1. Ses origines
  2. Son installation en Grèce
  3. L'extension de ses assimilations
  4. Mythologie - Son enfance
  5. Mythologie - Les orgies
  6. Mythologie - Ses ennemis
  7. Mythologie - Ariane
  8. Mythologie - L'Asie mineure et l'Inde
 
  1. Le dieu du vin
  2. Ses attributs moraux
  3. Ses symboles naturels
  4. Ses symboles fabriqués
  5. Représentations anthropomorphiques
  6. Dionysos, Héra et Athéna
  7. Un dieu de mystères
  8. Dionysos/Bacchus en Italie

Le berceau du culte de Dionysos dans les contrées grecques a été la Thrace mythique, qui s'étendait de la Thessalie aux frontières de l'Attique, et spécialement dans cette région la partie méridionale, les cantons voisins de l'Hélicon et du Parnasse, ainsi que la Béotie. Euripide célèbre encore la Piérie, l'antre Corycien, au sommet du Parnasse, les vallons ombreux de l'Olympe, comme sa résidence favorite. C'est là qu'est située, dans un repli de l'Hélicon, la plus ancienne Nysa doit il soit fait mention, celle que connaissent les poésies homérique, car ce nom de la géographie mythique, transporté avec le culte de Dionysos, fut encore localisé dans une foule de contrées différentes, dans la Thrace hellespontique, en Eubée, à Naxos, en Carie, en Pisidie, en Cappadoce, en Arabie, en Palestine, et enfin, reculant toujours vers l'Orient, dans l'Inde. C'est là que, depuis les temps les plus anciens, nous voyons le dieu adoré par les Myniens à Orchomène, où son culte garda toujours un caractère particulièrement sauvage et l'empreinte de la barbarie primitive, avec ses sacrifices humains, rappelés jusqu'aux temps les plus brillants de la Grèce par la fête des Agrionia, célébrée aussi à Thèbes, transportée à Argos et originairement pareille aux immolations sanglantes qui marquaient le culte du dieu à Chios, à Ténédos et à Lesbos [Omophagia], valant à Dionysos les surnoms significatifs d'Ômêstês, Ômadios et Anthrôporraistês.

La Béotie demeura toujours, d'ailleurs, le théâtre par excellence des aventures de Dionysos ; c'est là que la légende le plus en crédit le faisait naître, bien que la prétention des pays où son culte s'était le plus solidement établi ait désigné ensuite d'autres lieux pour sa naissance, dans la Crète, à Samos, à Naxos, à Elis, à Eleuthères, à Téos, et même dans la Libye ou l'Inde, de telle façon que dans un des hymnes de la collection homérique il est déjà le dieu né dans cent lieux divers. C'est en Béotie qu'il s'était élevé de la simple condition de demi-dieu, de héros, à celle de divinité olympienne. Par sa mère Sémélé, Dionysos est rattaché à l'un des héros éponymes de Thèbes, Cadmus, et cette association remonte certainement à une époque très ancienne, puisque Hérodote admet que ce fut à son commerce avec les descendants de Cadmus de Tyr que Mélampus, l'introducteur mythique du culte de ce dieu dans le Péloponèse, en dut la connaissance. Le mythe de la naissance de Dionysos est totalement thébain dans sa rédaction habituelle.

Les Trieterica du Cithéron [Dionysia] sont célèbres comme les plus antiques fêtes de Dionysos. C'est au milieu de ces orgies qu'est placée la scène de l'histoire de Penthée, de même que, dans sa plus ancienne version, la lutte de Dionysos avec le roi thrace Lycurgue a aussi la Béotie pour théâtre. Thèbes et ses environs sont remplis de sanctuaires du dieu. Dans l'acropole de la Cadmée il en a un sous le nom de Kadmêios, sous la ville un autre où il est qualifié de Lusios, «libérateur», surnom que la légende locale mettait en rapport avec le souvenir d'une lutte des Thébains contre les Thraces, qui n'est pas sans analogie avec celle du dieu lui-même contre Lycurgue. C'est de ce sanctuaire qu'on faisait porter le culte de Dionysos à Corinthe et à Sicyone. Nous rencontrons encore un temple antique du dieu à Potniae, avec la tradition de sacrifices humains primitivement célébrés, un autre à Acroephium sur le mont Ptoon et une fête périodique sur le mont Laphystion.

Cette dernière localité nous amène près de la région du Parnasse, où le culte de Dionysos paraît aussi antique que dans la Béotie proprement dite. Les orgies nocturnes et triétériques fêtées par les Thyades sur le Parnasse, où les femmes se rendaient de toutes les contrées voisines, et même de l'Attique, ne sont pas moins primitives ni moins fameuses que celles du Cithéron [Dionysia]. A Delphes même une tradition locale disait que Dionysos avait été enseveli dans le temple, sous le trépied mantique ou sous l'omphalos, et cette tradition, quoi qu'on ait essayé d'en dire, remontait à une époque très ancienne. Les frontons du même temple réunissaient les images d'Apollon et de Dionysos avec celles de leurs principaux acolytes et la rencontre amicale des deux dieux à Delphes où ils vont se partager les adorations est retracée sur un beau vase peint découvert à Panticapée. En effet, Dionysos et Apollon étaient associés dans la plupart des fêtes de Delphes, comme dans les orgies nocturnes du Parnasse ; dans cette association, Dionysos représentait la religion des plus anciens habitants thraces, Apollon celle des Doriens établis postérieurement ; toutes deux avaient fini par s'unir, malgré la répugnance que les Doriens montrèrent longtemps pour le culte de Dionysos, et cette combinaison était peut-être historiquement l'oeuvre de la colonie crétoise à laquelle on rattachait l'origine du sacerdoce delphique. Dans la Phocide nous rencontrons encore le culte de Dionysos à Amphiclée, et c'est de cette contrée qu'il avait passé dès une époque ancienne, antérieurement à Hésiode, chez les Locriens Ozoles.

Dans les parties de la Thrace mythique qui furent sur le continent grec le berceau de la religion dionysiaque, il faut encore mentionner la Phthiotide, avec l'antique Bacchus de Pagaste et les anciennes orgies du mont Drios, interrompues de bonne heure.

La tradition historique fait passer les Abantes thraces de la Phocide dans l'île d'Eubée ; ils y portèrent avec eux Dionysos, dont le culte prit un développement assez considérable dans cette île pour que le nom de Nysa s'y soit localisé et que la légende du pays ait revendiqué pour l'Eubée même la gloire d'avoir été le théâtre de l'éducation du jeune dieu. Dans les temps postérieurs nous l'y voyons adoré à Anthédon, à Erétrie et à Histiaea.

Welcker est disposé à attribuer également à une colonie d'Abantes l'introduction du culte de Bacchus à Mégare, à cause de la présence du nom d'Alias dans la généalogie de Polyïdus, l'auteur mythique de cette introduction dans les légendes mégariennes. Il y a sans doute un rapprochement à établir entre le premier nom de Mégare, Nisa, conservé dans celui de son port, Nistea, et celui de la Nysa de Bacchus, d'autant plus que l'origine de ce nom est reliée au roi mythique Nisus, fils de Pandion, qui rappelle aussitôt le roi thébain Nisus ou Nysus, mis en rapport avec Dionysos et l'extraction attribuée par Cicéron au Bacchus des triétériques béotiennes, fils, suivant lui, de Nisus et de Thyoné.

L'île de Naxos est signalée comme ayant reçu une colonie des Thraces de la Béotie qui y implantèrent beaucoup des légendes religieuses propres à cette contrée, entre autres celle des Aloadae. Il n'est donc pas extraordinaire de trouver à Naxos un des centres principaux et les plus antiques du culte de Dionysos, qui de là rayonna dans tout l'Archipel. Là encore nous rencontrons une Nysa, là encore on prétendait que le dieu était né et l'on montrait la grotte sacrée qui avait été le théâtre de son éducation. Cette île, que Pline appelle Dionysias, était bien par excellence la terre de Dionysos ; elle lui appartenait tout entière dès avant l'époque de la composition des poésies homériques, et elle était devenue un nouveau foyer de légendes qui enrichirent le cycle des mythes dionysiaques et y tinrent désormais une très grande place.

Les îles de l'Archipel ont été dès l'antiquité célèbres par leur production abondante de vins exquis. Aussi dans presque toutes trouvons-nous répandu dès une époque fort ancienne le culte de Dionysos, propagé de Naxos ou de la Crète et constamment lié au souvenir de l'introduction de la vigne. La religion dionysiaque est générale dans les Cyclades ; à Andros la renommée publique plaçait le siège d'un miracle permanent du dieu, une fontaine qui versait du vin à intervalles périodiques lors de ses fêtes ; il n'est pas jusqu'à Délos dont les légendes locales associent dans une certaine mesure Dionysos et Apollon. Anios, le premier prophète de cette île sacrée, est fils d'Apollon et de la nymphe Rhoeo, la grenade (roia), fille elle-même de Staphylos, la grappe, né de Dionysos ; c'est de son père qu'il reçoit le don de prophétie, mais c'est comme descendant de Dionysos qu'il a pour filles Oeno, Spermo et Elaïs, qui sont douées par ce dernier dieu du pouvoir de changer tout ce qu'elles veulent en vin, en grain ou en huile. Diodore de Sicile fait porter de la Crète la vigne et la connaissance de Dionysos dans les Cyclades méridionales, où nous le voyons en effet adoré à Paros, à Sicinos, à Céos et à Amorgos. En constatant les rites féroces par lesquels on honorait originairement ce dieu à Chios, à Ténédos et à Lesbos [Omophagia], il n'est guère possible de douter que son culte n'y soit venu de la Crète, car ces rites avaient une large place dans les fêtes en l'honneur du Zagreus crétois, et si nous avons vu tout à l'heure des traces nombreuses de leur existence primitive en Béotie [Agrionia], rien ne donne à penser qu'ils se soient jamais naturalisés à Naxos. Au reste, à Chios, île fameuse par ses vins, il s'était formé au sujet de la vigne et des phénomènes de sa maturation, une légende religieuse exclusivement locale et toute particulière, originairement étrangère au cycle de Dionysos et sans doute antérieure à l'introduction de ce dieu venant de la Crète, la fable d'Oenopion et du géant Orion, qui fut ensuite rattachée artificiellement au groupe des légendes bachiques. A LesBos, au contraire, on ne connaissait que le Dieu lui-même, qu'on appelait, par une forme dialectique spéciale, Zonnusos ou Zonnuxos, et dont le culte avait pris un très grand développement dans toute l'île, aussi bien à Mitylène qu'à Methymna, rattachant par une étymologie factice le nom de cette dernière ville, comme on faisait aussi de celui de Méthone, au mot methu, emploi pour désigner le vin comme enivrant.

Après Naxos, le plus ancien centre du culte dionysiaque dans les îles fut certainement Samos, qui prétendait également avoir vu la naissance du dieu. On l'y adora sous le nom de Kechênôs, «à la gueule ouverte», avec une tête de lion, et sous ceux de Gorgyieus, Elygeus et Enorchès. Un des promontoires de l'île était désigné par l'appellation d'Ampélos, «la vigne», et un îlot voisin de Samos rappelait par son nom de Narthécis une des plantes consacrées à Dionysos, la férule (narthêx), qui forme son thyrse. C'étaient les Samiens qui avaient colonisé l'île d'Icaria ou Icaros, dont une des villes portait le nom d'Oenoé, la ville du vin, et ils y avaient implanté avec eux l'adoration de Dionysos ; le promontoire Dracanon à Icaria fut un des lieux où l'on plaça la naissance du dieu et cette tradition est assez ancienne pour figurer dans un des hymnes de la collection homérique. C'est entre Icaria et Naxos qu'on faisait se passer l'aventure de Dionysos avec les pirates Tyrrhéniens qui l'avaient enlevé [voy sect. VI]. A Rhodes, nous trouvons Bacchus très honoré. Enfin nous constatons la propagation de la religion dionysiaque dès une époque reculée jusqu'en Cypre, où elle donnait, à Salamis, naissance à des rites d'un caractère très original.

Si nous tournons enfin vers les îles les plus septentrionales, nous y voyons Lemnos, riche en vins, avec un Dionysos Brisaios, associé aux Cabires et à Héphaestos et au roi Thoas, donné comme le fils du dieu, puis Thisos, où le même Dionysos était adoré, et qui sur ses monnaies atteste son culte pour le dieu qui présidait à ses vignes fameuses. A Thasos le Dionysos hellénique fut bien évidemment apporté par les colons Pariens, mais il est probable qu'il y avait été précédé par le dieu analogue des populations de la Thrace hellespontique, Sabazius.

Il nous faut revenir maintenant sur le continent grec pour y suivre la marche de la religion dionysiaque dans deux pays où son établissement est encore fort antique, bien que postérieur à la fondation du centre de Naxos, et même, paraît-il, de ceux de Samos et d'Icaria, et où cette religion prit un développement considérable en se rattachant aux traditions héroïques locales. En Etolie règne Oeneus, l'homme du vin, chez qui Dionysos reçoit l'hospitalité, devenant l'amant de sa femme Althaea ; certains récits font même naître Déjanire de ces amours, et c'est ainsi que les Ptolémées, qui prétendaient descendre d'Hyllus, fils d'Hercule et de Déjanire, se disaient issus à la fois d'Hercule et de Bacchus. Il est évident que c'est de la Phocide, par l'intermédiaire des Locriens, que la connaissance du dieu dut parvenir en Etolie.

Dans l'Attique, la tradition de la visite de Dionysos et de l'établissement de son culte est étroitement liée à l'introduction de la vigne. Tous ces souvenirs ont pour théâtre un canton assez restreint, la partie septentrionale et montueuse du pays, voisine de la frontière de Béotie. Là sont situés les dèmes, rapprochés les uns des autres, d'Oenoé, la vineuse, des Sémachides et d'Icaria. C'est par les héros éponymes de ces deux derniers dèmes, Sémachos et Icarios que la légende fait recevoir le dieu, et même à son séjour chez Icarios se rattache un mythe très important, tout attique d'origine, celui de ses amours avec Erigone, sur lequel nous reviendrons plus loin [sect. V]. Les noms d'Icarios et d'Icaria semblent prouver que le culte de Dionysos ne pénétra en Attique et que les légendes qui représentaient son introduction comme une visite dont il aurait honoré la contrée, ne s'y formèrent que postérieurement à la propagation du même culte dans les îles et à la création d'un foyer dionysiaque important dans celle d'Icaria ; car le nom de l'île paraît bien avoir été l'origine de celui du dème attique, et par suite de son héros éponyme. Une tradition d'une physionomie un peu plus historique, à Athènes, était celle qui faisait venir de la ville béotienne d'Eleuthères, disputée à certaines époques entre l'Attique et la Béotie le héros Pegasos apportant le culte de Dionysos Eleutheaios, lequel fut falorablement accueilli par le roi Amphictyon ; le nom de Pégasos est certainement en rapport avec pêgê «source», d'autant plus qu'une autre légende parallèle représentait Amphictyon comme ayant appris de Dionysos lui-même le secret du mélange de l'eau et du vin. Au reste, ce n'est pas à cet apostolat parti d'Eleuthères, mais à la fable d'Icarios que les Athéniens reliaient l'origine de leurs Dionysies des champs (Dionusia kat'agrous), la plus ancienne fête du dieu chez eux, la seule que pendant longtemps ils célébrèrent ; car primitivement le culte dionysiaque en Attique fut exclusivement agraire et champêtre, fêté uniquement et dans les dèmes. Les Lénées et les Anthestéries furent d'introduction postérieure ; enfin les grandes Dionysies ou Dionysies de la ville (Dionusia ta en astei), qui remplacèrent une plus antique fête d'Apol1on, sont de date tout à fait tardive, postérieure à Solon, et doivent appartenir à la réforme que fit Pisistrate du culte attique de Dionysos, en lui donnant un caractère civil et politique et en le mettant en rapport avec les cultes de Thèbes et de Naxos [Dionysia].

C'est donc de l'extérieur, de la Béotie, que l'Attique reçut la connaissance de Dionysos, qui n'est pas un de ses dieux primitifs. Mais son culte y prit un très grand développement, et l'Attique devint à son tour un des principaux foyers de la religion dionysiaque, qui y prit une nouvelle physionomie et y opéra une de ses évolutions capitales. C'est là, en effet, principalement à la suite de la réforme religieuse d'Epiménide, que se produisit l'association intime des deux cultes, absolument séparés dans leurs origines, de Dionysos et de Déméter, dans les Antesthéries comme dans les petits mystères d'Agrae et dans les Eleusinies [Eleusinia], et l'identification de Dionysos à l'Iacchus d'Eleusis, par suite, la création définitive du Dionysos mystique [voy. sect. XV], fort différent de l'ancien Dionysos de Thèbes et de Naxos. Il dut beaucoup des traits de sa physionomie du Zagreus crétois, avec lequel il se confondit, et au Sabazius thrace ; c'est sous l'influence de la secte orphique qu'il acheva de se former, vers le temps des Pisistratides [Orphici] ; mais l'Attique resta toujours son berceau, son foyer et le centre de son rayonnement. Grâce à son lien étroit avec les divinités éleusiniennes, on vit alors naître en Attique une légende nouvelle, qui faisait d'Eumolpe, le fondateur mythique des mystères d'Eleusis, un prêtre de Dionysos en même temps que de Déméter, lequel aurait apporté le secret de la culture de la vigne et le culte du dieu du vin aussi bien que celui de la déesse des récoltes. Et même, quand l'influence des Orphiques fut devenue absolument prépondérante dans la religion mystique de Dionysos, on en vint, à Athènes même, jusqu'à représenter Orphée comme ayant fondé l'adoration et les mystères, tout à la fois de Dionysos et de Déméter.

Dans le Péloponèse, en général, l'introduction de Bacchus paraît assez tardive ; son culte s'y présente presque exclusivement sous la forme mystique et dans une certaine opposition avec les cultes proprement achéens et doriens. Un héros spécial, prophète des âges mythiques, Mélampus, est représenté dans la plupart des localités du Péloponèse comme l'introducteur de la religion dionysiaque, dont il personnifie l'établissement.

Le point de cette région où l'adoration de Dionysos semble la plus ancienne est Argos, où on la fait apporter par Mélampus et où on en lie l'introduction à la fable des Proetides ; ce qui en atteste la date reculée, c'est la célébration d'Agrionia à Argos, sur le modèle de celles de la Béotie. Une des images du dieu honorées dans les temples de cette ville était considérée comme apportée de l'Eubée, que nous avons vue être l'un des centres primitifs du culte dionysiaque, par les guerriers argiens revenant de Troie. On distingue, du reste, plusieurs couches successives d'importations étrangères dans les différentes formes de Dionysos qui avaient des autels ou des temples à Argos. Si l'on ne cite aucune tradition précise sur l'origine de la fête dionysiaque appelée Tyrbé qui se célébrait sur les bords de l'Erasinus, le Dionysos Crésios des Argiens porte dans son nom même, aussi bien que dans les légendes qui se rapportaient à son sanctuaire, la marque incontestable de son origine crétoise. Quant au Dionysos des mystères de Lerne, c'est le Dionysos mystique, identifié à Iacchus et associé aux grandes Déesses d'Eleusis, qui avait pris naissance en Attique, et il est d'origine directement éleusinienne comme les mystères où on l'honorait [Eleusinia]. Le culte mystique des grandes Déesses, établi à Argos, s'était de là propagé à Hermione ; le Dionysos Melanaigas, adoré dans cette dernière ville, doit donc être rattaché à la même source que celui des mystères de Lerne. Il en est de même du Dionysos Saotès de Trézène, à cause du caractère mystique et funèbre que son nom exprime euphémiquement [voy. sect. XV].

A Sicyone encore nous rencontrons Mélampus et la fable des Proétides en rapport avec l'introduction du culte de Dionysos. On y adorait principalement ce dieu sous le nom de Lysias, dans un temple fondé, disait-on, par un certain Phanès qui en avait importé l'adoration de Thèbes sur l'ordre de la Pythie ; outre la statue chryséléphantine exécutée dans les beaux siècles de l'art, ce temple possédait une antique idole que l'on faisait sortir une fois par an de sa cachette mystérieuse pour la porter de nuit, dans une procession aux flambeaux que précédait une autre idole de Dionysos Baccheios apportée à Sicyone par Androdamas de Phlionte. Certaines traditions prétendaient que c'était en effet de Phlionte que la connaissance du dieu était venue pour la première fois à Sicyone ; elles reportent, par conséquent, pour origine au foyer d'un des plus anciens parmi les cultes mystiques issus de celui d'Eleusis. Au reste, le nom d'iakcha que l'on donnait à Sicyone aux couronnes bachiques prouve que c'est l'Iacchus éleusinien qui y avait pénétré. Le dualisme de Dionysos Lysios et Baccheios, que nous venons de constater dans cette ville, existait aussi dans un des temples de Corinthe.

C'est de nouveau Mélampus qui est donné pour l'instituteur du culte dionysiaque en Arcadie. Nous y observons ce culte à Tégée, où le dieu recevait le surnom significatif de Mystes ; à Alée, où sa fête s'appelait Scieria ; à Mantinée, où l'on célébrait des orgies en son honneur près de la fontaine des Méliastes ; à Heraea, à Phigalie, enfin à Cynaethé, où l'on célébrait une fête annuelle en son honneur.

Dans la Laconie, l'adoration de Dionysos, bien qu'assez récente, se montre à nous avec un certain développement. Nous y avons les bacchanales du Taygète, célébrées par les femmes lacédémoniennes, et la fable des amours du dieu avec Carya, fille du roi Dion ; à Sparte, diverses formes de Dionysos objets d'un culte, qui est toujours en relation avec celui d'Artémis, le dieu de la colline, Kôlônatas, et celui des marais, en limnais, ainsi que le protecteur de la culture du figuier, Sukitês ; puis le Dionysos d'Amycles, celui de Brysées, celui du mont Larysion auprès de Gythium avec une fête secrète célébrée au printemps, et celui d'Alagonia, associé dans le même temple avec Artémis. A Brasées, chez les Eleuthéro-Lacones, il y avait une tradition locale toute particulière sur l'enfance du dieu, qui en plaçait l'éducation dans le pays même. En Messénie, Cyparissia nous offre une source de Dionysos et le mont Evan se révèle, par son nom tiré du cri Euoi, comme le siège de fêtes bachiques.

Le temple du dieu à Elis est célèbre, ainsi que la fête des Thyia où les femmes de la ville l'invoquaient en qualifiant à la fois de héros et de taureau. A Olympie on racontait que son culte avait été introduit par son propre fils Narkaios. Sur les bords de l'Alphée on adorait Dionysos Leucyanitos.

A Patrae c'était le Dionysos mystique que l'on honore sous le nom d'Aisymnetes, le chef, le directeur. On racontait que son idole, fabriquée par Héphaestos, avait été donnée par Zeus lui-même à Dardanus et enlevée, à la prise de Troie, par le Thessalien Eurypylos. Saisi de maladie pour avoir imprudemment contemplé cette image d'origine divine qu'une ciste cachait aux regards mortels, Eurypylos alla consulter l'oracle de Delphes qui lui commanda de fixer sa demeure et de consacrer la ciste et l'idole là où il rencontrerait un sacrifice célébré suivant des rites étrangers. Arrivé à Aroé en Achaïe, il se considéra comme parvenu au terme indiqué par l'oracle quand il vit le sacrifice humain qu'on y offrait annuellement à Artémis Triclaria. C'est donc là qu'il s'établit et fonda le culte de Dionysos Aisymnétès, abolissant, sur l'ordre de la Pythie, les immolations humaines et recevant sa guérison d'Artémis Sotira. Un temple de Dionysos Aisymnétès fut fondé à Aroé et un autre à Patrae, et chaque année une fête associait les cultes des deux sanctuaires en rappelant l'abolition des anciens sacrifices. Telle était la fable locale que recueillit Pausanias ; on voit qu'elle liait l'adoration de ce Dionysos à celle de l'Artémis Sotira achéenne, étroitement apparentée à la Coré éleusinienne [Diana]. Il en était de même à Pellène, siège d'un culte mystique de Déméter qui se rattachait à la branche de propagation des initiations d'Eleusis en Argolide [Eleusinia] ; là, dans le bois sacré d'Artémis Sotira, on célébrait l'honneur de Dionysos Lampter une fête nocturne aux flambeaux appelée Lampteria. Enfin dans un temple de Patrae il y avait trois idoles de Dionysos, Mesadeus, Antheus et Areus, que lors de la fête on apportait au sanctuaire d'Aisymnetes, et le même dieu était encore adoré à Bura.

Les colons corinthiens portèrent à Corcyre le Dionysos de leur mère-patrie. En Sicile le culte de ce dieu ne se généralisa que très tardivement, et il y fut d'abord exclusivement restreint aux colonies de Chalcis et de Mégare.

Les monnaies de la Naxos sicilienne, colonie de Chalcis d'Eubée, montrent cette ville entièrement consacrée à Bacchus, comme l'île de Naxos, à l'imitation de laquelle elle avait reçu son nom. On voyait à Olympie une image du dieu dédiée par les Sélinontins ; en effet, les monnaies de cette colonie de Mégare attestent qu'elle adorait Dionysos ; mais elles prouvent aussi que la légende du Zagreus crétois y avait pénétré de très bonne heure et y avait été adoptée comme le fond du mythe dionysiaque, car c'est cette légende dont les types de certaines monnaies de Sélinonte représentent un épisode essentiel, les circonstances particulières de la naissance du dieu dans le récit de la Crète.

Je réserve pour une section spéciale à la fin de cet article [sect. XVI], tout ce qui est de la propagation et du développement de la religion dionysiaque dans les colonies grecques de l'Italie méridionale. C'est par cette voie que le culte de Bacchus parvint à Rome.


Article de F. Lenormant