Introduction - Les deux lettres de Pline

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Tel était l'état du Vésuve quand arriva la fatale éruption du 23 août 79, la première année du règne de Titus, «quand Jupiter, arrachant les entrailles de la montagne, les souleva jusqu'au ciel pour les lancer au loin sur les malheureuses villes» (1). Nous laisserons Pline le Jeune raconter les détails de cette terrible catastrophe, dont il fut témoin, et dans laquelle son oncle perdit la vie. Les deux lettres qu'il adressa à Tacite ont un cachet de naïveté qui les rend plus saisissantes que les plus pompeuses descriptions.

«Vous me priez, dit-il dans la première (2), de vous apprendre au vrai comment mon oncle est mort, afin que vous en puissiez instruire la postérité. Je vous en remercie ; car je conçois que sa mort sera suivie d'une gloire immortelle, si vous lui donnez place dans vos écrits. Quoiqu'il ait péri par une fatalité qui a désolé de très beaux pays, et que sa perte, causée par un accident mémorable, et qui lui a été commun avec des villes et des peuples entiers, doive éterniser sa mémoire ; quoiqu'il ait fait bien des ouvrages qui dureront toujours, je compte pourtant que l'immortalité des vôtres contribuera beaucoup à celle qu'il doit attendre. Pour moi, j'estime heureux ceux à qui les dieux ont accordé le don, ou de faire des choses dignes d'être écrites, ou d'en écrire de dignes d'être lues ; et plus heureux encore ceux qu'ils ont favorisés de ce double avantage. Mon oncle tiendra son rang entre les derniers, et par vos écrits, et par les siens ; et c'est ce qui m'engage à exécuter plus volontiers des ordres que je vous aurais demandés.

Il était à Misène, où il commandait la flotte. Le 23e d'août, environ une heure après midi, ma mère l'avertit qu'il paraissait un nuage d'une grandeur et d'une figure extraordinaires. Après avoir été quelque temps couché au soleil, selon sa coutume, et avoir pris un bain d'eau froide, il s'était jeté sur un lit, où il étudiait. Il se lève et monte en un lieu d'où il pouvait aisément observer ce prodige. Il était difficile de discerner de loin de quelle montagne sortait ce nuage ; l'événement a découvert depuis que c'était du mont de Vésuve. Sa figure approchait de celle d'un arbre, et d'un pin (3) plus que d'aucun autre ; car, après s'être élevé fort haut en forme de tronc, il étendait une espèce de feuillage. Je m'imagine qu'un vent souterrain violent le poussait d'abord avec impétuosité et le soutenait ; mais, soit que l'impulsion diminuât peu à peu, soit que ce nuage fût affaissé par son propre poids, on le voyait se dilater et se répandre ; il paraissait tantôt blanc, tantôt noirâtre, et tantôt de diverses couleurs, selon qu'il était plus chargé ou de cendre ou de terre. Ce prodige surprit mon oncle, qui était très savant, et il le crut digne d'être examiné de plus près. Il commande que l'on appareille sa frégate légère, et me laisse la liberté de le suivre. Je lui répondis que j'aimais mieux étudier ; et par hasard il m'avait lui-même donné quelque chose à écrire. Il sortait de chez lui, ses tablettes à la main, lorsque les troupes de la flotte qui étaient à Rétina, effrayées par la grandeur du danger (car ce bourg est précisément en face Misène, et on ne s'en pouvait sauver que par la mer), vinrent le conjurer de vouloir bien les garantir d'un si affreux péril. Il ne changea pas de dessein et poursuivit avec un courage héroïque ce qu'il n'avait d'abord entrepris que par simple curiosité. Il fait venir des galères, monte lui-même dessus, et part dans le dessein de voir quel secours on pouvait donner, non seulement à Rétina, mais à tous les autres bourgs de cette côte, qui sont en grand nombre à cause de sa beauté. Il se presse d'arriver au lieu d'où tout le monde fuit, et où le péril paraissait plus grand ; mais avec une telle liberté d'esprit, qu'à mesure qu'il apercevait quelque mouvement ou quelque figure extraordinaire dans ce prodige, il faisait ses observations et les dictait. Déjà sur ses vaisseaux volait la cendre plus épaisse et plus chaude à mesure qu'ils approchaient ; déjà tombaient autour d'eux des pierres calcinées et des cailloux tout noirs, tout brûlés, tout pulvérisés par la violence du feu ; déjà la mer semblait refluer, et le rivage devenir inaccessible par des morceaux entiers de montagnes dont il était couvert, lorsque, après s'être arrêté quelques moments, incertain s'il retournerait, il dit à son pilote, qui lui conseillait de gagner la pleine mer : La fortune favorise le courage. Tournez du côté de Pomponianus. Pomponianus était à Stabies, en un endroit séparé par un petit golfe que forme insensiblement la mer sur ces rivages qui se courbent. Là, à la vue du péril, qui était encore éloigné, mais qui semblait s'approcher toujours, il avait retiré tous ses meubles dans ses vaisseaux, et n'attendait pour s'éloigner qu'un vent moins contraire. Mon oncle, à qui ce même vent avait été très favorable, l'aborde, le trouve tout tremblant, l'embrasse, le rassure, l'encourage, et pour dissiper, par sa sécurité, la crainte de son ami, il se fait porter au bain. Après s'être baigné, il se met à table et soupe avec toute sa gaieté, ou (ce qui n'est pas moins grand) avec toutes les apparences de sa gaieté ordinaire. Cependant on voyait luire, de plusieurs endroits du mont de Vésuve, de grandes flammes et des embrasements dont les ténèbres augmentaient l'éclat. Mon oncle, pour rassurer ceux qui l'accompagnaient, leur dit que ce qu'ils voyaient briller, c'étaient des villages que les paysans alarmés avaient abandonnés, et qui étaient restés sans secours. Ensuite il se coucha et dormit d'un profond sommeil ; car, comme il était puissant, on l'entendait ronfler de l'antichambre. Mais enfin la cour, par où on entrait dans son appartement, commençait à se remplir si fort de cendres, que, pour peu qu'il fût resté plus longtemps, il ne lui aurait plus été libre de sortir. On l'éveille ; il sort et va rejoindre Pomponianus et les autres qui avaient veillé. Ils tiennent conseil et délibèrent s'ils se renfermeront dans la maison, ou s'ils tiendront la campagne ; car les maisons étaient tellement ébranlées par les fréquents tremblements de terre, que l'on aurait dit qu'elles étaient arrachées de leurs fondements et remises à leurs places. Hors de la ville, la chute des pierres, quoique légères et desséchées par le feu, était à craindre. Entre ces périls, on choisit la rase campagne. Chez ceux de sa suite, une crainte surmonta l'autre ; chez lui, la raison la plus forte l'emporta sur la plus faible. Ils sortent donc et se couvrent la tête d'oreillers attachés avec des mouchoirs ; ce fut toute la précaution qu'ils prirent contre ce qui tombait d'en haut. Le jour recommençait ailleurs ; nais dans le lieu où ils étaient continuait une nuit, la plus sombre et la plus affreuse de toutes les nuits, et qui n'était un peu dissipée que par la lueur d'un grand nombre de flambeaux et d'autres lumières. On trouva bon de s'approcher du rivage et d'examiner de près ce que la mer permettait de tenter ; mais on la trouva encore fort grosse et fort agitée d'un vent contraire. Là, mon oncle, ayant demandé de l'eau et bu deux fois, se coucha sur un drap qu'il fit étendre. Ensuite des flammes qui parurent plus grandes, et une odeur de soufre qui annonçait leur approche, mirent tout le monde en fuite. Il se lève, appuyé sur deux valets, et dans le moment tombe mort.

Je m'imagine qu'une fumée trop épaisse le suffoqua d'autant plus aisément qu'il avait la poitrine faible, et souvent la respiration embarrassée. Lorsque l'on commença à revoir la lumière (ce qui n'arriva que trois jours après, on retrouva au même endroit son corps entier, couvert de la même robe qu'il avait quand il mourut, et dans la posture plutôt d'un homme qui repose, que d'un homme qui est mort. Pendant ce temps, ma mère et moi nous étions à Misène. Mais cela ne regarde plus votre histoire ; vous ne voulez être informé que de la mort de mon oncle. Je finis donc, et je n'ajoute plus qu'un mot : c'est que je ne vous ai rien dit, que je n'aie ou vu ou appris, dans ces moments où la vérité de l'action qui vient de se passer n'a pu être altérée. C'est à vous de choisir ce qui vous paraîtra plus important. Il y a bien de la différence entre écrire une lettre ou une histoire, entre écrire pour un ami ou pour la postérité. Adieu».

La seconde lettre est moins importante, n'ayant trait qu'à ce qui se passait à Misène où se trouvait l'auteur ; aussi nous contenterons-nous d'en extraire quelques passages.

«Après que mon oncle fut parti, dit Pline le Jeune (4), je continuai l'étude qui m'avait empêché de le suivre. Je pris le bain, je soupai, je me couchai et dormis peu, et d'un sommeil fort interrompu. Pendant plusieurs jours, un tremblement de terre s'était fait sentir et nous avait d'autant moins étonnés, que les bourgades et même les villes de la Campanie y sont fort sujettes. Il redoubla pendant cette nuit avec tant de violence, qu'on eût dit que tout était non pas agité, mais renversé. Il était déjà sept heures du malin, et il ne paraissait encore qu'une lumière faible, comme une espèce de crépuscule. Alors les bâtiments furent ébranlés par de si fortes secousses qu'il n'y eut plus de sûreté à demeurer dans un lieu à la vérité découvert, mais fort étroit. Nous prenons le parti de quitter la ville ; le peuple épouvanté nous suit en foule, nous presse, nous pousse ; et, ce qui dans sa frayeur tient lieu de prudence, chacun ne croit rien de plus sûr que ce qu'il voit faire aux autres. Après que nous fûmes sortis de la ville, nous nous arrêtâmes ; et là, nouveaux prodiges, nouvelles frayeurs. Les voitures que nous avions emmenées avec nous étaient à tout moment si agitées, quoique en pleine campagne, qu'on ne pouvait, même en les appuyant avec de grosses pierres, les arrêter en place. La mer semblait se renverser sur elle-même, et être comme chassée du rivage par l'ébranlement de la terre. Le rivage, en effet, était devenu plus spacieux et se trouvait rempli de différents poissons demeurés à sec sur le sable. A l'opposite, une nue noire et horrible, crevée par des feux qui s'élançaient en serpentant, s'ouvrait et laissait échapper de longues fusées semblables à des éclairs, mais qui étaient beaucoup plus grandes. La cendre commençait à tomber sur nous, quoique en petite quantité. Je tourne la tête et j'aperçois derrière nous une épaisse fumée qui nous suivait, en se répandant sur la terre comme un torrent. Pendant que nous y voyons encore, quittons le grand chemin, dis-je à ma mère, de peur qu'en le suivant, la foule de ceux qui marchent sur nos pas ne nous étouffe dans les ténèbres. A peine étions-nous écartés qu'elles augmentèrent de telle sorte qu'on eût cru être, non pas dans une de ces nuits noires et sans lune, mais dans une chambre où toutes les lumières auraient été éteintes. Il parut une lueur qui nous annonçait, non le retour du jour, mais l'approche du feu qui nous menaçait ; il s'arrêta pourtant loin de nous. L'obscurité revint, et la pluie de cendres recommença et plus forte et plus épaisse. Nous étions réduits à nous lever de temps en temps pour secouer nos habits, et sans cela elle nous eût accablés et engloutis. Enfin cette épaisse et noire vapeur se dissipa peu à peu et se perdit tout à fait comme une fumée ou comme un nuage. Bientôt après parurent le jour et le soleil même, jaunâtre pourtant et tel qu'il a coutume de luire dans une éclipse. Tout se montrait changé à nos yeux encore troublés, et nous ne trouvions rien qui ne fût caché sous des monceaux de cendres, comme sous la neige».


(1)  Stace, Silves, 3


(2)  Pline le Jeune, Epîtres, VI, 16. Traduction par Sacy.


(3)  Le pin d'Italie, ou pin-parasol. Lorsque la fumée du Vésuve prend cette forme, c'est encore aujourd'hui l'annonce d'une violente éruption.

(4)  Pline le Jeune, Epîtres, VI, 20. Traduction par Sacy.