tribunos plebis appello, il paraît que ces magistrats ne pouvaient lui refuser leur protection, en tant du moins qu'elle suspendait l'action de la sentence déjà prononcée par le juge.

(24)  Clodius disait de lui : Il se croit Jupiter ; il appelle Minerve sa soeur (Cic., Pro dom., 34).

(25)  Qum, quum veneris, tanto consilio, tantaque animi magnitudine a me gesta esse cognosces, ut tibi multo majori quam Africanus fuit. Tamen non multo minorem quam Laelium, facile et in republica et in amicitia adjunctum esse patiare (Cic., Ad. Div., V, 7, 2).

(26)  Cic., Ad. Div., V, 2, 4.

(27)  Plut., Cic., 23.